Antoine Marius Décugis, gracié en 1912 contre l’inoculation d’un sérum antipesteux
Par Jacky Tronel | vendredi 22 décembre 2017 | Catégorie : Dernières parutions, DES HOMMES… | 2 commentairesDans le cadre d’une recherche portant sur le transport de 310 forçats vers le bagne de Nouvelle-Céldonie, en 1881, mon attention fut attirée par une mention figurant sur un registre matricule indiquant : DÉCUGIS Antoine Marius – Proposé pour la remise du reste de la peine de 40 ans de travaux forcés, prononcée contre lui le 12 décembre 1884, pour s’être prêté volontairement à une vaccination ayant pour but d’expérimenter un sérum antipesteux (notice du 18 décembre 1912). Grâce (décision ministérielle Marine du 24 juin 1913). Remise du reste de la peine de quarante ans de travaux forcés prononcée contre lui le 12 décembre 1884.
Cette pratique était-elle courante au siècle dernier ? Était-il d’usage de proposer à des « bagnards » qui se porteraient volontaires en vue d’expérimentations médicales, une remise de tout ou partie de leurs peines… Décugis est-il le seul à avoir fait l’objet d’un tel marché ?
Épidémie de lèpre à la Nouvelle-Calédonie au début du XXe siècle
Des recherches effectuées aux Archives nationales d’outre-mer, à Aix-en-Provence, il ressort que dès 1910, « l’attention du Département a été appelée sur les progrès inquiétants de la lèpre en Nouvelle-Calédonie et les Autorités locales se sont préoccupés de prendre des mesures en vue d’arrêter la diffusion de cette maladie, qui plus fréquente chez les indigènes, devient de jour en jour plus commune dans la population européenne. Des léproseries partielles ont été créées pour recueillir et isoler sur places les Canaques des différentes tribus et les lépreux d’origine pénale ont été réunis aux îles Bélep. […] En l’état actuel de la science, le microbe spécifique de la lèpre est bien connu, mais on n’est pas parvenu encore à le cultiver, et on n’a pas réussi à inoculer la maladie aux animaux de laboratoire. Par suite, le mode de propagation de la lèpre reste à élucider, et il est bien évident que les règles de prophylaxie de cette affection ne pourront être utilement indiquées qu’à la date où l’on aura la connaissance exacte des portes d’entrées du virus dans l’organisme et surtout des hôtes intermédiaires (insectes probablement) qui transportent le bacille de l’homme malade à l’homme sain. »
Dans ce même rapport, l’inspecteur général du service de Santé des Colonies exprime le souhait qu’un médecin-major de 2e classe des Troupes coloniales soit envoyé en Nouvelle-Calédonie pour l’organisation de la prophylaxie de la lèpre. Le nom du médecin-major Lebœuf est cité. Il a « déjà fait partie de la mission d’études de la maladie du sommeil au Congo » et ses « travaux ont été hautement appréciés par M. le docteur Roux ainsi que par les sociétés savantes qui s’intéressent aux questions d’hygiène coloniale ». [cote ANOM MIS/73]
C’est ainsi que le médecin-major de 2e classe Lebœuf Alexandre, de l’Institut Pasteur de Paris, a été nommé chef de mission en Nouvelle-Calédonie pour l’étude de la lèpre, à compter du 1er septembre 1910.
Docteur Lebœuf, médecin des Troupes coloniales
Dans l’article « La lèpre en Nouvelle-Calédonie et dépendances », le docteur Ragusin précise que « la lutte méthodique contre la lèpre ne fût vraiment entreprise qu’en 1911, par le Docteur A. Lebœuf, Médecin des Troupes coloniales. » Ce dernier fait le rapport détaillé de sa mission dans les Annales d’hygiène et de médecine coloniales, 1913, n° 16, sous le titre « Épidémie de peste en Nouvelle-Calédonie en 1912 – Travaux de laboratoire » (pages 901-910). C’est là qu’apparaissent les noms de deux « cobayes », les forçats Lespès et Décugis :
« Malgré le contrôle d’ensemencements négatifs à tous points de vue, je ne voulus pas mettre mon vaccin en circulation sans l’avoir essayé in vivo. Deux condamnés, les nommés Lespès et Décugis, s’offrirent volontairement et librement pour cette épreuve. Les résultats, ainsi qu’il fallait d’ailleurs s’y attendre, furent corrects, et je commençai aussitôt la préparation en grand. Je note ici que, dans chaque série de préparations, 1 tube sur 10 fut mis de côté et son contenu ensemencé pour contrôle avant que les autres tubes fussent mis en circulation. Tous ces ensemencements, sans exception, restèrent rigoureusement stériles. 5.000 doses de vaccin furent préparées de la sorte, dont 3.200 furent employées par les médecins des Troupes coloniales ou délivrées aux médecins civils suivant leurs demandes ; entre temps on avait, en outre, reçu 1.000 doses de vaccin de Paris, ce qui porte à 4.200 le nombre des doses distribuées pendant l’épidémie.
À Nouméa, sur environ 1.900 vaccinés (population, 8.000) il y eut un seul cas de peste qui se produisit quinze jours après la vaccination. Ce cas fut d’ailleurs bénin et l’évolution du mal rapidement jugulée par le sérum. Il convient de remarquer que cet homme vivait dans une porcherie où il était mort quelques jours auparavant de nombreux rats, sans que le Service de santé fût prévenu et sans qu’aucune mesure de désinfection eût été prise.
[…] Les résultats obtenus au laboratoire dans la préparation de ce vaccin sont des plus intéressants, si l’on songe que tout était à organiser en ce sens et que la fabrication du produit a débuté avec des moyens de fortune et un personnel jusqu’alors peu habitué à ce genre de travaux. »
Des deux « volontaires », Julien Lespès est le plus connu. (« Poètes au bagne de Nouvelle-Calédonie : Vies et écrits de Julien Lespès et Julien de Sanary… ou comment survivre par l’écriture », Philippe Colin, Criminocorpus). Nous nous intéresserons ici au moins célèbre des deux : Antoine Marius Décugis.
Qui était DECUGIS Antoine Marius ?
Fils de Jacques Auguste et de Anne Françoise Giordane – Né le 18/02/1863 à Toulon (Var), célibataire, catholique, « se dit pêcheur », vivait de son travail, sait lire et écrire. Condamné le 28/10/1880 par les Assises du Var pour soustractions frauduleuses (vols qualifiés) à 7 ans de travaux forcés et 5 ans de surveillance. Décugis est alors âgé de 17 ans. Le 19 juin 1874, il est condamné une première fois par le tribunal de Toulon à quinze jours de prison pour vol. Il n’a que 11 ans. Trois autres condamnations suivent, toujours pour vols, avant l’affaire qui le conduit au bagne de Nouvelle-Calédonie.
Il y sera un multirécidiviste de l’évasion ! Décugis, comme tant d’autres, n’a qu’une idée en tête : s’évader. À la date du 18 décembre 1912, il a déjà subi 451 nuits de prison pour « défaut de tâche, non reconnu malade, bavardages » ; 47 jours de salle de discipline pour « menaces à un surveillant militaire, défaut de tâche » ; 657 jours de cellule pour « vols, évasions, scandale » ; 352 jours de cachot pour « évasions, refus d’obéissance et infractions diverses ».
Dans le registre matricule s’étale la litanie de ses dix-sept évasions : « Débarqué du vaisseau Le Tage le 25/05/1881. Évadé le 10/06/1881, repris le 11. Condamné le 23/09/1881 par le 1er Conseil de guerre à 2 ans de travaux forcés et 5 ans de surveillance pour évasion. Condamné le 30/12/1881 par le 2e CG à 2 ans de prison pour soustraction frauduleuse. Évadé de l’île Nou étant détaché à la ferme Nord le 18/12/1882, arrêté à Païta le 19. Condamné le 27/02/1883 par le 1er CG à 5 ans de TF, 20 ans de surveillance et aux frais pour évasion. Évadé de l’île Nou le 09/03/1883, arrêté par les Canaques de la mission au Mont d’Or le 14. Condamné le 27/04/1883 par le 1er CG à 5 ans de TF et 20 ans de surveillance pour évasion. Évadé de Bourail le 20/07/1883, arrêté le 30 à Houaillou. Condamné le 21/09/1883 par le 1er CG à 5 ans de TF et 20 ans de surveillance pour évasion et soustraction frauduleuse. Évadé du camp Sleath le 18/10/1883, arrêté le 27. Évadé de Tongué le 29/10/1883, repris le même jour. Condamné le 29/02/1884 par le 1er CG à 5 ans de TF et 20 ans de surveillance pour évasion. Évadé de Nouméa le 04/09/1884, repris le 18. Condamné le 12/12/1884 par le 1er Conseil de guerre à 40 ans de travaux forcés et 20 ans de surveillance pour évasion et vol qualifié. Évadé de l’île Nou le 16/11/1885, repris à Fonwary le 22/12/1885. Évadé le 09/06/1888 de Montravel, repris le 25. Évadé de Thio le 12/11/1889, réintégré le 17. Évadé de la Forêt noire le 17/06/1890, réintégré à Pouembout le 07/07. Condamné le 27/11/1890 à 15 mois de réclusion cellulaire pour évasion. Évadé de Mérétria le 20/03/1892, réintégré au Diahot le 22. Évadé de l’île Nou le 25/01/1899, repris le même jour à l’îlot Sainte-Marie. Évadé le 04/11/1900, repris le 7. Évadé le 27/06/1903, repris en mer le 20/07. Condamné le 10/09/1903 par le Tribunal militaire spécial à 3 ans de TF pour évasion. Évadé du camp Est dans la nuit du 17 au 18/10/1903. Arrêté le 04/07/1905 à Ponérihouen sur la mine Persévérance. Condamné le 18/10/1905 par le TMS à 6 mois de réclusion cellulaire pour vol qualifié, évasion et usage de faux papiers. Condamné le 29/12/1905 par le tribunal correctionnel de Nouméa à 1 an de prison pour vol. Évadé de l’île Nou le 04/02/1907. Arrêté à Voh le 13/05, réintégré à l’île Nou le 20/05. Évadé de l’île Nou le 17/07/1907, repris le 20. Condamné le 06/11/1907 par le TMS à 6 mois d’emprisonnement pour destruction d’effets appartenant à l’État. Condamné le 06/08/1908 par le Tribunal maritime spécial à 2 ans d’emprisonnement pour destruction d’effets appartenant à l’État. »
Inoculation du sérum antipesteux
Antoine Décugis accepte le marché qui lui est proposé. Nous disposons de peu de renseignements permettant d’expliquer le choix du candidat et les détails de la négociation, si ce n’est qu’il fallait un sujet sain et volontaire. Si l’inoculation du sérum antipesteux a eu lieu le 16 novembre 1912, à l’hôpital militaire de Nouméa, la remise de peine semble avoir traîné, en dépit d’un avis favorable du directeur de l’Administration pénitentiaire du 4 décembre 1912 : « S’est prêté volontairement à une vaccination ayant pour but d’expérimenter un sérum anti-pesteux préparé par l’autorité médicale. Mérite une récompense exceptionnelle pour le dévouement dont il a fait preuve en cette occurrence. Conformément au désir exprimé par le Docteur Lebœuf, préparateur du sérum et de M. le Directeur du service de santé, je propose le condamné Décugis pour la remise du reste de la peine de quarante ans de travaux forcés prononcée contre lui le 12 décembre 1884 par le 1er Conseil de guerre de Nouméa. »
Source : Archives nationales d’outre-mer, dossier H1425/decugisant
Le ministre de la Marine et des Colonies semble également favorable à cette mesure de bienveillance exceptionnelle. Dans un courrier du 1er février 1913, il écrit : « J’appuie d’un avis très favorable la proposition formulée en faveur de ce condamné qui s’est prêté à une expérience médicale d’intérêt général qui pouvait n’être pas sans danger. »
Mais l’administration pénitentiaire coloniale est tatillonne. Si la grâce présidentielle couvre sa condamnation du 12 décembre 1884 à 40 ans de travaux forcés, elle n’efface pas une peine de deux d’emprisonnement prononcée contre lui antérieurement. Des années plus tard, le Ministre des Colonies informe le Gouverneur de la Nouvelle-Calédonie que, « par une décision en date du 13 octobre 1919, M. le Président de la République a accordé au transporté Décugis Antoine, Marius, la remise du reste de la peine de 2 ans de prison prononcée le 30 décembre 1881 par le 2e Conseil de guerre permanent à Nouméa pour vol au préjudice de l’État ». Sa « libération » prend effet à compter du 6 juin 1919, soit 7 ans après l’expérimentation médicale à laquelle il s’était prêtée.
Intervention de l’Australienne Gertrude Williams
Le 20 décembre 1920, une Australienne du nom de Gertrude Williams s’adresse au Ministre de la Justice en faveur de Décugis et sollicite sa remise de l’interdiction de séjour et de résidence aux colonies : « Transporté à l’âge de dix-sept ans pour vol, il arriva en Calédonie durant le mois de mai 1881. Si les abus n’avaient pas été en vigueur à cette époque, il aurait été libéré à l’âge de 25 ans. Mais il fit comme la plupart des condamnés, il s’évada […] Le conseil de guerre qui siégeait alors […] le perdit, en lui infligeant une condamnation de 20 années de travaux forcés ! […] Se voyant perdu à tout jamais, ce Décugis ne vit plus qu’une issue pour s’en sortir : l’évasion. Dix-sept fois il traversa la rade de l’île Nou pour gagner la grande terre ! Le conseil de guerre accumula sur la tête de ce malheureux d’autres condamnations dont le nombre des années s’élevaient à 80 ! Je passe au dévouement de ce condamné pendant que la peste sévissait à Nouméa, et dont la population même de la ville s’étonnait de ne pas le savoir libre après une si belle action. C’était en 1912. On cherchait parmi la population pénale un sujet sain et volontaire pour faire une expérience qui devait arrêter les progrès du fléau. Décugis répondit, et on lui dit “Si vous en sortez sain et sauf, la liberté entière sera votre juste récompense”. On lui inocula le virus de la peste et le sérum qui devait décider de sa vie et du salut de la population de Nouméa. Il resta quelques jours dans de cruelles souffrances, et il s’en sortit sain et sauf. Alors le peuple se fit vacciner. Qu’advint-il de l’homme qui avait ainsi exposé sa vie ? Il regagna son bagne et ce ne fut que 7 ans après (1919) qu’une lettre adressée aux inspecteurs généraux de Nouméa lui fit obtenir la grâce de la peine des travaux forcés qu’il lui restait à subir ! C’est l’homme qui vous demande la remise de résidence et de séjour. J’ose croire que la Justice française n’est pas morte, qu’elle ne pourra lui refuser ces grâces, et je vous sollicite pour ce malheureux dont la vie n’a été qu’un long et cruel martyre par cause d’une erreur de jeunesse. L’homme qui voulait sacrifier sa vie pour le peuple n’est-il pas digne de ces faveurs ? Aussi, il a maintenant 57 ans… »
Source : Archives nationales d’outre-mer, dossier H1425/decugisant
Fin de non-recevoir
Le 20 août 1921, une réponse négative parvient du ministère de la Justice. Le recours en grâce est rejeté sur avis défavorables du Procureur général, du Secrétaire général, du Gouverneur et du Directeur de l’administration pénitentiaire qui précise : « Étant donné sa libération récente, cet individu n’a pas encore fourni des preuves d’amendement suffisantes… »
Quelques années plus tard, début février 1925, Antoine Marius Décugis renouvelle sa demande auprès du Ministre de la Justice et des Colonies : «… Je suis libéré depuis l’année 1919, je suis depuis ce temps sans aucun procès, ni punition. Je suis mutilé de trois doigts de la main, ce qui me cause préjudice pour gagner de quoi vivre. Je végète. J’ai encore frères, sœurs et oncle en France. En passant de 2e section, je pourrais retourner au sein de ma famille. J’ai été l’objet d’une grâce présidentielle pour m’être exposé, en me livrant aux mains des docteurs qui m’ont inoculé le virus de la peste en raison d’expériences pour enrayer ce fléau. Je prierai Monsieur le Ministre de bien vouloir, s’il est possible, donner des instructions à seule fin d’obtenir ma 2e Section ».
Pas plus que les autres cette sollicitation ne recevra de suite favorable.
Décès à « la Nouvelle » le 31 août 1935
La dernière pièce du dossier individuel de Décugis consulté aux Archives nationales d’Outre-Mer (cote H/1425/decugisant) est son acte de décès. Une mention manuscrite a été portée sur la couverture du dossier : « Décédé à l’île Nou, “Camp Est”, le 31 août 1935 – “Sénilité” ». Le Camp Est désigne l’asile des libérés, un asile de vieillards.
Antoine Marius Décugis est donc mort à « La Nouvelle » à l’âge de 72 ans, sans avoir revu le sol de France qu’il avait quitté cinquante-quatre ans plus tôt… vingt-trois ans après que le docteur Lebœuf lui ait inoculé son fameux sérum antipesteux.
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La photo d’illustration en introduction de l’article (cliquable et agrandissable) provient de la collection personnelle de l’auteur. Elle existe également dans un fonds d’archives de la Nouvelle-Calédonie et porte cette légende : « Condamnés en corvée sur un chantier portant la chaîne d’accouplement, circa 1900, album Rime, A.N.C. » Selon l’historien du bagne de Nouvelle-Calédonie, Louis-José Barbançon – que je remercie pour son aide – il est possible que cette photo ait été prise au parc à charbon du camp Est, à l’île Nou.
Entre autres publications, Louis-José Barbançon est l’auteur de L’Archipel des forçats : Histoire du bagne de Nouvelle-Calédonie, 1863-1931, préface de Michèle Perrot, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2003.
[…] Pour en savoir plus lire le billet publié par par Jacky Tronel | vendredi 22 décembre 2017 sur le site du blog de Prisons-cherche-midi-mauzac […]
Lecture passionnante et surprenante ! Merci