Le quartier des nourrices de la prison Saint-Lazare en 1902
Par Jacky Tronel | samedi 29 décembre 2012 | Catégorie : Dernières parutions, DES PRISONS… | 1 CommentaireEn 1902, l’hebdomadaire L’Illustration réalise un reportage sur la prison Saint-Lazare, située au 107 de la rue du Faubourg-Saint-Denis, à Paris 10e, « destinée à une disparition prochaine ».
Plusieurs articles paraissent dont un, le 26 avril 1902, se félicitant du fait que l’on ait accordé l’autorisation aux détenues mères de conserver auprès d’elles leurs enfants en bas âge…
La prison sera finalement fermée en juillet 1932. Elle sera démolie entre 1935 et 1940.
Texte de l’édition du 26 avril 1902 du journal L’Illustration :
« Notre précédent article signalait l’application de certaines idées humanitaires et moralisatrices qu’une généreuse philanthropie s’efforce de concilier avec la rigueur des lois pénales, et, tout particulièrement, l’autorisation accordée aux détenues mères de conserver auprès d’elles leurs enfants en bas âge.
L’amour maternel – c’est un fait d’observation constante – survit chez la femme aux pires déchéances ; aussi, la faveur concédée à ces malheureuses est-elle considérée comme un moyen de les améliorer et, s’il est possible, de les régénérer. Qui sait si les caresses de leurs petits ne contribuent pas à ouvrir la conscience de certaines d’entre elles aux remords et au repentir ? Qui sait si l’émoi de leur cœur, en présence de ces innocents, n’aident pas leur raison dévoyée à s’orienter vers le relèvement ?
Prison Saint-Lazare, couloir desservant les cellules des détenues mères. Journal L’Illustration du 26 avril 1902.
Les détenues pourvues d’enfants forment une division spéciale. Et cette division est assurément la plus intéressante de toutes, celle dont l’aspect, à cause des contrastes saisissants qu’elle offre, produit sur le visiteur l’impression la plus pénétrante. De ces prisonnières classées, les unes sont isolées en cellule ; les autres occupent la salle Saint-Vincent (prévenues) et la salle Saint-Joseph (condamnées).
Quelle singulière nursery, ce dortoir sous les combles ! À côté, des grands lits, les couchettes pour les bébés. À chaque chevet, une table de nuit, une tablette où sont placés le pot de lait, le biberon, le flacon étiqueté contenant quelques potions prescrites par le docteur. La geôle se fait presque familiale, devient une crèche.
Hors des heures de travail, les mères s’occupent elles-mêmes de leur progéniture ; pendant qu’elles sont à l’atelier, ce soin incombe aux religieuses gardiennes et aux filles de service, leurs auxiliaires. Ici, la sœur trouve l’occasion de remplir de la façon la plus complète son rôle bienfaisant. Chargée de surveiller tour à tour les détenues et leurs enfants, une grâce d’état lui permet d’exercer efficacement sa double responsabilité. Cette femme à qui la maternité est interdite puise dans sa charité des trésors de sollicitude maternelle pour les couvées exilées de leur nid : elle donne la becquée aux plus petits, encourage les autres en leurs jeux, console leurs chagrins ingénus.
Prison Saint-Lazare, la salle Saint-Joseph réservée aux détenues mères. Journal L’Illustration du 26 avril 1902.
Ces prisonniers par contre-coup sont, en effet, comme des pauvres oiselets en cage. Ils ont encore la liberté de gazouiller, à la condition de ne pas faire trop de bruit ; mais s’ils voulaient prendre leur vol, ils se heurteraient de tous côtés à d’énormes barreaux de fer, à d’épaisses cloisons. Du ciel, ils n’aperçoivent que des morceaux chichement mesurés, déchiquetés entre de hautes murailles et des toits anguleux ; pour eux, les ténèbres inquiétantes des longs corridors ne s’éclairent guère que du fugitif faisceau de lumière s’échappant d’un judas démasqué ou d’une porte de cellule momentanément ouverte. Cependant, afin de les préserver de l’étiolement, on leur octroie un bain de plein air, quand le temps le permet, et les mères bénéficient de cette faveur hygiénique.
Tout au fond de l’enclos, derrière l’infirmerie spéciale et près du jardin particulier du directeur, un terrain planté sert de “ square ” aux “ familles ” qui, dans la belle saison, sont admises à y séjourner, de onze heures à midi et de trois heures à cinq heures. Là, les détenues ne sont assujetties ni à la promenade en file indienne, ni au silence absolu ; elles peuvent soigner les enfants, les amuser, surveiller leurs jeux, tout en se livrant à quelque travail de couture.
Le souvenir que nous avons conservé de ce coin agréable date d’une fin d’été. Une verdure presque luxuriante semblait narguer le gris morne des murailles voisines, se donnait des airs d’indépendance. Çà et là, sur la “ pelouse ”, des groupes de femmes assises par terre, des marmots s’ébattant et se vautrant ; à l’écart, une solitaire juchée en une immobilité de statue sur le rebord d’une cuve de pierre, créature étrange, dont les yeux fixes ne s’allumaient d’une lueur passagère que pour jeter un regard douloureux au bébé accroupi à ses pieds ; puis, toujours présente, la sœur, tirant l’aiguille, d’un geste mesuré, sans perdre de vue le troupeau confié à sa garde.
Dame ! ce n’était ni les Tuileries, ni le Luxembourg, ni le Parc Monceau ; mais un large pan de ciel bleu s’étendait au-dessus des ramures, à travers lesquelles filtraient de gais rayons de soleil ; des oiseaux pépiaient, des insectes bourdonnaient, des voix enfantines jacassaient : tout, dans cette retraite privilégiées, respirait la douceur de la vie et le calme de la paix. Et pourtant, malgré l’attrait illusoire du décor, nous y éprouvâmes une invincible mélancolie.
Comment, en effet, ne pas s’attrister au spectacle de l’innocence captive, rivée par une chaîne étroite au vice, à la honte, au crime ? Comment ne pas plaindre ces pauvres enfants, qui auront passé leurs premières années, leurs années “ blanches “, entre les noires clôtures d’une prison ? Ceux de trois à quatre ans – l’âge où l’image des êtres et des choses commence à se préciser et à s’imprimer dans le cerveau – quels souvenirs un tel séjour leur réserve-t-il ? Pour le moment, ils ne savent pas, ils ne comprennent pas, ils jouissent pleinement des prérogatives de leur inconscience et de leur ignorance. Mais, plus tard, quand leur mémoire trop fidèle aura de soudains réveils ? Quand leurs interrogations inquiètes ne recevront que des réponses embarrassées, équivoques et troublantes ?…
Au cours d’une de nos visites, en arpentant les couloirs de la maison, nous ne fûmes pas peu surpris d’entendre tout à coup les accords d’une musique sacrée ; on eût dit des voies d’enfants de chœur. Ces soprani, notre guide nous l’apprit, n’était autre que des détenues composant la maîtrise de la chapelle et réunies au réfectoire, où elles répétaient un hymne sous la direction d’une sœur qui tenait l’harmonium.
Prison Saint-Lazare, la chapelle. Journal L’Illustration du 26 avril 1902. Cliquez sur l’image pour l’agrandir.
Construite sous Charles X, en 1824, la chapelle n’offre rien de bien intéressant au point de vue architectural. Dans le vestibule, deux inscriptions suggestives : C’est ici la maison de Dieu et la porte du ciel – Silence ! Dieu est près d’ici. La décoration intérieure n’est pas somptueuse ; seul le petit sanctuaire consacré à la Vierge se distingue par un certain luxe d’ornements et l’on voit tout de suite qu’il est favorisé des soins attentifs de la communauté. Celle-ci, du reste, a fait sceller parmi les ex-voto une plaque commémorative portant cette dédicace : Témoignage d’amour filial et de reconnaissance à Marie immaculée pour la protection spéciale dont les religieuses de Marie-Joseph ont été l’objet pendant le siège de 1870 et sous la Commune.
Tous les dimanches, deux messes sont célébrées, l’une à 8 heures, l’autre à 9 h. 1/2 ; les détenues y assistent, réparties en catégories dans la nef, les bas-côtés et la galerie supérieure. Deux aumôniers assurent le service du culte catholique, un pasteur et un rabbin celui des cultes protestant et israélites, auxquels sont affectés des locaux particuliers. Pendant les exercices, les détenues qui, à leur entrée, ont déclaré vouloir s’abstenir de toute pratique religieuse, sont réunies dans un atelier où on leur fait une lecture. Le nombre de ces abstentionnistes est beaucoup plus restreint qu’on pourrait le supposer ; la plupart des pensionnaires se montrent très empressées aux offices catholiques, où les attire, sinon une dévotion bien sincère, du moins un reste de religiosité sentimentale, un besoin de diversion, et, il faut bien dire le mot, de distraction.
La vie de prison est si dépourvue d’agrément ! Pour en rompre la plate monotonie, il n’y a guère, outre la lecture écoutée en commun, que la lecture individuelle, facilitée par le prêt des livres de la bibliothèque, dont les plus demandés sont les récits de voyages, surtout les ouvrages de Jules Verne ; mais on se fatigue à voyager tout le temps, même en si bonne compagnie. Il y a aussi les visites ; seulement l’appareil des précautions coercitives en diminue singulièrement l’attrait. Une oppression vous étouffe, rien qu’à l’aspect du “ parloir ”, non pas la petite pièce claire où les détenues peuvent s’entretenir en toute liberté et sans témoins avec les avocats et les officiers ministériels, non pas le “ parloir de faveur ”, muni d’une seule grille ; mais le “ parloir grillé ”, où pendant la visite, un gardien se promène constamment dans un étroit couloir, entre deux remparts de treillis serrés semblables à d’énormes muselières, l’une pour les détenues, l’autre pour les visiteurs dûment autorisés.
Prison Saint-Lazare, le parloir de la prison. Journal L’Illustration du 26 avril 1902.
C’est dans ces conditions que certains jours, à certaines heures, fixés par le règlement, les recluses sont admises à communiquer avec le monde extérieur. Et cet appareil claustral – précaution sans doute nécessaire – ces barrières inflexibles où les mains se cramponnent sans pouvoir se joindre, où les visages se collent sans permettre aux bouches d’échanger une confidence, sont l’affirmation la plus rigoureuse, la plus brutale de l’implacable loi qui, momentanément, bannit des êtres humains de la vie sociale.
Saint-Lazare n’est plus l’unique prison pour femmes du département de la Seine, depuis la création, à Nanterre, d’un établissement qui reçoit la majeure partie des condamnées ; mais, en même temps qu’elle reste affectée à la détention préventive, la maison demeure aussi l’hôtellerie obligatoire et le lazaret des femmes de mauvaise vie “ en punition administrative ”. Cette double affectation a toujours été l’objet de justes critiques. Malgré les divisions, les séparations et les grilles, il en résulte une fâcheuse promiscuité et, suivant l’expression de Maxime Du Camp, “ un vent de dépravation souffle à travers les clôtures ”.
Quoiqu’il date d’assez loin déjà, le sombre tableau que cet écrivain a tracé de Saint-Lazare n’a guère perdu de son exactitude ; s’il convient de le remettre au point en constatant certaines améliorations, ces quelques retouches de détail ne sauraient en atténuer beaucoup le caractère général. Les bâtiments, à la fois caducs et résistants, cèdent lentement aux inéluctables effets de la vétusté. Des parties tiennent encore ; il faut en soutenir d’autres au moyen de charpentes et d’étais, masquer de plâtre la pitoyable décrépitude des murs zébrés de lézardes, rongés de salpêtre. Demande-t-on de grosses réparations, la requête reçoit invariablement la même réponse : “ À quoi bon, puisque la démolition totale est imminente ? ”
Les aménagements, les conditions hygiéniques, l’organisation de l’établissement se ressentent, naturellement, de la défectuosité des locaux. L’administration pénitentiaire, obligée de se résigner à cet état de choses, s’efforce d’en pallier les inconvénients dans la mesure du possible, et cette mesure est bien limitée. Mais les services marchent quand même ; ils continueront longtemps peut-être de marcher ainsi : c’est un bel exemple de la proverbiale perpétuité du provisoire en notre cher pays.
Un membre du Conseil supérieur des prisons a dit : “ La démolition de Saint-Lazare s’impose, car cette prison, dans une ville comme Paris, est une véritable honte. ” Des années se sont écoulées depuis le jour où une voix particulièrement autorisée prononça ces paroles sévères, et Saint-Lazare est encore debout. La vieille geôle-lazaret s’attarde, anachronisme choquant, en plein cœur d’un des quartiers les plus vivants de la capitale, presque en bordure du boulevard Magenta, sillonné de tramways, à proximité des deux grandes gares du Nord et de l’Est ; elle y occupe une enclave considérable, qui offrirait un terrain singulièrement propice à d’utiles travaux d’édilité. Condamnée à disparaître comme ont disparu Mazas, la Roquette, Sainte-Pélagie, elle a, par un privilège peu justifié, bénéficié jusqu’à présent d’un sursis sans cesse renouvelé. On est cependant unanime à penser que ses diverses catégories de pensionnaires seraient, sous tous les rapports, beaucoup mieux installées à la campagne et à souhaiter le transfert de ses services dans la banlieue.
C’est au conseil général de la Seine, lequel se confond en majeure partie avec le conseil municipal de Paris, qu’il appartient de réaliser ce vœu unanime, en votant les crédits nécessaires. Il ne saurait moins faire pour les femmes qu’il a fait pour les hommes, dotés de la prison modèle de Fresnes et, sur ce point, il ne cache pas ses excellentes intentions, il les a même chiffrées dans son dernier budget. Mais quand se transformeront-elles en libéralités efficaces ? Bientôt, assure-t-on. D’ailleurs, ce “ bientôt ”, si souvent répété, émeut médiocrement aujourd’hui le scepticisme des Parisiens si souvent leurrés ; il leur rappelle trop le “ demain ” du perruquier légendaire. Nous ne croirons à la suppression définitive de Saint-Lazare que le jour où nous verrons cloué au portail de la lugubre prison l’écriteau : Matériaux de démolitions à vendre ».
Edmond Franck
Pour aller plus loin…
La prison Saint-Lazare au début des années vingt : le témoignage de Jeanne Humbert à “Saint-Lago” par Héloïse Vimont : lien
… et sur ce blog :
« Saint-Lago » aura vécu ! Dans ces cellules, les femmes ne pleureront plus leur passé… : lien
Arrivage de « filles publiques » en voitures cellulaires à la prison Saint-Lazare : lien
Détention de Madame Steinheil à la prison Saint-Lazare : lien
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