Un insoumis écroué au Cherche-Midi…

Prison militaire de Paris, angle de la rue du Cherche-Midi et du boulevard Raspail.

En 1908, Henri Fabre, journaliste et militant de gauche pacifiste et libertaire fonde Les Hommes du Jour, annales politiques, sociales, littéraires et artistiques.
Dans l’édition du 12 mars 1937 de ce même journal, Pedro Donga fait le récit de l’incarcération d’un insoumis à la cellule 1026 de la prison militaire du Cherche-Midi. L’intérêt de ce texte, présenté comme un reportage illustré, réside dans le fait qu’il permet d’en savoir un peu plus sur une prison méconnue : la prison militaire de Paris (son fonctionnement, la disposition des lieux…) et qu’il rend compte, dans un style imagé, des impressions ressenties par une personne détenue dès les premières heures de son incarcération…

Le Reportage de Pedro Donga…

La voiture cellulaire dévale Montmartre dans un vacarme infernal. Par la lucarne grillagée, j’aperçois le pavé luisant, inégal, et les regards curieux qui essaient de deviner à travers le judas obscur, le « criminel » que je suis. Le Sidi, là-haut, fait claquer son fouet. Je suis projeté de tous côtés. Je commence à me sentir mal à l’aise sur la dure banquette de bois. Une chose me console : le cipal qui me convoie est à la même enseigne. Un brave type d’ailleurs, le cipal. Il m’autorise à fumer et m’offre même du feu.

"Les Hommes du Jour et le Journal du Peuple", édition du 12 mars 1937
– Tu es insoumis ?
– Il paraît

– Bah ! C’est rien. T’auras qu’à demander au juge instructeur ta mise en liberté provisoire. T’en fais pas va, ce soir tu coucheras dans ton pieu.
Enfin les Invalides, la Place.
Après un court interrogatoire qui n’en est pas un, on me fourre dans une pièce étroite, genre salle de police, avec large bas-flanc et barreaux aux fenêtres. Là-haut, au plafond, une ampoule distille une lumière parcimonieuse. Sur les murs, des graffitis qui en disent longs.

Nous sommes quatre là-dedans. Les trois copains sont plutôt miteux. Mal rasés, débraillés au possible, ils font triste mine. Il est 6 heures. La nuit tombe. Il fait froid, il fait faim.

– Penses-tu qu’on va coucher là, fait l’un des trois, un grand diable, maigre, tout ce qu’il y a de plus « salingue ».
– Sûrement qu’ils pensent plus à nous, répond un petit gars, au nez écrasé, avec de grosses lèvres de nègres, celle du dessous barrée d’une profonde cicatrice. M…, je commence à l’avoir à la caille depuis ce matin que j’ai rien briffé. Les vaches…
– Paraît qu’ils vont nous emmener au 24e pour la becquetance, fait le troisième, un rouquin mal bagarré, mais tout ce qu’il y a de plus sympa.
– Tout ça, c’est des conneries ! Moi j’te dis qu’on est là pour une pause.
Je regarde la grande perche et me permets une question :
– Tu es là pourquoi ? Pour insoumission ?
– Il a un rictus dédaigneux :
– Si tu veux ! J’sors de Poissy ce matin.
Deux ans que je viens de tirer. Et toi ?
Je ne veux pas être en reste.
– Ils m’ont « fait » ce matin pour vol. Ils se sont aperçus que j’étais insoumis. (Je prends un air dégagé) :
– Peuh ! Être ici ou à Fresnes !
L’escogriffe me trouve plus sympathique.

Un bruit de verrous tirés me fait tourner la tête. Un sous-off, qui semble porter sur son visage toute la bêtise notoire de son grade, m’interpelle :
– D…, c’est vous ?
– Oui !
– Vous pouvez pas dire « sergent » comme tout le monde ? non ! Allez, suivez-moi.

Prison militaire de Paris, à droite l'entrée donnant sur le boulevard Raspail, à gauche la "sortie", rue du Cherche-Midi.

La prison

Me revoici dans ma petite cage « cahotante ». Mon cipal est moins aimable ce coup-ci. Dame, il est tard ! Il préfèrerait être bien au chaud, les pieds sous la table.
– Où va-t-on, maintenant ?
– Cette question ! Au Cherche-Midi, tiens !!!

Nous y sommes. Au coin du boulevard Raspail et de la rue du Cherche-Midi, un mur. Sur le côté rue, une porte monumentale avec, tout en haut, en lettres dorées : Prison militaire de Paris. C’est la sortie. Sur le côté boulevard, une porte, beaucoup moins importante avec l’inscription : Tribunal militaire. C’est par ici que l’on rentre. C’est cette même porte qui s’entr’ouvre et se referme sur moi. Je suis dans la tôle.

Au premier étage, le greffe. Formalités d’usage. R.A.S., comme on dit en termes militaires. Au second, un long couloir assez crasseux. Devant la quatrième porte, à droite, mon cipal s’arrête et me fait entrer. Il fait chaud ici. Une douce lumière que tamise la fumée des cigarettes. C’est presque « familial ». Dans un coin, quatre gendarmes, dans un raffut joyeux, font une belotte. La corvée de mon mentor est terminée. Les cognes sont bien gentils. Ils m’offrent des cigarettes, une chaise.

Vers 9 heures et demie, je suis appelé chez le juge instructeur. C’est juste la porte en face. Un homme assez jeune, les traits réguliers, énergique, l’air pas très commode. C’est le commandant Pagnat.
– Votre nom ?… Né le ?…
– Vous êtes recherché par les autorités militaires depuis le… pour insoumission.
– Vous avez votre livret militaire sur vous ?
– Non !
– Pourquoi ?
– Je l’ai perdu
– Perdu ? Mais c’est très bien tout ça ! Inutile de me demander votre mise en liberté provisoire. Je vous garde ici jusqu’à ce que vous ayez retrouvé votre livret.

Le commandant est un humoriste : une cellule, vaste champ d’investigations pour se livrer à des recherches.
– De plus, je vous préviens que vous êtes passible du Conseil de guerre et que je ne ferai rien pour entraver la marche de votre affaire. Vous savez ce que ça vaut ! Insoumission : un an de prison, c’est la loi ! Paroles de réconfort dans l’adversité !!! L’interrogatoire n’a pas été long.

Au rez-de-chaussée, un boyau. Tout au bout, une épaisse porte blindée par laquelle je pénètre. Le « tôlier », un juteux, m’inscrit sur son grand registre.

illustration de Pedro Donga dans "Les Hommes du Jour" du 12 mars 1937. Prison militaire de Paris, rue du Cherche-Midi

La fouille. Je suis délesté de mon argent, de mon stylo, de mes crayons, de ma montre, de ma cravate et des lacets. On me laisse mon portefeuille avec les papiers, un mouchoir et le paquet de cigarettes ; mais surtout, pas de feu ! Un sous-off. Trois galons me prend en remorque.

Une cour glaciale. Sur le côté gauche, les cuisines, dans lesquelles on me fait entrer. Quelle ratatouille vais-je manger ? Le chef me laisse là.
– Je viendrai vous chercher dans une demi-heure. Dites-donc, Laplanche, donnez-donc une gamelle et une « louche » à cet homme.
Laplanche, c’est le cuistot qui vient de surgir. C’est un petit gars, trapu, avec une frimousse à la Poulbot. Au total, un brave type avec qui je sympathise de suite. Je lui demande :
– Dis donc, c’est bon, comme cuistance, ici ?
– Ben, mon vieux, pas si moche que tu crois. J’te parle pas de la barbaque qui est infecte, j’peux rien y faire, mais tu goûteras à ma soupe aux légumes. Il m’apporte une pleine gamelle fumante d’une sorte de « garbure » que j’avale de bon cœur. Laplanche s’est assis sur le banc, en face de moi.

– Qu’est-ce que tu as fait ?
– Je suis insoumis.

– Comme moi ! Faut pas t’en faire mon pauvre vieux, va !
– Il y a longtemps que tu es là ?
– Sept semaines. J’attends toujours de passer le « falot » ! Ils se décident pas vite.

Il m’explique son cas. Exactement le mien ! Il a oublié de faire des périodes et négligé de déclarer ses domiciles successifs aux « autorités ». Sept semaines déjà qu’il est là à cause de ça ; et combien y restera-t-il encore avant que le Conseil de Guerre ne décide de son sort ? Ça promet pour moi, qui suis dans le même pétrin.

La cellule 1026

– Qu’est-ce que tu fais comme métier ?
– Je travaille dans les journaux, et toi ?
– Je suis marchand de quatre-saisons. Quand « ils » m’ont poiré, je tenais un étal au marché aux poissons à Marseille. Maintenant, tout est foutu ! Ah les …
Il s’arrête net. La porte vient de s’ouvrir. C’est le chef, avec ses clés brodées sur le col de la capote, qui vient me chercher.

Nous traversons des cours endormies dans la nuit. Il gèle à pierre-fendre. Mon garde-chiourme ouvre des portes qu’il verrouille aussitôt derrière nous. Devant nous, un haut bâtiment, gigantesque tâche noire sur le ciel obscur. De nouveau, une porte blindée qui s’ouvre. Un escalier en ciment, humide, sinistre. Au 2e étage, re… porte blindée. Ce doit être « durail », pour jouer la file de l’air ici ! Et c’est le couloir interminable des cellules. Un couloir hallucinant, genre « Docteur Caligari ». Mes pas résonnent dans le silence écrasant.

illustration de Pedro Donga dans "Les Hommes du Jour" du 12 mars 1937. Prison militaire de Paris, rue du Cherche-Midi

À droite, à gauche, des portes, encore des portes, avec d’énormes verrous, percées d’un minuscule judas. L’une de ces portes, épaisse comme la main, est ouverte. Un numéro peint en blanc sur le fer sombre : 1.026. C’est mon « appartement ».

– Dès que vous êtes entré, vous devez vous tenir au garde-à-vous au pied du lit jusqu’à ce que vous soyez verrouillé.
Réveil à 6 heures.
– Lorsqu’on ouvrira votre cellule, vous devrez être tout habillé, au garde-à-vous comme maintenant.
– Défense absolue de faire un bruit quelconque.
– Là, dans un coin, vous avez un seau avec de l’eau, que vous viderez chaque matin.
– C’est tout pour l’instant.

Cric, crac ! Je suis seul. Il ne me reste plus qu’à méditer sur les dix commandements du parfait détenu que m’a récité mon cerbère. Je suis dans l’obscurité complète. À tâtons, je m’étends tout habillé sur l’étroit grabat rembourré de noyaux de pêches. Je m’enveloppe de mon mieux dans mon pardessus, et jette sur moi l’unique couverture « pur coton » (je sens ça au toucher). Pas question de se déshabiller.

Dormir ? Rien à faire. Il fait trop froid. Je grelotte, mes pieds sont comme de la glace. Combien de nuits vais-je passer ici ? Si j’en crois Laplanche, je n’ai pas fini de claquer des dents. Jusqu’ici, j’ai vécu cette journée en curieux. Ça m’a plutôt amusé ! Je le sens surtout à présent, j’ai été mon propre spectateur. Je n’ai pas pu me figurer encore que c’est moi qui vivais l’aventure. Mais le froid est là pour me le rappeler. Et je commence à trouver que c’est moins drôle. Mes reins sont en compote. Je n’ose pas bouger tellement je suis à l’étroit. Comment vais-je me tirer de là ? Car je n’envisage pas une seconde un séjour prolongé dans ce château. La nuit est longue, longue. Le jour ne viendra donc jamais ? Enfin, une vague lueur. Je commence à voir clair.

Oui, les murs sont tout blancs. Que le plafond est haut ! À 4 m.50 au moins. Je me lève, je fais un pas gymnastique sur place, car c’est un peu étroit pour faire les cent pas. J’ai mesuré exactement ma cellule avec la main : 2 m.20 de long, 1 m.40 de large. Tout ce qu’il y a de spacieux en somme. Dans le mur du fond, à 3 mètres du parquet en ciment, une large lucarne, armée d’épais barreaux. Il devait y avoir des carreaux dans le temps. Il n’y en a plus ! C’est bien ma veine !

Dans le sens de la longueur, le « lit » : une planche sur quatre montants en fer, avec de la paille tassée dans une toile de sac. Tiens, il y a un « sac à viande ». Au bout de la couchette, contre le mur, le fameux seau d’eau, et un balai. C’est strictement tout !

Une sirène. Un coup de sifflet. C’est le réveil. Un bruit de pas, un cliquetis de clés. On ouvre les cellules. Je me place au pied du lit, les talons joints, la tête découverte.
Ma porte est ouverte. Un second coup de sifflet et je sors dans le couloir. J’aperçois la longue file des « copains » qui sont au garde-à-vous sur deux rangs, chacun devant sa porte, le seau dans une main, la gamelle dans l’autre. N. de D…, j’oubliais ma gamelle. Je bondis dans ma cellule. Quand j’en ressors, un gardien est devant moi.

– Qui vous a permis de rompre les rangs ?
– J’avais oublié ma…
M’en fous ! Vous m’ferez une heure de « mitard » tout à l’heure.
« Mitard » ? Ça ne me dit rien du tout ce mot-là. Qu’est-ce que ça peut être ? Bah ! On verra bien !!!
En rangs, nous descendons. Une cour, étroite et longue.
– Section… halte ! À droite… droite !!!

À l’appel.
– Dubosc ?
– Présent !
– Mascaron ?
– Présent !
Nous sommes une cinquantaine. Une bonne engueulade de l’adjudant, parce que les ordres ne sont pas assez vite exécutés, et les rangs sont rompus. Tous se précipitent vers la fontaine pour faire une toilette sommaire, car il fait plutôt frisquet. Je vide mon seau comme les autres et le mets contre le mur. Puis je me lave. Mais comment s’essuyer, on n’a pas de serviette. Les pans de la chemise sont là pour un coup. J’assiste alors à un petit remue-ménage qui ne manque pas de pittoresque.

(À suivre.)
Textes et dessins de Donga.
« Les Hommes du Jour et le Journal du Peuple », 12 mars 1937.

Ce récit, amicalement transmis par Lucien Logette, a fait l’objet d’une suite… que je ne suis parvenu à retrouver [sur Gallica (la bibliothèque numérique de la BNF), seules les années 1908 à 1916 sont en ligne]. Merci à qui trouvera l’édition du 19 mars 1937 et me la communiquera.

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Crédit photos :

– Photo du début d’article : Gallica (Agence Meurisse), lien.
– Photo de la prison du Cherche-Midi avec l’homme à vélo : Site Paris Révolutionnaire, lien.
– Illustrations de Pedro Donga, « Cellule 1026 au Cherche-Midi » in Les Hommes du Jour et le Journal du Peuple du 12 mars 1937.

2 Commentaires de l'article “Un insoumis écroué au Cherche-Midi…”

  1. Bonjour,
    Je voulais savoir si vous avez écrit autre chose sur la prison du Cherche-midi. J’enquête sur la détention en 1914 de Vietnamiens accusés de complot contre la sûreté de l’état et qui y furent détenus jusqu’en 1915… connaissez-vous cette période de la Première guerre pour cette prison.
    Merci, tout renseignement me sera précieux…

  2. Jacky Tronel dit :

    Bonjour,
    Au sujet de la prison du Cherche-Midi, j’ai très peu travaillé sur la période de la Première mondiale…
    Les archives de la sous-série 13 J (Justice militaire) du Service historique de la Défense, département de l’armée de terre, à Vincennes, vous en diront plus.
    JT

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