Essence, Libération et expérimentation en région bordelaise (novembre 1944)

Usine de carburant dans la région de Bordeaux, à l'automne 1944. 18e région militaire. Coll. Jacky Tronel

Parmi les quelques réactions suscitées par l’article publié sur ce blog le 3 juin 2011 : L’énigme du « Carburant Libération », Bordeaux, septembre 1944 [lien], voici celle de Stéphane Weiss, auteur du texte qui suit…

Les administrations militaires territoriales constituent le volet militaire du rétablissement de la légalité républicaine et ont été le cadre de bien des hybridations entre les projets centralisés du Gouvernement provisoire et les initiatives militaires issues des régions. La région bordelaise, tout comme ses voisines toulousaine et limousine, a été le siège de bien des initiatives.

L’essence, le nerf de la guerre mécanisée

L’essence et plus généralement toutes les catégories de carburants sont le nerf de la guerre mécanisée. En leur absence, les unités sont condamnées à l’immobilité. Leur ravitaillement n’étant plus assuré, les opérations sont compromises. En septembre et octobre 1944, ce constat vaut aussi bien pour les armées alliées, confrontées à l’extrême allongement de leurs voies de ravitaillement, que pour les formations combattantes issues des FFI.

Or, au sortir de l’été 1944, la plupart des régions françaises sont privées de production de carburants pétroliers et sont encore dépourvue d’accès à l’essence alliée. Dans le Sud-Ouest, l’essence dite américaine arrive à compter du mois de décembre seulement, tandis qu’au nord de la Loire, des allocations ne sont concédées qu’une fois les besoins prioritaires des armées alliées satisfaits. Dans ces conditions, les régions libérées se retrouvent à vivre sur des stocks finis : ceux laissés par les Allemands en retraite, dont la destruction a été oubliée ou a pu être évitée in extremis. De ce fait, des différences significatives sont observées d’une région à l’autre : au sud de la Loire, aucun stock majeur ne semble avoir subsisté dans la région de Poitiers, tandis que des dépôts conséquents ont pu être récupérés dans les régions bordelaise et toulousaine. Cette essence est un objet évident de pouvoir et de convoitises : en détenir, pouvoir en distribuer sont des gages concrets pour l’exercice du commandement civil ou militaire.

Usine de carburant, automne 1944, région de Bordeaux, collection Jacky Tronel

Dans ce contexte, les solutions de fortune ont eu la part belle. Les camions gazogènes dont le souvenir caractérise, telle une image d’Épinal, l’occupation et la Libération, ne sont pas les seules voies explorées. Les archives détaillées laissées dès la période clandestine par le Bataillon de l’Armagnac, une unité du Gers (Archives nationales, cote 72AJ129), fournissent l’exemple de la pratique systématique d’un mélange d’essence et d’alcool en des proportions variables (de 50 à 75 % d’alcool, au regard des données conservées). L’essence provient soit de fûts dérobés aux Allemands (tels 3 000 litres récupérés lors d’un raid dans les Landes, en juin), soit est fourni par des soutiens locaux (tels 400 litres mis à disposition par la brigade de gendarmerie de Vic, en juillet). L’alcool provient d’une distillerie implantée à Condom et « requise » par le commandant du bataillon « sous peine des sanctions les plus graves ». Le bataillon lui fournit la matière première par camion, sous forme d’alcool à 60° provenant de cinq distillateurs individuels travaillant pour l’unité : la distillerie est utilisée pour produire un alcool davantage purifié. Il est question d’une production de 1 000 litres journalier. Après la Libération, faute d’essence, le recours aux distilleries d’alcool se poursuit en bien des régions, à l’image de la 9e Région militaire (Poitiers), qui fait produire de l’alcool-éther à Melle, dans les Deux-Sèvres.

Le carburant « Libération » de la région bordelaise

À la croisée de la récupération et de la production locale d’alcool, la région bordelaise offre, quant à elle, un exemple original de production d’une essence que nous qualifierons de synthétique. Cette production fait l’objet d’une description succincte dans l’Historique de la 18e Région militaire, publié à la fin de l’année 1945, et d’un album photographique (objet de l’article L’énigme du « Carburant Libération », Bordeaux, septembre 1944 : lien, dont les photos qui illustrent cet article sont issues).

Usine de carburants bordelaise, automne 1944, coll. J. Tronel

Laissons tout d’abord la place au récit :

« Dans la nuit du 22 au 23 août, les Allemands, préparant leur retraite, faisaient sauter leurs stocks dans la région bordelaise. Ils mettaient le feu à leur usine de réparation d’armes de Latresne et essayaient de faire sauter leur réserve d’essence des carrières du même lieu. Fort heureusement, le groupe de résistance du capitaine Pelette, organisé dans la commune, put intervenir à temps, pour s’emparer des derniers Allemands et couper la mise à feu électrique, sauvant du désastre environ 500 000 litres d’essence pure.

Jusqu’au 28 août, cette essence permit d’approvisionner tous les groupes de résistance sous les ordres du colonel Druilhe. Ce jour là, jour de la libération de la ville de Bordeaux, le colonel Druilhe fit appeler le capitaine Pelette à son quartier général, rue Vital-Carles, et le chargea d’organiser le service des Carburants de la 18e Région […]. Pour connaître les disponibilités régionales, la liaison fut immédiatement établie avec le Pool des Carburants, qui apporta, sans retard, tout son concours. Le blocage de toutes les quantités de carburants de la région fut établi, de façon à connaître les disponibilités.

Au 30 août, la situation était la suivante : essence stocks des carrières de Latresne (prise de guerre) : 375 600 litres ; essence dépôts du Pool des Carburants : 18 504 litres ; carburant auto : 11 983 litres ; alcool déshydraté : 650 720 litres ; benzol : 206 599 litres ; un stock de gasoil (prise de guerre) à Bourg-sur-Gironde, non inventorié. Avec ces quantités, il importait de satisfaire les besoins civils et militaires jusqu’à l’arrivée, encore lointaine, de l’essence américaine. Fort heureusement, le Centre régional des Essences [CRE], 50 rue de la Palu, à Bordeaux, était resté intact, avec son matériel et son organisation sous la direction éclairée du capitaine Bonnecarrère, resté à son poste.

Une réunion, groupant le directeur du Pool des Carburants, M. Lebrun, le capitaine Bonnecarrère et le capitaine Pelette, permit d’organiser le Centre régional, pour recevoir l’essence pure de Latresne (prise de guerre), à laquelle serait mélangé 40 % d’alcool et 10 % de benzol, étant donné le stock existant au Pool de ces derniers carburants. Le Pool des Carburants prélevait sur cette fabrication les besoins de la population civile. Un poste de distribution de détail fut prévu, quai de la Monnaie, et mis en fonctionnement sans délai […] Au mois d’octobre […], la récupération du gasoil de Bourg-sur-Gironde (prise de guerre) fut commencée et dura environ trois semaines.

Capitaine Gustave à gauche et commandant Docteur (Jean-Florian Collin) à droite, coll. Jacky Tronel

La rentrée du stock d’essence pure de Latresne était terminée au CRE le 2 octobre, malgré de nombreuses difficultés et ayant eu à en supporter par des éléments pillards de résistants, les 25, 29 et 30 septembre, des vols d’essence se montant à 50 000 litres et trois camions. Mais, devant les besoins grandissants de la région [dont l’approvisionnement des unités du front de Royan] et l’amenuisement des stocks, il a fallu envisager les carburants de remplacement.

Une fabrication fut étudiée et mise au point, avec le CRE, par les soins de la 18e Région. Au moment de passer à la réalisation, au cours d’une réunion, le 3 novembre, au commissariat de la République, l’exécution en fut confiée, pour des fins politiques, au groupe du commandant Docteur [à droite sur la photo ci-contre], sur les formules présentées par son adjoint, le capitaine Gustave [à gauche sur la photo], et dues, en grande partie, à la compétence de M. le Professeur Brus, l’éminent spécialiste. Cette fabrication, réalisée à l’aide des produits locaux, fut entreprise le 4 novembre et terminée le 21 du même mois. Ce carburant de crise permit de faire la soudure et la 18e Région avait pu vivre en carburant sur ses propres stocks, tant prise de guerre, dont celui de Latresne représentait la plus grosse partie, et stocks du Pool des Carburants, du 23 août à fin novembre 1944 […]. A l’arrivée de l’essence américaine, le service des Essences de la 18e Région, n’eut plus à répartir de carburants aux autorités civiles, ce travail revenant au Pool des Carburants. D’autre part, les besoins des troupes en opérations étaient assurés par les soins directs de l’EM de Larminat […]. Les jours difficiles étaient passés […]. »

Le rôle du Colonel Druilhe, commandant la 18e Région militaire

Ce récit est intéressant à plus d’un point. Outre le fait qu’il pointe les pillages et la faiblesse des stocks civils (ceux du Pool des Carburants) par rapport aux stocks militaires allemands, il montre aussi les difficultés techniques rencontrées : récupérer un dépôt de carburant est une chose, transporter, modifier et distribuer ce carburant en est une autre, nécessitant des moyens (tel le matériel du Centre régional des essences), des compétences (à l’image des officiers et du professeur cités) et des délais. La mention du commandant Docteur, dont l’unité est chargée « à des fins politiques » de se charger de la production de carburant, illustre également les jeux d’acteurs dont l’essence a été le prétexte : cette désignation est à comprendre comme un élément de la stratégie de canalisation opérée par le colonel Druilhe, commandant la 18e Région, vis-à-vis de personnalités et de groupes initialement indépendants (mais non nécessairement hostiles), dont le commandant Docteur issu des FTP bordelais et chargé par Druilhe de constituer un bataillon de pionniers. Il y a au demeurant lieu de ne pas perdre de vue que ce récit s’insère dans un historique assez circonstancié mais néanmoins plus que favorable au colonel Druilhe, sous l’égide duquel il a été rédigé.

Au sujet du carburant de remplacement

Ce récit montre l’intérêt des mélanges de produits pétroliers ou alcoolisés : ce procédé permet, vaille que vaille, de doubler les quantités de carburants admissibles par les moteurs. Il ne décrit cependant pas la composition du « carburant de remplacement » fabriqué pour pallier à l’affaiblissement des stocks d’essence récupérés. L’album photographique consulté mentionne un « carburant sans essence » et montre, a priori au sein des installations du Centre régional des essences, une fabrication par mélange de produits provenant de deux cuves principales. Celles-ci portent des inscriptions peu lisibles sur les photographies : l’une en 6 lettres semble être BENZOL, l’autre en une quinzaine de lettre pourrait correspondre à « Alcool déshydraté », ce qui est cohérent au regard des produits disponibles localement ou susceptibles d’être produits (distilleries).

Le carburant "Libération" de la région bordelaise, automne 1944.

Quelles ont été les quantités livrées ? L’historique de la 18e Région comprend des courbes chiffrées, dont il semble cependant difficile à dire s’il s’agit d’une courbe des livraisons au jour le jour ou d’histogrammes à base mensuelle (hypothèse la plus probable). Pour la période antérieure à décembre 1944, mois d’arrivée de l’essence dite américaine dans le Sud-ouest, ces courbes indiqueraient la livraison par la 18e Région de 292 500 litres de gasoil et 1 237 400 litres d’essence. Le premier nombre est cohérent avec l’hypothèse de la prise à Bourg-sur-Gironde de stocks de gasoil conséquents, correspondant à l’équivalent d’une ou deux péniches et dont le transport avec des moyens limités a nécessité trois semaines. Le second chiffre, pour l’essence (y compris la fabrication locale), représente le triple des stocks d’essence mentionnés à la date du 30 août mais est recevable si l’on somme les volumes connus au 30 août d’essence, d’alcool et de benzol.

Cela a-t-il été suffisant ? Le récit donné par l’historique a été rédigé bien après les faits, une fois la période disette en carburant révolue et dans une optique favorable à l’action des services de la 18e Région. Si les efforts opérés ont permis de couvrir une partie des besoins en 18e Région et sur le front de Royan, tous ne l’ont pas été. Un rapport sur le front de la Pointe de Grave indique par exemple, à la date du 11 décembre, que les bons d’essence perçus n’ont pas pu être honorés à Bordeaux, de sorte que les unités du Médoc se sont retrouvées dépourvues de carburant (SHD Terre, cote 10 P 440 : Rapport sur les FFGR, 11 décembre 1944).

Quant à la qualité des mélanges pratiqués, un compte-rendu de réunion de la 18e Région indique de larges déconvenues : « À l’unanimité, les utilisateurs militaires reconnaissent actuellement la mauvaise qualité du carburant : difficultés de départ, forte consommation, gommage ; mais il ne peut être encore question de supprimer l’utilisation de ce carburant » (SHD Terre, cote 9 P 170 : 18e Région militaire, compte-rendu de la réunion des chefs de corps et des services, 21 novembre 1944). Mieux valait cependant avoir une mauvaise essence que pas de carburant du tout…

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Stéphane Weiss, auteur de l’article, prépare une thèse consacrée à la mise en œuvre du plan de réarmement français de 1944-1945 au sein des régions militaires recrées à la Libération : « Le chant du cygne des FFI : l’envie d’entreprendre comme force motrice du réarmement français en 1944-1945 ? », sous la direction de Laurent Douzou.

Toutes les photos qui illustrent l’article sont issues de l’album photographique « ÉTAT MAJOR DE LA 18e REGION – LE CARBURANT LIBERATION – BORDEAUX – SEPT 44 », coll. Patrick Bleitrach.

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