Ralph Soupault, caricaturiste antisémite écroué à la prison de Fresnes (1947-1950)

Ralph Soupault (1904-1962), caricaturiste vedette du journal antifasciste Je Suis Partout

Ralph Soupault avec son recueil de dessins Ils sont partout. DR

« Les représentations de la prison de Fresnes dans l’iconographie et dans les témoignages des collaborateurs incarcérés en France de 1944 à 1953 renseignent sur leur vécu carcéral, mais véhiculent aussi lieux communs et scènes symboliques. Le caricaturiste antisémite Ralph Soupault, militant du PPF de Jacques Doriot, n’échappe pas à cette règle et parsème le recueil Fresnes, Reportage d’un témoin de messages politiques qui attestent de sa fidélité à ses convictions extrémistes ».

Jean-Claude Vimont, « Images ambiguës d’un navire immobile : la prison de Fresnes des épures »
in Sociétés & Représentations 2/2004 (n° 18), p. 217-231, Publications de la Sorbonne, lien
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Le titre de l'hebdomadaire antisémite  "Je Suis Partout" dans lequel dessinait Ralph Soupault

Le caricaturiste doriotiste et antisémite de Je suis Partout et de l’organe de la Milice, Combats, est condamné à quinze années de travaux forcés en janvier 1947. Il est libéré pour raisons de santé le 21 novembre 1950.

Rio (pseudonyme de Ralph Soupault), Fresnes, Reportage d’un témoin, 1947.
Introduction de Ralph Soupault, alias Rio :
Numéro de division, numéro de cellule, numéro d’écrou… Je ne suis plus qu’un numéro de cinq chiffres parmi d’autres numéros de trois, quatre ou cinq chiffres. Un prisonnier parmi d’autres prisonniers, parmi trois mille prisonniers. Et je vis le jour le jour la vie de tous les prisonniers. Ce qui me conduit, de prisonnier, à devenir témoin, car c’est le témoignage, dénué de tout artifice, de notre existence que j’ai voulu retracer dans ces pages et dans ces dessins. Il y a une certaine joie amère, pour le « témoin » que doit être le reporter, de pouvoir apporter un « témoignage » vraiment vécu de la prison, vue, non pas en spectateur, mais en acteur. Les scènes que j’ai évoquées sont celles-là mêmes de notre vie quotidienne, où chaque jour qui passe est tellement semblable au jour de la veille, à celui du lendemain. Il est inutile de broder, de romancer, d’ajouter ou de retrancher. Je n’ai d’autres ambitions, d’autre but que de rendre perceptible aux hommes qui se croient libres le film documentaire de la vie des hommes qui ne se considèrent pas comme enchaînés. C’est tout.

Images ambiguës d’un navire immobile :
la prison de Fresnes des épures
par Jean-Claude Vimont

« Quelques mois après sa condamnation à quinze années de travaux forcés, en janvier 1947, le caricaturiste Ralph Soupault publie, sous le pseudonyme de Rio : Fresnes, Reportage d’un témoin [Paris, Éd. de la Couronne, 1947, 86 p.]. L’ouvrage est dédié à son épouse, mais il destine les exemplaires hors commerce “aux collaborateurs et amis”. Clin d’œil ? “Private joke” à usage des réprouvés de l’heure ? Trait d’humour bien à la manière de ce “brave et turbulent” montmartrois, l’ami de Céline et du peintre Gen Paul, “le franc buveur, le bagarreur, le gai viveur” qu’évoque son compagnon de fuite vers l’Allemagne Jean Hérold-Paquis [Des Illusions… Désillusions ! Mémoires, 15 août 1944-15 août 1945, Paris, Bourgouin éditeur, 1948, p. 74], le speaker de Radio Paris ? Ne faut-il pas y voir plutôt l’annonce d’un plaidoyer en faveur d’un engagement passé que le militant doriotiste qu’il était ne renia aucunement lors de son procès ? L’affichage d’une prétendue objectivité, le choix d’une pose journalistique ne doivent pas leurrer. Le “reportage” est, en vérité, une charge, comme ont pu l’être les almanachs et les tableaux de prisons publiés après la Terreur, comme le furent bien souvent les récits d’enfermés politiques. Les écrits des collaborateurs qui séjournèrent à Fresnes, “le rendez-vous de la gent collaboratrice de Paris”, et dans des maisons centrales, ne se privent pas d’attaquer la Résistance [Voir, par exemple, les dessins et poèmes du journaliste Guy Hanro, À travers l’épuration, poèmes et chansons de détenus regroupés et illustrés par Guy Hanro, ainsi que les poèmes du duc de Lavillatte, Vers pour passer le temps, 1944-1948, conservés au Musée de Fontainebleau, ou bien encore le livre de Claude Jamet, Fifi roi, Paris, Les éditions de l’Élan, 1947], le gaullisme et le communisme [Jean-Pierre Abel (pseudonyme de René Chateau), L’Âge de Caïn, Paris 1947], le régime de la IVe République, ses procédures judiciaires et son régime pénitentiaire [Ralph Soupault ne participe pas au concert de protestations des épurés à l’égard de l’absence de régime politique ou régime spécial, une application d’un décret de Daladier de 1939 à l’égard des condamnés pour intelligence avec l’ennemi. Voir l’auteur anonyme de Prisons de l’épuration, L’épuration vécue, Fresnes 1944-1947, Paris, Éditions du Portulan, 1947 ou Philippe Saint-Germain, Article 75, Paris, Bureau d’études et de publications sociales, 1951]. En apparence, ce recueil de trente-sept planches accompagnées de commentaires ne se singularise guère au sein d’un flux éditorial de modeste envergure et à l’audience confidentielle : évocations de la liberté perdue à l’ombre des hauts murs, présentations des rites et pratiques de l’univers carcéral, hommages aux condamnés à mort et aux martyrs d’une cause perdue. Cependant, le choix des dessins reproduits et le graphisme utilisé incitent à une analyse attentive pour repérer quelques lieux communs de l’imagerie carcérale des épurés et une exaltation peu discrète de la collaboration armée au sein des formations extrémistes que furent le Parti Populaire Français, la Légion des Volontaires français contre le Bolchevisme et la Milice. »

"Douches", Ralph Soupault, alias Rio, Fresnes, reportage d'un témoin, 1947

« Douches », Ralph Soupault, alias Rio, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947, p. 17.

Un dessinateur engagé

« Christian Delporte a opportunément qualifié de fasciste Ralph Soupault, ce dessinateur-militant, que de rares nostalgiques de la collaboration et groupes néo-nazis continuent de vénérer.

Caricature antisémite de Ralph Soupault, parue dans Au Pilori, n°12, (27 septembre 1940)

Une caricature et deux témoignages suffisent pour présenter la nature de son engagement : la plume au service d’un combat que l’action physique et armée doit prolonger. En septembre 1940, après sa démobilisation, il livre l’un de ses tout premiers dessins de pamphlétaire collaborationniste à la feuille antisémite Au Pilori. Un boucher juif, au tablier maculé de sang, se frotte les mains au seuil d’un étal où pendent deux crucifiés. Le dessin a pour légende : viande kasher [« Viande kasher… qui rapporte gros et ne coûte pas cher »]. Cette douzième livraison d’Au Pilori est datée du 27 septembre 1940, le jour même de la publication de la première ordonnance allemande qui prescrivait un recensement des juifs de la zone occupée. Le résistant Roger Vailland, habitant de Montmartre, a laissé du bruyant Ralph Soupault ce portrait : “ (…) l’humoriste hitlérien, le doriotiste de la butte, l’homme qui, dès qu’il était saoul, brandissait son pistolet à tuer les gaullistes ” [article publié dans La Tribune des Nations, le 13 janvier 1950, et cité dans L’Album Céline, Paris, Gallimard, 1977, p. 247]. Celui de Louis-Ferdinand Céline n’est guère plus flatteur. Quelques extraits de Maudits soupirs pour une autre fois révèlent l’atmosphère de guerre civile des derniers mois de l’Occupation à Paris et l’état de fébrilité de Soupault, qui, à la tête de bandes du P.P.F, a abandonné le crayon pour le revolver : “ C’est Soupault ! Bonne tranche ! Une niche, c’est son genre. Il nous menace aux revolvers… un dans chaque main… c’est pour rire mais on (mot illisible) quand même… Ah ! mais il est pas content… il fume, il bouille positif… C’est qu’il est en quart, il gaffe la maison d’en face… C’est terrible ce qui se passe… il a les yeux qui lui sortent, il les roule en plus, il fronce, il se marre en même temps… il est dingue ça va… je me dis : ‘ C’est la nuit, les bombes, ça y a porté à la tête… ’ C’est pas ça du tout ! Il s’en fout pas mal des bombes !… – ‘ Ils t’ont mitraillé ’ que je lui demande ? Il est là campé devant nous, il est costaud Soupault, Hercule, et pas commode et bagarreur… Il ouvre son veston, c’est un arsenal sa poitrine, des baudriers qui s’entrecroisent, un couteau encore… des chargeurs et plein de grenades dans ses poches, des vraies besaces que ça lui fait… C’est un règlement qu’il a avec ses ennemis P.J.O. Il parle par saccades… de colère… Ah ! là les fiotes !… ” et plus loin : “ Les P.J.O. bandes d’enculés contre les siens, les A.P.S., ses groupes de fanatiques en main. D’abord c’est des hommes à l’épreuve, il y a dix-huit mois qu’il les entraîne… armés matricules tout… chacun au moins six grenades, deux mausers, un coutelas à bœuf… les antiterroristes d’élite… mot d’ordre : mort à mort ! les Aryens Populaires Sociaux… Soupault qu’a tout le secteur 18e… et des guetteurs anti J.O. et des réserves de (une ligne illisible). Il en dessine plus du coup tellement c’est éminent le torchon… ” [Maudits Soupirs pour une autre fois, Paris, Gallimard, 1985, p. 151-152]. »

"De ma fenêtre", dessin de Ralph Soupault, alias Rio, in "Fresnes, reportage d'un témoin", 1947.

« De ma fenêtre », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947, p. 39.

Un dessinateur engagé

« Pendant l’Occupation, Ralph Soupault a prolongé la violence iconographique de son œuvre par la violence militante. Comme son chef Jacques Doriot, il a voulu souscrire un engagement dans la L.V.F, aux côtés des soldats français qui combattaient sur le front de l’Est, sous l’uniforme allemand. Son fils Michel s’est lui-même engagé dans ces régiments. Par ailleurs, à la tête de groupes d’action du Parti Populaire Français dans le XVIIIe arrondissement de Paris, il ne semble pas être resté inactif. Ces militants du XVIIIe arrondissement ont été accusés de jets de pierres et d’inscriptions antisémites sur les foyers d’enfants juifs des rues Paul-Albert et Lamarck.

L’itinéraire politique de ce polémiste de la droite extrême qui fit le choix de la collaboration avec l’Allemagne doit être brièvement retracé. Raphaël Soupault (1904-1962) publie ses premières caricatures dans la presse de gauche de 1921 à 1924. Après son service militaire dans la Ruhr occupée, il revient nationaliste, militariste et publie ses croquis satiriques dans la presse royaliste et d’extrême droite. En 1936, il s’engage au Parti Populaire Français de Jacques Doriot. Sa fidélité au P.P.F. ne se dément pas sous l’Occupation. Ralph Soupault fut le plus sollicité des caricaturistes de la presse parisienne de la Collaboration, présent dans Au Pilori, Le Petit Parisien, Le Cri du peuple, Jeunesse, Lectures 40, L’Appel, La Voix Ouvrière et éditorialiste-dessinateur de toutes les premières pages des hebdomadaires Je suis partout, dirigé jusqu’en 1943 par Robert Brasillach, et Combats, organe de la Milice de Joseph Darnand. Arrêté en Italie en 1946, condamné en janvier 1947 à quinze années de travaux forcés – la plus lourde peine infligée à un auteur de dessin politique lors de l’Épuration – il est relâché en novembre 1950 pour raisons de santé. Il vécut jusqu’en 1962, à Tourrettes-sur-Loup, où il décora une chapelle de figurines naïves.

Dans la presse aux ordres de l’Occupant, Soupault multiplie les compositions violentes, allant parfois jusqu’à l’appel au meurtre. S’y mélangent antisémitisme, antimaçonnisme, anticommunisme, haine à l’égard des politiciens de la Troisième République, dénonciation des alliés, des gaullistes et de la Résistance. Le dessin est une arme de combat. Soupault use fréquemment des grands aplats noirs pour durcir les contrastes de ses caricatures. Il mêle des caricatures de personnages réels à des archétypes symboliques. Quatre figures désignent les ennemis du régime : le juif, le trafiquant de marché noir, le franc maçon et le juif capitaliste en chapeau haut de forme. Ils reviennent sous les mêmes traits dans presque toutes les caricatures de l’auteur, aux côtés des responsables de la défaite de 1940 et des alliés. Les lecteurs identifiaient aisément ces hommes politiques, car le dessinateur amplifie ou schématise toujours de la même manière les traits des contemporains les plus célèbres. Ainsi, Staline était-il toujours pourvu de grosses moustaches et d’une casquette ornée d’une étoile rouge. Les uns et les autres bénéficiaient d’un traitement graphique particulier qui caractérise le trait de Soupault pendant le second conflit mondial. Soupault surligne certains traits, par des pleins et des déliés, alternant finesse d’une ligne claire lorsqu’il doit présenter des éléments positifs, et épaisseur, noirceur du trait lorsqu’il est question de dénoncer. Il utilisait des calques pour parvenir à un trait sûr et aux amplifications et déformations qu’il désirait. On peut aisément imaginer l’effet de ce procédé dans les nombreuses caricatures antisémites publiées pendant l’Occupation.

"La cage aux hommes", dessin de Ralph Soupault, alias Rio, in "Fresnes, reportage d'un témoin", 1947.

« La cage aux hommes », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947, p. 71.

Il convenait d’insister sur ces éléments stylistiques, car Soupault modifie sa manière de faire après guerre. Un co-détenu anonyme en témoigne dans le livre Prisons de l’épuration : “ Il avait même trouvé le moyen de renouveler son genre en supprimant le double trait dans les contours et les plis à quoi on reconnaissait un Soupault. Il préparait des albums pour enfants ” [Anonyme, Prisons de l’épuration, l’épuration vécue à Fresnes 1944-1947, Paris, Éditions le Portulan, p. 129]. La ligne claire ou ligne épurée, oserions-nous dire, est principalement appliquée aux détenus. Les aplats noirs n’ont pas disparu et sont réservés aux casquettes étoilées des gardiens, aux barreaux et murs sombres de l’établissement carcéral. Le manichéisme de l’artiste est toujours présent et si la violence est contenue, elle n’a pas disparu. Henri Charbonneau, milicien et co-détenu à Fresnes, précisait dans ses Mémoires que Ralph Soupault demeurait fidèle à ses convictions : “ Ce bleu de Vendée, fils d’un instituteur de la laïque qui est passé par l’Action Française avant de rejoindre Jacques Doriot, est passionné de politique autant que de dessin. Portant le pantalon rouge des marins de son pays, bien carré, solide, il reçoit les copains dans sa cabine où flotte souvent le fumet d’un plat qui mijote, arrangeant des alibis, fourbissant des arguments, reconstituant le Parti. Vieux montmartrois, familier de Céline et de Marcel Aymé, il a la gouaille et l’esprit de la Butte. Chez Barbé, on discute sérieusement de choses sérieuses. Chez Soupault où l’on n’est pas moins ferme sur les idées, on blague, on s’esclaffe, on rigole ” [Henry Charbonneau, Les Mémoires de Porthos, Paris, Robert Desroches, vol. 2, 1969, p. 316]. »

Lieux communs d’un témoignage

« L’ouvrage, publié en 1947, compte quatre-vingt huit pages de 28 cm de hauteur et de 22,5 cm de largeur. Il est divisé en trente-sept paragraphes, portant chacun un titre, un bref texte sur les pages paires et un dessin pleine page sur les pages impaires. Le recueil se veut reportage et a l’ambition première de décrire la vie quotidienne des collaborateurs incarcérés à Fresnes pendant l’Épuration. Ainsi, le paragraphe VI, titré “ Au jus ”, comporte-t-il un texte de vingt lignes décrivant les distributions de nourriture sur les coursives, les propos échangés entre détenus, la circulation des rumeurs au sein de la prison et un dessin, daté des 14-15 mai 1946, représentant un petit groupe de prisonniers encore ensommeillés, dépenaillés, la chevelure désordonnée, attendant leur tour devant la porte entrebâillée de leur cellule. Le dessin ne semble donc avoir qu’une fonction documentaire. Pas d’allusions, d’ellipses, de raccourcis. Si l’auteur mentionne dans le texte des rails sur lesquels roule le chariot de la nourriture, ils figurent également sur le dessin. Ces redondances ne sont pas sans rappeler les procédés répétitifs des caricatures que Soupault réalisait pendant l’Occupation. Il serait toutefois naïf de ne voir qu’une démarche naturaliste dans ces scènes croquées sur le vif et dévoilant souvent crûment l’intimité des prisonniers à la douche ou sur le siège.

« Le navire immobile », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947.

« Le navire immobile », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947, p. 77.

Comment se répartissent les trente-sept planches ? Des vues générales de la prison et des cours de promenade, les horizons découverts depuis la fenêtre du détenu, au nombre de douze. L’évocation des petits événements qui jalonnent la vie quotidienne des détenus (les douches, la distribution de nourriture, la visite au parloir, la séance chez le dentiste, l’arrivage de nouveaux venus, l’épouillage, l’antichambre des juges d’instruction, la venue d’une avocate) au nombre de douze également. Des dessins de cellules (la cellule où Soupault fait de la gymnastique aux côtés de ses compagnons, le mitard, la cellule capitonnée, la cellule de transfert), au nombre de six. Le quartier et la chapelle des condamnés à mort, deux planches. La chapelle cellulaire de Fresnes, cinq planches. Cela a effectivement l’apparence d’un reportage exhaustif et cette énumération pourrait être rapprochée d’une longue phrase descriptive des mémoires de Jean Hérold-Paquis : “ Vivre à trois dans une cellule, jour et nuit, attendre les heures qui jalonnent une journée, le café du matin, la soupe du déjeuner, et l’autre soupe du dîner, espérer une lettre, la lire vingt fois, guetter la visite de l’avocat, désirer celle de l’aumônier, souhaiter d’avoir mal aux dents, pour aller chez le dentiste ; se réjouir du dimanche à cause de la messe ; se satisfaire d’un quart d’heure de promenade dans une cour grillagée, se dire bonjour à travers les barreaux, regarder couler les nuages, écouter la pluie, se jeter du haut de la littérature dans les remous du roman policier, s’appliquer aux deux pages du devoir familial hebdomadaire, tendre l’oreille aux nouvelles qui sautent les fenêtres, faire cinq minutes de gymnastique suédoise, prendre son bain quotidien dans une cuvette posée sur le “siège”, partager les colis et l’amitié, se rationner en cigarettes (…) s’endormir avec la ronde des gardiens, se réveiller avec l’appel des chariots qui roulent sur les ponts du navire immobile… ” [Jean Herold-Paquis, Des Illusions… Désillusions ! Mémoires, 15 août 1944-15 août 1945, Paris, Bourgouin éditeur, 1948, p. 181-182. Le livre de Jean Hérold-Paquis ne semble pas avoir été édité avant 1948. Celui de Soupault le fut en 1947. Lorsque Soupault arriva à Fresnes, Jean Hérold-Paquis avait déjà été fusillé. Peut-on imaginer qu’il eut connaissance de certaines pages ou de l’ensemble du manuscrit ? Et dans ce cas, son “ reportage ” ne serait-il pas également un hommage discret à son compagnon d’équipée en Allemagne ?].

Soupault, comme presque tous les épurés, privilégie espaces et scènes qui ont marqué ces hommes politiques et ces journalistes, confrontés pour la première fois de leur vie à l’univers carcéral. Ils n’évitent pas les poncifs de la littérature carcérale, si bien repérés par Victor Brombert dans la littérature romantique. Citons, par exemple, les panoramas et vues du ciel, présentés dans une classique dialectique entre l’intérieur et l’extérieur. [Nous pourrions multiplier les exemples au sein des témoignages d’épurés. Pierre Malo, journaliste condamné à huit ans de travaux forcés, écrivait : “ Ma fenêtre est ouverte sur la nuit inhumaine. Tout dort sous la neige grise. Seul, un arbre qui, là-bas, jaillit derrière les murs de ronde, semble gorgé d’une lumière dont on cherche en vain la source. Des étincelles dansent autour de ses branches de givre. Auréole d’espoir au cœur des ténèbres ! ” Pierre Malo, Je sors du bagne, Paris, Éd. de l’Élan, 1948, p. 24]. Les paysages entrevus par-delà les barreaux ne peuvent qu’être splendides et infinis ; la laideur du “ dedans ” ne peut que contraster avec la beauté du dehors. Le texte de Soupault accompagnant la trente-cinquième planche est éloquent : “ Et pourtant ! c’est bien le plus beau des spectacles pour les prisonniers que nous sommes. Au-dessus de ces toits terriblement mornes, avec leur géométrie de caserne, leurs tuiles alignées comme à la parade, il y a le ciel, comme chantait Verlaine, cet autre prisonnier. Mais dans ce ciel, il y a surtout la porte, la porte de la prison, et derrière elle… la Belle ! la Liberté ! ” La neuvième planche intitulée la Tour, montre à l’horizon la Tour Eiffel, au-delà des murs grillagés d’un bâtiment pénitentiaire et derrière les barreaux de la cellule de l’auteur, barreaux fichés dans des murs lézardés, barreaux sur lesquels reposent des chaussures aux odeurs que l’on présume nauséabondes.

« La cage aux hommes », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947.

« La tour », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947, p. 27.

Les cachots, cellules et barreaux séquestrent les corps mais laissent s’échapper les âmes. La claustration physique n’entrave pas l’élan qui porte l’esprit, le rêve, les méditations du prisonnier vers le dehors. Soupault écrit à propos de la trentième planche, intitulée “ Nocturne ” : “ Et cette nuit comme toutes les autres nuits, malgré les barreaux renforcés cent fois, mille fois par la magie de la lumière, toutes les pensées, toutes les idées, tous les amours des hommes seront libres, libres et se riront des barreaux ”. Autre lieu commun des témoignages sur les emprisonnements, le thème de la femme entrevue. Ce peut être la fille du geôlier ou l’hôte d’un quartier réservé aux femmes. Soupault consacre deux planches à ce thème. L’une représente une main de femme sortie d’une croisée obstruée et l’autre la visite d’une avocate qui laisse derrière elle “ toute une gerbe de désirs ” chez les prisonniers.

« L'avocate », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947, p. 57.

« L’avocate », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947, p. 57.

Les coursives de Fresnes, les préaux découverts entre les ailes de détention disposées parallèlement, le dispositif cellulaire sur quatre étages de cet établissement construit par Henri Poussin et inauguré en 1898, ont impressionné tous ceux qui y séjournèrent. Marcel Peyrouton écrivait : “ Nous marchons à l’intérieur d’un grand vaisseau sonore, glauque et malodoran ” [Marcel Peyrouton, Du Service public à la prison commune, Paris, Plon, 1950, p. 253]. Soupault multiplie les vues en perspective, les plongées et contre-plongées. Les neuf barreaux des croisées reviennent fréquemment. Il en va de même des parloirs à double grille qui ne permettaient de discerner qu’un brouillard gris à la place des visages des êtres aimés. La chapelle cellulaire et ses « boîtes à sel » d’où les détenus assistaient à l’office a impressionné tous les hôtes de cette prison surpeuplée où les principes d’isolement envisagés par ses promoteurs républicains n’étaient plus respectés. L’abbé Jean Popot la décrit ainsi : “ Mon guide m’ouvrit enfin les portes de la grande chapelle. Même terrible odeur, même humidité suintante, mais un délabrement plus grand encore. Dans un immense amphithéâtre, deux cent cinquante boîtes de bois verticales, fixées au sol, et formant autant de cellules. Tout au fond, sur une grande estrade, la Vierge et l’Enfant parmi quelques fleurs, seule note d’espérance dans cette grande salle désolante. Je pus voir quelques-unes de ces étroites cabines où les hommes, entassés deux par deux, assistaient à l’office le dimanche, sans pouvoir bouger ni s’agenouiller [Jean Popot, J’étais aumônier à Fresnes, Paris, Presses Pocket, 1962, p. 45].

« Une main de femme », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947.

« Une main de femme », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947, p. 67.

Le recueil présente les moments de la vie des détenus qui ont surpris ou marqué les épurés. Les portraits se veulent fidèles (mais il ne nous est guère facile aujourd’hui de mettre un nom sur les visages). Soupault, myope, est reconnaissable à ses épaisses lunettes [L’auteur anonyme de Prisons de l’épuration, op. cit., le décrit ainsi, aux côtés de ses compagnons de cellule (probablement l’acteur Robert Le Vigan et le journaliste de Je suis Partout Guy Crouzet) : “ Des yeux ronds derrière des lunettes, nerveux et volubile, c’était Ralph Soupault qui se riait de sa détention et passait à travers le drame avec la même aisance que les personnages de ses caricatures avaient traversé les événements. Il ne s’ennuyait pas puisqu’il pouvait faire, à longueur de journée, ce qu’il aimait le plus : dessiner ”]. Il porte fréquemment un béret. Les “ économiques ”, gros trafiquants du marché noir et autres entrepreneurs du mur de l’Atlantique se tiennent à l’écart des faméliques détenus de la L.V.F., revenus de camps russes. Entre les cellules, les détenus communiquent par des “ camionnettes ”, ces ficelles que les détenus d’aujourd’hui appellent des “ yoyos ”, et qu’Alfred Fabre-Luce qualifiait de marché noir des prisonniers [Alfred Fabre-Luce, Double prison, Paris, édité par l’auteur, 1946, p. 287]. Les “ unités-pipes ” servent de monnaie d’échange. Sur les murs des promenades ou des cellules, sur les parois des boîtes de la chapelle une multitude de graffitis renseignent sur les pensionnaires du passé et du présent, droits communs mais aussi résistants, communistes et collaborationnistes. Les employés du service général convoient la nourriture et répandent “ les bobards ” qui alimentent toutes les conversations. Dans l’espace confiné des cellules encombrées, les détenus améliorent l’ordinaire, la “ jaffe ”, en cuisinant sur des “ gazogènes ” à papier.

Soupault évoque également le sort des condamnés à mort qui séjournaient au rez-de-chaussée de la première division. Une description de ce quartier est un passage obligé de tous les récits de presse de l’époque, mais aussi des mémoires des collaborateurs incarcérés [L’ouvrage le plus précis sur ce rez-de-chaussée de la première division est celui de Jean Bocognano, Quartier des fauves, Paris, Éd. du Fuseau, 1953]. Il y consacre trois planches. La trente-sixième planche est intitulée “ chaînes ” et présente en gros plan deux mains entravées à la fenêtre d’un fourgon cellulaire. La dénonciation des entraves, fers et chaînes portées par des détenus politiques est depuis deux siècles une constante des combats libéraux. Mais ici, les entraves du condamné annoncent sa condamnation à mort, son transfert dans le quartier de haute surveillance où il devra les porter jour et nuit. La planche suivante est, d’ailleurs, consacrée à ces hôtes au funeste destin : « (…) dans le cliquetis sinistre des chaînes traînant sur le ciment, les condamnés regagnent leurs cellules respectives » [Henri Béraud qui porta ces chaînes a écrit : “ baignée de clarté bleuâtre, la première division superposait ses cinq étages de galeries, aux rampes de fer, de passerelles, de portes numérotées. Il y régnait un morne silence que vint rompre le tintement de mes chaînes. À chaque pas mes chevilles entravées traînaient leurs quinze livres d’acier sur le carreau. Dans ce désert lumineux, cela sonnait comme un glas. Quiconque vécut à Fresnes en ce temps-là n’oubliera jamais ce bruit. On l’épiait chaque soir, au retour de la fournée quotidienne. Qu’il se fit entendre, cela signifiait qu’un des nôtres se préparait à mourir. Alors, un frisson de douleur parcourait de haut en bas la détention ” – Henri Béraud, Quinze jours avec la mort. La chasse au lampiste, Paris, Plon, 1951, p. 129]. Elle montre la nef silencieuse de la première division, un matin, lors du départ de condamnés vers le peloton d’exécution. Il présente ce quartier qu’une haute cloison de planches isolait du reste de la détention : un long et noir couloir à peine éclairé, ses hôtes aux pieds entravés de lourdes chaînes [Marcel Peyrouton indiquait que les entraves pesaient huit kilos et que les pantalons étaient larges, reprisés de pièces innommables, avec des boutons de n’importe quelle couleur sur le côté, tout le long des jambes], leurs pantalons “ mexicains ” boutonnés sur le côté pour permettre de les ôter en conservant les entraves, les coffres disposés aux portes des cellules où chaque soir ils déposent leurs vêtements et la cellule faisant office de chapelle, décorée d’ex-voto offerts par les graciés. »

« Arrivage », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947.

« Arrivage », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947, p. 29.

Un plaidoyer en faveur des extrémistes de la collaboration armée

« Ralph Soupault parsème son œuvre d’hommages aux fusillés, aux victimes de la justice de la Libération et vante l’engagement passé dans les formations para-militaires de la Collaboration. À l’occasion d’une planche offrant à l’horizon une vision de la tour Eiffel, il rend hommage à celui qui fut son ami et rédacteur en chef, à celui que bien des témoignages d’épurés hissent au rang de martyr héroïque, Robert Brasillach, fusillé le 6 février 1945. Soupault, comme presque tous les épurés ayant relaté leur emprisonnement, reproduit l’extrait d’un poème que l’auteur de Sept Couleurs consacra à ce monument. Tous les pensionnaires du Fresnes de cette époque saluent en cet écrivain l’André Chénier de l’épuration.

Un autre panorama, au-delà des “ inévitables barreaux ”, au-delà de quelques peupliers, présente un décor bucolique. Mais c’est l’occasion de rappeler qu’au pied de l’un de ces arbres, Pierre Laval fut fusillé, après avoir tenté de s’empoisonner.

Soupault consacre la trente-quatrième planche à la nef de la première division. Toutes les cellules sont closes, car c’est le moment où un condamné à mort est extrait pour aller au poteau d’exécution. Dans le texte d’accompagnement, il évoque le sort de Robert Brasillach et celui de Jean Hérold-Paquis, exécuté le 11 octobre 1945 : “ (…) derrière chaque porte close, tous les passagers du navire immobile prient pour celui d’entre eux qui ‘ ce soir ne reviendra pas ’, comme l’écrivit Brasillach, cet autre voyageur du petit jour qui, lui non plus, n’est jamais revenu ”.

Plus discrètement, Soupault fait allusion au cul-de-jatte Jean Giot, dans la planche et le texte d’accompagnement titré “ L’antichambre de la mort ”. Il figure ses béquilles déposées avec des vêtements à la porte des cellules de condamnés à mort. Ce policier des brigades spéciales du commissaire David, qui mena une traque sans merci contre les résistants communistes, est condamné le 28 décembre 1945, mais bénéficie d’une grâce le 22 février 1946. Engagé dans l’armée Leclerc en 1944, il est fauché par un obus devant Strasbourg, est décoré de la croix de guerre et de la médaille militaire.

Soupault conclut son ouvrage par cet hommage aux condamnés à mort : “ Maintenant, dans le cliquetis sinistre des chaînes traînant sur le ciment, les condamnés regagnent leurs cellules respectives. Les semaines et les mois de longue attente, de craintes et d’espoirs n’ont pas entamé leur courage. Nous entendons parfois leurs propos joyeux et même leurs rires et leurs chansons. La paix du Christ est en eux. ”

Soupault évoque à deux reprises des détenus ayant appartenu aux formations militaires de la collaboration. Nus et décharnés, les pieds gelés, couverts de blessures, d’anciens S.S. français, de retour de camps soviétiques, passent à la visite médicale. Aux yeux de l’auteur ce ne sont plus que de “ pauvres diables ”, victimes d’une barbarie qu’il compare à celle des nazis. Il ajoute : “ Contraste étonnant entre ces ‘ vendus ’ aux flancs creux et les honnêtes “ économiques ”, qui, ayant arrondi leur bourse et leur panse en vendant quelques mètres cubes du mur de l’Atlantique… ”. Dans une autre planche, à propos de jeunes de l’Éducation Surveillée, il montre beaucoup d’indulgence à l’égard de mineurs qui s’étaient engagés, affirme-t-il “ par goût de l’aventure ”, dans la L.V.F. ou les S.S.

"Épuration", Ralph Soupault, Fresnes, reportage d'un témoin, 1947, p. 31

« Boîte à sel », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947, p. 35.

Comme tous les prisonniers faisant le récit de leur incarcération, le caricaturiste s’est intéressé aux graffitis qui ornaient cellules, cours de promenades et boîtes cellulaires de la chapelle.

Plusieurs planches en possèdent et font figure d’éléments de décor. À y regarder de plus près, quatre planches regroupent 135 graffitis qui ne sont pas choisis au hasard : la troisième intitulée « Chapelle » et la treizième intitulée « Boîte à sel » qui regroupent 106 graffitis, la quatorzième « Boissy d’Anglas » et la vingtième « cellule d’attente ». Au-delà du prétendu reportage, au-delà d’une apparente collecte de traces, d’inscriptions, l’auteur a effectué des choix et répété des sigles et des slogans qui témoignent de ses préférences politiques. La taille de certains slogans et leur emplacement, plus ou moins au centre de la composition, renforcent l’impression que Soupault valorise par ce biais les engagements les plus extrémistes de la collaboration. Une approche quantitative de ces messages montre quatre ensembles majeurs.

Quarante-cinq graffitis (33 %) sont censés avoir été réalisés par les prisonniers de droit commun, hôtes habituels de cette geôle. Ils sont convoqués comme preuves de la véracité du reportage. Ils apportent la dose de pittoresque que ne manquent pas de souligner bien des mémoires d’enfermés. Le folklore d’origine apache, les formules du milieu des années Trente fleurissent aux côtés de slogans politiques. Les “ Mort aux vaches ”, ou en abrégé M.A.V., voisinent avec les “ À Nini, P.L.V. ” (pour la vie), des cœurs, des signatures, des décomptes de jours à subir avant la libération, un sexe féminin, un autre masculin, des surnoms de malfrats originaires des quartiers populaires de la capitale côtoient les formules obligées : “ Ma tête à Deibler, mon cœur à ma mère, ma bitte aux putains, le reste à Pantin ”. Les murs de Fresnes comportaient certainement des inscriptions émanant de cette “ contre-culture ” des prisons étudiées par l’historienne Patricia O’Brien. À l’exception d’un “ Mort aux flics ” en assez gros caractères, on ne peut pas dire qu’ils occupent le “ devant de la scène ”.

Vingt-et-un graffitis (15 %) rappellent que Fresnes hébergea des résistants jusqu’en 1944. Croix de Lorraine, faucille et marteau, quelques “ Mort aux Boches ” et “ Vive De Gaulle ”, sont estompés, parfois même raturés comme pour suggérer des batailles de graffitis [Soupault fait d’ailleurs allusion à un poème de Robert Brasillach, Les noms sur les murs, reproduit dans le livre de Philippe Saint-Germain et qui évoquait les résistants incarcérés : “ C’est à vous, frères inconnus, Que je pense le soir venu, Ô mes fraternels adversaires !… ”].

« Chapelle », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947.

« Chapelle », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947, p. 15.

Six graffitis d’une boîte cellulaire de la chapelle font référence à la foi catholique : des croix, des formules sacrées ou des versets. Tous les autres graffitis, soit 62 (46 %) formules rudimentaires, slogans, sigles, insignes, témoignent d’un attachement à la politique collaborationniste. À côté de trois “ Vive Pétain ”, quelques slogans réservés aux ennemis : “À mort Thores ”, “ À bas les anglais ”, “ À bas De Gaulle ”, une incantation à l’union des nationaux et de courtes phrases faisant référence à l’épuration elle-même. Sous le slogan “ Mort aux flics ”, une mention : “ mais pas les B.S. ”. L’auteur fait allusion aux policiers des Brigades Spéciales de la Préfecture de Police parisienne qui traquèrent les résistants communistes. Plusieurs inspecteurs et commissaires séjournaient à Fresnes en même temps que Soupault, et la justice n’eut aucune indulgence à leur égard. Un juge est dénoncé. Il est accusé d’avoir collaboré avec la gestapo et d’obéir, lors de l’épuration, aux communistes. Enfin, au cœur de la composition, sur la chapelle, un hommage est rendu à ceux qui ont été exécutés : “ Il faut penser à venger nos martyrs : Suarez, Brasillach, Chack, Laval, etc. ”

De nombreux graffiti sont à la gloire des partis et organisations para-militaires collaborationnistes : gamma milicien, “ vive Doriot ”, “ vive Déat ”, croix du P.P.F, initiales du parti, citations des “ petits führers ”. Vingt-six concernent le Parti Populaire Français de Jacques Doriot, treize la Milice de Joseph Darnand, neuf les S.S. français de la L.V.F ou de la division Charlemagne, et deux le parti franciste de Marcel Bucard.

Le caricaturiste, militant P.P.F., accorde une place de choix à son parti et à ce chef qu’il avait suivi jusqu’en Allemagne. Non sans provocation, il exalte et vante le choix de la collaboration armée avec l’occupant nazi. La quatorzième, intitulée Boissy d’Anglas, présente les prévenus en attente d’un interrogatoire devant un juge d’instruction. Soupault décrit ainsi cette antichambre : « (…) ces quatre murs sur lesquels se lisent, sans commentaires, la liste des fusillés, un beau poème de Brasillach et l’une des dernières paroles de Jacques Doriot : “ La mort n’est rien, seul le combat compte… ”, suivies de ces simples mots : “ 21 février 1945, veille de sa mort ”. Sur le dessin figurent la citation de Doriot, le poème de Brasillach, un gamma milicien, “ vive la milice ”, “ vive la légion ”, “ vive Doriot ”, “ vive la Bretagne, la France aux Français, oui, mais la Bretagne aux Bretons ” et, enfin, “ tout ceux qui passe là sont bons à fusilier (sic) ”.

Nous avons indiqué que plusieurs planches concernaient l’exercice du culte dans la prison : un portrait de l’aumônier, des dessins de la chapelle et d’une messe chez les condamnés à mort. Le texte est emprunt d’un fort mysticisme. Plusieurs témoignages rapportent que Ralph Soupault aurait découvert ou redécouvert la foi lors de son séjour à Fresnes. Il aurait même participé à la décoration de l’autel. Citons encore l’abbé Jean Popot : “ Le 24 décembre 1948, il y eut une exécution. Le lendemain, on devait chanter Noël dans la grande chapelle. Durant la nuit, Ralph Soupault compléta la crèche, déjà préparée : sur les deux rampes du grand escalier montant à l’autel, au-dessus duquel était représentée l’étable de Bethléem, il dessina au fusain, sur de grands cartons, une mère de famille portant son dernier-né, puis le laboureur poussant sa charrue, le marin luttant contre les éléments, le mineur avec son lourd pic, le soldat et sa mitraillette, le prisonnier et ses chaînes… Au sommet, un jeune homme soutenant le poteau sur lequel il allait être [Jean Popot, J’étais aumônier à Fresnes, op. cit., p. 81]. Marcel Peyrouton précisait dans ses mémoires que les aumôniers Mouren, Le Petit et Popot enregistrèrent des retours nombreux et sincères à la foi catholique.

« Parloir », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947.

« Parloir », Ralph Soupault, Fresnes, reportage d’un témoin, 1947, p. 23.

Nous ne partageons pas l’avis de certains qui, comme Eugen Weber, dans son ouvrage sur l’Action Française [Eugen Weber, L’Action Française, Paris, Stock, 1962] vantent le style “ brillant et mordant ” de ce dessinateur. Soupault fut un propagandiste violent, qui mit l’épaisseur de son coup de crayon au service de la pire des causes et qui, malgré une modification de son style après guerre, continua de demeurer fidèle à ses engagements passés. Les éléments qui précèdent ne peuvent qu’inciter à la prudence à l’égard de témoignages, ici iconographiques, ailleurs littéraires, émanant de justiciables enfermés ».

Auteur de l’article : Jean-Claude Vimont, historien, maître de conférences d’histoire contemporaine, directeur du département d’histoire de l’Université de Rouen, membre du Grhis, docteur en histoire de l’Université Denis Diderot-Paris 7 et membre du comité de rédaction de Criminocorpus.

5 Commentaires de l'article “Ralph Soupault, caricaturiste antisémite écroué à la prison de Fresnes (1947-1950)”

  1. Doineil Nicole dit :

    Mon père était maton à la prison de Fresnes en 1947. Il est décédé maintenant, mais j’ai chez moi des superbes caricatures de Ralph Soupault avec de belles dédicaces…
    Mme DOINEIL

  2. guenant dit :

    Bonjour Madame Doineil,
    Je suis un amateur de l’œuvre graphique de Ralph Soupault, pourriez-vous rentrer en contact avec moi ?
    Cordialement.
    M. GUENANT

  3. Jacky Tronel dit :

    Voici les aquarelles dont parlait Mme Nicole Doineil, offertes par Ralph Soupault à son père, surveillant pénitentiaire à Fresnes, aujourd’hui décédé.

    Mme Doineil précise : « Les caricatures représentent des personnages chantant parce que mon père à Fresnes chantait toute la journée. J’accepte la publication de ces caricatures. Éventuellement je serai d’accord pour les vendre. »


    Aquarelle réalisée par Ralph Soupault en 1947 alors qu'il était interné à la prison de Fresnes pour collaboration

    Aquarelle réalisée par Ralph Soupault en 1947 alors qu'il était interné à la prison de Fresnes pour collaboration

  4. Alain Sunyol dit :

    Bonjour,
    Je suis en train de rédiger un ouvrage sur la Chapelle Saint-Jean dont les fresques ont été réalisées par Ralph Soupault lors de son assignation à résidence à Tourrettes-sur-Loup en 1951. Je suis donc intéressé par tout renseignement concernant ce peintre, surtout lors de cette période.

  5. Jacky Tronel dit :

    Bonjour,
    L’article sur lequel vous réagissez reprenait les travaux de l’historien Jean-Claude Vimont, récemment disparu.
    Pour mieux cerner Ralph Soupault, le personnage et la nature de son engagement, je vous renvoie vers ces deux ouvrages : « Ralph Soupault, dessinateur de l’extrême », Emmanuel Caloyanni, Geste Editions, 2009, 377 p. et « Je suis Partout, Anthologie (1932-1944) », préface de Philippe d’Hugues, éditions Auda Isarn, février 2012, 650 p.

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