Intoxication et propagande noire en Dordogne : opération SS Skorpion West
Par Jacky Tronel | dimanche 2 août 2015 | Catégorie : ACTUALITÉS, Dernières parutions | Pas de commentaireLe fait est peu connu, il exista durant les mois de juin et juillet 1944, en Dordogne, une redoutable unité de propagande SS qui opéra dans le sillage de la 11e Panzer Division. Il s’agissait de la cellule SS « Kurt Eggers » qui fut chargée d’intoxiquer la Résistance et les populations civiles par l’activation de l’opération « Skorpion West ».
Cet article, signé Patrice Rolli, est extrait du dernier livre que l’historien périgourdin vient de publier [lien] :
L’occupation allemande en Périgord, photographies et documents (1939-1945), éditions L’Histoire en partage, juin 2015.
Légende photo : Jacob Rauen, agent du SD de Périgueux, pose devant le siège du Sicherheitsdienst (service de sécurité) avec le drapeau pris au groupe Roland lors de l’attaque du château de la Feuillade, le 22 juin 1944. À gauche, François Collin (agent français du SD fusillé le 21 juillet 1945). © Photo collection DCJM / Patrice Rolli.
Intoxication et propagande noire en Dordogne :
opération SS Skorpion West (juin-juillet 1944)
L’unité Kurt Eggers [écrivain, poète, auteur-compositeur et dramaturge proche du régime nazi, Kurt Eggers servit comme soldat et correspondant de guerre avant d’être tué sur le front de l’Est en 1943], qui avait été fondée à la fin de l’année 1943, était chargée de créer, éditer et distribuer la propagande allemande sur les différents fronts afin de saper le moral des troupes ennemies et de la Résistance. La particularité de l’opération Skorpion West était de se livrer avec une grande habileté à des actions de propagande noire en diffusant des informations qui avaient toutes les apparences d’un message bienveillant, voire amical, alors qu’il était en fait totalement hostile et cynique.
Ce n’est pas sans raison que cette unité d’intoxication avait engagé une opération portant le nom de Skorpion West. Comme l’animal, elle pouvait inoculer un poison mortel au sein même de la structure organique de ses ennemis : celui du doute et de l’abolition de toute velléité de résistance. En effet, les tracts émis par Skorpion West pouvaient avoir un redoutable impact dévastateur sur des individus particulièrement fragilisés par un contexte de terreur et de guerre totale dans lequel ils ont été plongés au cours de l’été 1944.
Les tracts composés par les agents subversifs de l’opération Skorpion West furent souvent signés par l’inscription SW suivie d’une numérotation qui indique la chronologie de leur fabrication. Les plus marquants sont certainement ceux qui furent diffusés après la destruction de Mouleydier et la « libération » des prisonniers du maquis par les troupes allemandes.
Pour en savoir plus sur cette tragédie, lire sur ce blog :
Juin 1944 : Mouleydier, un Oradour-sur-Glane en Périgord… ici
Skorpion West en action après la destruction de Mouleydier :
1- « Voilà le communisme »
Quelques jours après la destruction quasi complète de Mouleydier le 21 juin 1944, la propagande allemande mit au point deux séries de tracts chargés de légitimer l’action de l’occupant en discréditant la Résistance.
Sur l’un d’entre eux intitulé « Villages en flammes », on voit plusieurs photographies représentant une maison qui brûle sous laquelle on peut reconnaître une habitante de Mouleydier, Denise Lareine, qui tient dans ses bras sa petite fille Maryvonne. Sur la droite, sont assis d’autres habitants complètement désemparés.
L’objectif de Skorpion West était alors de dramatiser à l’extrême les événements dont avaient été victimes les populations, en particulier les femmes et les enfants. Le responsable de tous ces malheurs était désigné par un constat qui se voulait sans appel : « Vues du village de Mouleydier où le maquis avait réparti, dans les maisons, d’importants dépôts d’explosifs, d’armes et de munitions ».
Puis, étaient scandées de terrifiantes accusations : « Vol, viol, meurtre, terreur ! » suivies d’une conclusion qui ne laissait planer aucun doute : « Voilà le communisme ».
Hormis le fait que la majorité des maquisards qui ont défendu Mouleydier n’était pas d’obédience communiste, la propagande allemande justifiait la destruction du village par la présence dans les habitations d’une grande quantité de matériel de guerre. Ce sont les mêmes arguments qui furent avancés pour légitimer la destruction d’Oradour sur Glane et le massacre de 642 civils quelques jours plus tôt, le 10 juin 1944.
2- « Le chaos ou l’ordre »
Le deuxième tract pose la question suivante : « Le chaos ou l’ordre ? »
Le chaos revêt ici les traits d’un maquisard à la mine patibulaire, cigarette à la bouche et mitraillette à la main, posant devant deux cadavres qui donnent l’impression d’avoir été suppliciés avant d’être exécutés. Au second plan, un village que l’on suppose être Mouleydier disparaît dans les flammes.
Le texte contenu au verso justifia une fois de plus l’intervention des troupes allemandes dans le village. Les SS expliquèrent que la population du village s’était retrouvée mise en coupe réglée par des hordes de bandits qui n’hésitèrent pas à mobiliser pour leurs intérêts criminels toute la population du village contre sa volonté en abolissant toute autorité municipale au profit de la loi du Soviet. Le chef des « bandits » était présenté à dessein comme un ancien membre des Brigades internationales, « auteur de huit meurtres », qui affamait la population pour son profit et celui de ses lieutenants. Ce chef de bande incarnait le mal absolu, l’étranger « rouge » et assassin qui règne par la terreur, les « assassinats et les vols » dans la région.
C’est donc pour protéger les populations civiles, et non les réprimer, que serait intervenue l’armée allemande.
Dans un discours bien rôdé, les services de propagande accusaient de nouveau la Résistance d’être responsable de l’incendie du village à cause de la présence de munitions qui explosèrent lors des premiers tirs allemands sur le village. Or, il n’y a jamais eu de combat à Mouleydier, mais seulement des barrages installés à proximité.
Enfin, la destruction de Mouleydier est présentée d’une manière ambiguë et inquiétante par les spécialistes de la guerre subversive. Car, sous couvert d’un ton bienveillant et protecteur, cet épisode dramatique est habilement érigé en exemple pour les populations des autres villes et villages qui abriteraient des maquisards et qui ne préviendraient pas immédiatement les autorités allemandes. Le tract se terminait par les propos suivants écrits à l’encre rouge sang : « Et vous sauverez ainsi vos maisons, vos fermes et vos vies ! » La menace d’un autre Mouleydier était à peine voilée…
3- Skorpion West et la « libération » des prisonniers du maquis :
« On préparait le Katyn de la Dordogne ! » (Bergerac, 25 juin 1944)
Le 25 juin 1944, les autorités allemandes orchestrèrent une pompeuse cérémonie de propagande sur la place de l’Église à Bergerac en présence du sous-préfet et du Maire. Elles « libérèrent » officiellement ce jour-là près de 180 personnes qui avaient été arrêtées par la Résistance comme collaborateurs présumés et internées au camp de Mauzac [prison militaire] au cours de la période du 9 juin au 21 juin 1944. À cette date, les résistants avaient dû abandonner le camp à cause de la poussée des blindés allemands de la 11e Panzer Division sur Mouleydier et Pressignac-Vicq. Ils s’étaient alors repliés avec leurs prisonniers qu’ils avaient enfermés dans un bâtiment de l’entrepôt des tabacs à Saint-Cyprien avant de devoir quitter les lieux précipitamment sous la pression des troupes allemandes.
C’est là que la Wehrmacht les « délivra à la dernière minute » « alors qu’ils étaient en train de creuser leur tombe » selon les propos employés dans un nouveau tract produit par les SS de l’opération Skorpion West pour qui l’événement fournissait un excellent prétexte à l’instrumentation d’une nouvelle action d’intoxication.
L’intitulé du tract, « On préparait le Katyn de la Dordogne ! » est particulièrement frappant. Il fait référence au massacre de la forêt de Katyn, où plusieurs milliers de Polonais (militaire et intellectuels) considérés comme hostiles à l’Union soviétique furent exécutés au printemps 1940 par des agents du NKVD, la police politique de Staline.
Les SS comparèrent à dessein le sort des Polonais exécutés par les soviétiques aux « 180 habitants de Bergerac et des environs » qui étaient, selon eux, également promis à une mort certaine si l’armée allemande, présentée comme la garante de « la liberté de parler ferme et clair », n’était pas intervenue à temps pour les libérer. Une liberté de parole accordée aux chantres de la cause allemande à qui il était fortement recommandé de relater avec force détails à tous leurs proches et leurs compatriotes les « souffrances et les mauvais traitements » qu’ils avaient prétendument subis dans le maquis, avant de les engager « à ne plus retomber dans ces folies qui ne font qu’ensanglanter la France ».
Il était également recommandé aux « libérés » de se faire les ardents messagers de la propagande allemande en relayant l’information selon laquelle « le Commandant en chef des Troupes allemandes de la région offre à tout bon français qui reconnaît s’être trompé et qui viendra se rendre loyalement aux troupes allemandes en livrant ses armes, l’assurance d’une amnistie complète ». Il s’agissait, là encore, d’une manipulation visant à semer le trouble dans les rangs de la Résistance en faisant croire que les maquisards pouvaient déposer les armes sans crainte.
Encore une fois, les SS de Skorpion West adoptaient avec habileté une attitude qui mêlait conciliation et fermeté, proclamant « que quiconque poursuivra la lutte et ne déposera pas immédiatement les armes, sera considéré comme franc-tireur et sera fusillé sans rémission ». Ils ajoutaient que « les troupes allemandes poursuivront sans répit la lutte contre les rebelles du maquis jusqu’à épuration complète », le terme d’épuration ayant été « retourné » et s’appliquant ici aux maquisards.
Enfin, le tract se concluait une phrase adressée aux ex-prisonniers de Mauzac : « Et maintenant mes amis, au Travail et vive la France. »
Aussi redoutable qu’elle fût, la guerre subversive menée par la cellule SS Skorpion West n’en demeura pas moins un échec. Car si elle avait semé le doute dans les esprits en distillant le venin du doute et de la calomnie, elle ne parvint jamais véritablement à briser le moral de la population et la détermination de la Résistance à casser les chaînes d’une oppression qui touchait à sa fin.
L’hebdomadaire Dordogne-Sud du samedi 28 avril 1945 titrait : « Des photos truquées, des tracts mensongers… Des photos véridiques, des documents irréfutables »
L’occupation allemande en Périgord.
Photographies et documents (1939-1945)
Présentation de l’auteur :
En juin 1940, la France sombra dans le chaos après l’effondrement de son armée devant la supériorité des troupes allemandes. La partie ouest de la Dordogne fut alors occupée massivement par des soldats qui s’installèrent dans de nombreux villages.
À partir du 11 novembre 1942, ce fut l’ensemble de la zone dite libre qui fut occupée à son tour. L’armée allemande prit possession des casernes de Périgueux et de Bergerac ainsi que de l’aérodrome de Roumanière. Le Sipo-SD, la sinistre police allemande connue sous le nom de « Gestapo », réquisitionna les locaux du Crédit Lyonnais de la préfecture de la Dordogne. Ces lieux devinrent le symbole de l’oppression et de la terreur nazies.
L’année 1944 se caractérisa par la montée en puissance de la Résistance et l’intervention massive de troupes allemandes chargées de la combattre. C’est ainsi que des unités comme la division Brehmer et la 11e division blindée semèrent l’effroi dans le département en perpétrant des crimes de masse et en rayant de la carte des villages entiers. À l’emploi de la violence armée, l’occupant ajouta celle de la guerre psychologique et de la subversion orchestrées par une redoutable cellule SS de propagande qui fut chargée de semer le trouble dans les esprits.
L’auteur présente pour la première fois dans cet ouvrage de nombreuses photographies et documents inédits relégués pour la plupart d’entre eux dans les caves et les greniers d’outre-Rhin depuis près de 70 ans. Ils constituent un intérêt historique majeur pour la compréhension de ce que fut l’occupation allemande en Périgord.
Patrice Rolli, en compagnie de Pierre Bellemare,
à Monpazier, le 19/12/2014
Patrice Rolli est diplômé en Histoire (Université Bordeaux III), Ethnologie-Anthropologie (Université Bordeaux II) et Histoire des civilisations (École des hautes études en sciences sociales, EHESS, Paris).
Il est également l’auteur des ouvrages Le Périgord dans la Seconde Guerre mondiale et La Phalange nord-africaine en Dordogne : histoire d’une alliance entre la pègre et la Gestapo (15 mars-19 août 1944).
Éditions L’Histoire en partage, 15 rue Edison, 24750 Boulazac.
240 pages, 277 photographies et documents.
Pour commander l’ouvrage de Patrice Rolli, suivez ce lien : ici