« Les Français internés à Gurs de juin à décembre 1940 »
Par Jacky Tronel | vendredi 26 avril 2013 | Catégorie : ACTUALITÉS, Dernières parutions | 2 commentairesDans son bulletin trimestriel de mars 2013, l’Amicale du camp de Gurs publie la synthèse d’un texte à paraître très prochainement dans la revue d’histoire Arkheia. L’introduction est de Claude Laharie, historien et secrétaire général de l’Amicale du camp de Gurs…
Le camp de Gurs est surtout connu pour avoir « accueilli », dès le mois d’avril 1939, des républicains espagnols puis des Juifs allemands, autrichiens et polonais. On sait moins qu’il a été le lieu de repli de la prison militaire de Paris, du 21 juin au 6 novembre 1940, et celui de la prison militaire de Bordeaux, du 30 juin au 25 juillet 1940, ainsi que d’une prison belge. Une autre période du camp béarnais demeure méconnue : il s’agit de celle qui va du 8 juillet au 31 décembre 1940 et qui voit s’installer, à l’îlot D, le « Centre de séjour surveillé du camp de Gurs » destiné aux « indésirables français » des départements des Basses-Pyrénées, des Landes, de la Gironde et de la Charente-Inférieure, faisant l’objet d’une mesure d’internement administratif en vertu du décret-loi du 18 novembre 1939…
… Suit le texte intégral de l’article paru dans le bulletin de l’amicale du camp de Gurs, mars 2013, p. 14-20 :
« Du 21 juin au 30 décembre 1940, plusieurs centaines d’“ indésirables ”, de “ cas spéciaux ” et de “ préventionnaires ” ont été internés au camp de Gurs. Qui étaient-ils et quel était leur statut ?
Les « préventionnaires de l’îlot B »
L’administration du camp de Gurs utilise le néologisme “ préventionnaires ” pour désigner les prisonniers en détention préventive. Il s’agit de détenus justiciables des tribunaux militaires. La plupart ont fait l’objet d’un mandat de dépôt avant d’être écroués à la prison militaire de Paris (au Cherche-Midi ou à l’annexe de la Santé) ou bien à la prison militaire de Bordeaux (à la caserne Boudet ou au quartier militaire de la maison d’arrêt du Fort du Hâ). Les quelques détenus déjà jugés et condamnés se trouvant parmi eux sont également qualifiés de “ préventionnaires ”. Parmi ces prisonniers, on trouve des “ politiques ”, des “ réfractaires à l’Armée ” (déserteurs, insoumis…) ainsi que des militaires présumés coupables de délits de droit commun. En raison de la nature de cette population comptant une forte proportion de communistes et de syndicalistes, les prisons militaires de Paris puis de Bordeaux sont, à partir du 10 juin 1940 et sur ordre du ministre de l’Intérieur Georges Mandel, “ repliées ” plus au sud, jusqu’au camp de Gurs.
Ceux du premier groupe – ils sont 1 865 au départ de Paris – quittent la capitale entre le 10 et le 12 juin. Le capitaine Kersaudy, commandant la prison militaire de Paris, rédige un rapport résumant assez bien les conditions chaotiques de leur repli : “ En exécution d’un message téléphonique de la Région de Paris, la Prison Militaire de cette ville s’est repliée [au camp des Groües] avec son personnel et quelques détenus écroués depuis 2 jours, le 13 juin 1940 à 12 heures. Les autres détenus du Cherche-Midi et de la Santé avaient été transférés deux jours avant aux Camps des Groües [près d’Orléans] et de Cepoy [près de Montargis]. Le 15 juin 1940, à 19 h. 30, le camp des Groües a dû se replier en raison de l’évacuation de la ville d’Orléans. Il a fait route à pied jusqu’à Jouy-le-Potier où les détenus ont pris le camion pour se rendre au Camp d’Avord [près de Bourges]. Les quelques éléments du Camp de Cepoy se sont incorporés avec les détenus du Camp des Groües.
Arrivée au Camp d’Avord le 17 juin 1940 à 3 heures. Départ précipité sous menaces de bombardements du Camp d’Avord le même jour, à 11 h. 30, pour prendre la direction de Bordeaux. En arrivant à Bordeaux, ordre a été donné de continuer la route en direction du camp de Gurs (Basses-Pyrénées). Le détachement est arrivé à Gurs le 21 juin 1940, à 11 h. 30, et la Prison Militaire de Paris s’est installée à l’îlot B dans des baraques inconfortables (une vingtaine). Ce voyage du Camp des Groües à celui de Gurs a duré 5 jours. L’appel fait à l’arrivée à ce dernier camp, l’effectif des détenus est de 1.020 détenus [919 prévenus et 101 condamnés]. J’ajoute que 10 condamnés à mort ont été écroués à la Prison Militaire de Bordeaux lors du passage du détachement dans cette ville ”.
Les “ préventionnaires ” du second groupe arrivent à la fin du mois de juin 1940, en provenance de Bordeaux. Ce sont les prévenus de la 18e région militaire. Dans le rapport de l’officier de Justice militaire Soulié, commissaire du Gouvernement près le tribunal militaire permanent de la 18e région repliée à Oloron-Sainte-Marie, on apprend qu’au départ le groupe se compose de 155 prisonniers ainsi répartis : 136 prisonniers issus du quartier militaire de la maison d’arrêt de Bordeaux (le Fort du Hâ) auxquels viennent s’ajouter 14 prévenus isolés rattachés au Dépôt d’infanterie n° 181, plus 5 condamnés à mort écroués à la caserne Boudet, siège provisoire de la prison militaire de Bordeaux. Le transfert de ce groupe de prisonniers est mouvementé. En gare de Bordeaux, profitant de la confusion générale suscitée par l’embarquement simultané de troupes, 9 prévenus parviennent à s’évader. Un peu plus tard en gare d’Orthez, au moment de franchir la ligne de démarcation, l’un des 5 condamnés à mort (l’Alsacien René Spieth) interpelle les soldats allemands qui patrouillent dans la gare. Il obtient sa libération sur le champ ainsi que celle de ses quatre codétenus : Jacques Ferréa, Charles Masson, Raymond Verdaguer et Otto Weil.
Les Bordelais arrivent au camp de Gurs le 30 juin 1940. Ils sont affectés à l’îlot B et passent sous commandement du capitaine Kersaudy. Le 10 juillet, les “ préventionnaires ” sont 1 139 et se répartissent ainsi : 1 010 relèvent de la prison militaire de Paris tandis que 129 sont rattachés à celle de Bordeaux. Le 24 juillet, la décision est prise de transférer les “ préventionnaires bordelais ”, justiciables du tribunal militaire de la 18e région. Le lendemain, l’autorité militaire procède à la formation de la “ Prison militaire de Bordeaux repliée au Camp de Billère ” (près de Pau), placée sous le commandement du sous-lieutenant Chiaramonti. L’effectif est de 130 prisonniers.
Le nombre des “ préventionnaires parisiens ” baisse progressivement à mesure qu’ils comparaissent devant le tribunal militaire de Paris finalement replié à Périgueux. À moins de bénéficier d’un non-lieu à l’issue de leur jugement, ils sont écroués dans l’une des prisons militaires du département de la Dordogne : Bergerac, Mauzac ou Nontron.
Le 21 juin 1940, les “ préventionnaires ” présents à l’îlot B du camp de Gurs sont au nombre de 1 020 ; 1 139 le 10 juillet (après l’arrivée des Bordelais) ; 985 le 31 juillet ; 860 le 24 août ; 740 le 21 septembre ; 436 le 26 octobre et 420 le 6 novembre, jour de leur transfert définitif sur la prison militaire de Mauzac.
Les « cas spéciaux de l’îlot D »
Il s’agit d’internés administratifs. Ce sont eux les “ indésirables français ”. Ils sont parfois désignés sous leurs seules initiales : “ I.F. ”. Sur les feuilles de mouvements hebdomadaires, l’administration du camp les nomme “ cas spéciaux ”. Leur statut n’a rien à voir avec celui des détenus issus des prisons de Paris et de Bordeaux. Tandis que les “ préventionnaires ” sont placés sous contrôle de l’autorité militaire, les “ indésirables français ”, quant à eux, relèvent de l’Intérieur, via les préfets. C’est d’autant plus vrai à partir du 1er novembre 1940. Le ministre de l’Intérieur se voit en effet confier l’administration, l’encadrement et la garde des centres de séjour surveillé, jusque-là assurés par l’autorité militaire. Alors que les “ préventionnaires ” font l’objet d’une condamnation pour une durée fixée par jugement, c’est au préfet que revient la responsabilité d’interner les “ indésirables ”, aussi longtemps qu’il le juge nécessaire au motif du maintien de l’ordre public.
Dès le 8 décembre 1939, le ministre de la Défense nationale et de la Guerre prescrit l’installation de deux centres de séjour surveillé par région militaire “ l’un réservé aux repris de justice ou gens sans aveu, c’est-à-dire aux individus que les préfets estimeront devoir mettre en séjour surveillé principalement pour des motifs de sécurité publique, l’autre destiné aux individus suspects du point de vue national (propagande extrémiste, action antinationale, etc) ”.
Toutefois, l’insuffisance de lieux d’internement rend l’instruction difficile à appliquer. Au camp de Gurs, “ repris de justice ” et “ politiques ” sont mélangés. Cette promiscuité est vécue péniblement par ces derniers, ainsi qu’en témoigne cet appel au secours adressé vers la mi-novembre 1940 au préfet de Haute-Garonne : “ Nous sommes au camp de Gurs 90 détenus français internés administrativement sur 114 au total. Les 24 autres détenus sont des droits communs ou souteneurs notables. Parqués dans deux baraques, infectes, étroitement entourées de fil de fer barbelé, qui étaient destinées aux représailles des indisciplinés du camp. Ce mélange de gens honnêtes puisqu’aucune inculpation ne pèse sur nous, avec la menace, la présence parmi nous d’anciens combattants tuberculeux, le manque de soins, l’absence totale d’hygiène, l’insuffisance de nourriture, nous placent dans un état moral et physique propice à toutes les maladies. Mais aux rigueurs incompréhensibles du camp à notre égard, vient s’ajouter une bien plus terrible épidémie capable d’émouvoir tous les gens de cœur : le camp de Gurs a reçu des milliers de Juifs allemands, expulsés d’Allemagne. De tout âge et des 2 sexes, ceux-ci enregistrent dès les premiers jours une mortalité assez grande. On mit cela sur le compte de la fatigue, de la dépression physique et morale. Mais cette mortalité au lieu de dégressir [sic] va en s’accentuant de jour en jour, et le nombre des morts atteint et dépasse la vingtaine chaque jour. Le service de santé accuse une épidémie caractérisée de typhoïde, l’eau ne peut plus se consommer que bouillie et une analyse a été ordonnée. Les cercueils ne sont pas construits en assez grand nombre d’où la nécessité d’entreposer les cadavres dans des baraques de l’îlot B. La morgue ne pouvant les contenir tous, les rats qui pullulent dans le camp mordent et mangent les cadavres, malgré la garde constante des gardiens mobiles chargés de les chasser nuit et jour. Nous sommes en contact direct avec les Juifs allemands. Les rats circulent d’un îlot à l’autre apportant partout le microbe mortel. Le service de santé manque de médicaments, nous ne touchons pas du vin et on nous interdit la livraison au Camp. Tout dans la situation qui nous est faite dans le camp nous prédispose à l’épidémie qui fait des ravages chez les Allemands et si notre transfert dans un autre camp n’intervient pas assez vite, on aura fait d’un séjour surveillé auquel nous devrions prétendre en vertu même des circulaires qui nous régissent – mais qui en réalité est pour nous un camp de représailles – le cercueil de pères de familles françaises, d’anciens combattants médaillés ayant à plusieurs reprises démontré leur attachement à la France, à leur pays ”.
Le centre de séjour surveillé du camp de Gurs
Les “ indésirables français ” arrivent au camp de Gurs à partir du 8 juillet 1940, en provenance de la prison de Dax. Ils occupent les baraques 17 à 20 de l’îlot D, nouveau siège du centre de séjour surveillé affecté à la 18e région militaire. L’administration du camp cherche à se séparer à tout prix de ces encombrants pensionnaires.
Le 9 septembre, le transfert de “ 85 Français communistes ” sur le camp de Buzet-sur-Baïse (Lot-et-Garonne) est évoqué dans un courrier du Général Laurent.
Le 23 octobre, le transfert annoncé n’ayant toujours pas eu lieu, le préfet se montre plus insistant : “ Je vous serais reconnaissant de vouloir bien faire tout ce qui dépendra de vous pour que le transfert à Buzet-sur-Baïse (décidé par le Général Commandant la 17e Région depuis un certain temps) s’effectue dans les moindres délais. L’arrivée au camp de Gurs de plusieurs milliers d’Allemands et d’étrangers de toutes nationalités est imminente et la présence simultanée à Gurs de ces étrangers, des indésirables français et des détenus de la prison militaire du ‘ Cherche-Midi ’ ne serait pas sans présenter les plus graves inconvénients ”. Finalement, une douzaine seulement des “ 85 communistes français qui sont les plus remuants ” vont être transférés sur le camp de Buzet-sur-Baïse, vers la fin du mois de novembre 1940.
Le 30 décembre, 96 “ indésirables internés politiques ” sont dirigés vers le camp de Nexon (Haute-Vienne). Le lendemain 31 décembre, 23 autres “ indésirables repris de justice ” sont affectés au centre de séjour surveillé de Sisteron (Basses-Alpes). Le 31 décembre 1940 marque ainsi la fin de la présence des “ indésirables français ” au camp de Gurs.
« Préventionnaires » et « indésirables français »
Les statuts de “ préventionnaire ” et d’“ indésirable ” n’ont rien en commun. Il arrive cependant qu’une mesure d’internement administratif touchant un “ indésirable ” se transforme en mandat de dépôt… et inversement. Le communiste Daniel Renoult (conseiller général de la Seine) et l’anarchiste Louis Lecoin (auteur en septembre 1939 du tract “ Paix immédiate ! ”) vont en faire l’amère expérience…
Du 14 février au 28 avril 1940, Daniel Renoult est interné administrativement au Château Baillet (Seine-et-Oise) puis transporté à l’île d’Yeu (Vendée). Il y demeure jusqu’au 4 juin 1940. Renoult fait ensuite l’objet d’un mandat d’amener au motif d’“ infraction au décret du 26 septembre 1939 portant dissolution des organisations communistes ”. Cette décision de la Justice militaire entraîne un changement de statut : Daniel Renoult passe de l’état d’“ indésirable français ” à celui de justiciable du tribunal militaire de Paris. Le 9 juin 1940, il est écroué à la prison de la Santé. Le lendemain, c’est le départ de Paris pour un exode pénitentiaire de onze jours qui le conduit au camp de Gurs. Là, Daniel Renoult rejoint le groupe des “ préventionnaires ”. Le 21 octobre 1940, il est jugé par le tribunal militaire de Périgueux et bénéficie d’un non-lieu. Le 24 octobre, considérant qu’en sa qualité de membre actif du PCF Daniel Renoult demeure potentiellement “ dangereux ”, le préfet décide de l’interner administrativement et l’affecte à l’îlot D du centre de séjour surveillé du camp de Gurs, baraque 19. Il retrouve alors son statut initial d’“ indésirable français ”.
Louis Lecoin, quant à lui, illustre la transformation d’un “ préventionnaire ” en “ indésirable ”. Dans sa biographie intitulée “ De prison en prison ”, auto-éditée en 1947, Louis Lecoin relate la fausse joie que lui a procurée l’annonce de sa libération, le 9 octobre 1940, à l’issue d’un non-lieu : “ Enfin, ce 9 octobre, j’étais libre, et tout à la joie de pouvoir presser sur mon cœur ma femme et ma fillette. Je croyais être libre… Je n’imaginais point qu’on oserait ajouter la cruauté à l’injustice que je subissais depuis plus d’une année. On n’hésita pourtant pas et je fus, en dépit de ma vive protestation, rejeté dans un autre îlot du camp de Gurs – pire que celui que j’abandonnais. Les autorités locales (blâmant sans doute l’excès en tout) légitimèrent leur décision en me reprochant mon pacifisme manifesté durant les deux guerres. J’étais à nouveau privé de ma liberté pour les mêmes raisons qui motivaient auparavant mon emprisonnement… ”
Au total, en 1940, Gurs est un camp aux multiples visages. À la fois “ centre d’accueil ” pour les républicains espagnols, lieu d’assignation à résidence pour les “ indésirables étrangers ”, c’est aussi le lieu de repli des prisons militaires de Paris et de Bordeaux ainsi que de la “ prison belge ”. C’est enfin le siège du “ centre de séjour surveillé des indésirables de la 18e Région militaire ”, lieu d’internement des 208 “ indésirables français ” ou “ cas spéciaux de l’îlot D ”, arrivés le 8 juillet 1940, à ne pas confondre avec le millier de “ préventionnaires de l’îlot B ” présents à Gurs dès le 21 juin 1940. »
Jacky Tronel
Attaché de recherche à la Fondation Maison des sciences de l’homme, Paris
Administrateur du blog www.prisons-cherche-midi-mauzac.com.
Photo du haut : « Barbelés du camp de Gurs », juin 2011, Yann Pagès.
Publications de l’historien Claude Laharie sur le camp de Gurs :
– Le camp de Gurs (1939-1945). Un aspect méconnu de l’histoire de Vichy, Éditions atlantica, Biarritz, 1993, 398 pages.
– Gurs : 1939-1945 – un camp d’internement en Béarn, Éditions atlantica, Biarritz, 80 pages.
– Gurs : l’art derrière les barbelés – Objets et tableaux réalisés par des internés, Éditions atlantica, Biarritz, 168 pages.
Léon Moussinac parle de son transfert de la prison au camp de Gurs en été 40, dans son « Radeau de la Méduse » édité en 1945, excellent témoignage sur cette période pour le moins troublée.
… Sujet abordé dans l’article paru sous le titre : Léon Moussinac ou les tribulations d’un prisonnier politique (1940-1941)
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