« L’Éclair-Beleyme de Mauzac », témoignage de captivité de Pierre Bloch
Par Jacky Tronel | vendredi 9 avril 2010 | Catégorie : Dernières parutions, DES PRISONS… | Pas de commentairePierre Bloch, député SFIO, inculpé d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État, fait l’objet d’un mandat de dépôt le 22 octobre 1941. Il est écroué à Mauzac le 14 mars 1942. Il s’en évade le 16 juillet. Pendant toute la durée de sa détention, il est « directeur de publication » de l’Eclair-Beleyme, journal satirique, dactylographié et illustré. Ce journal à parution aléatoire, fabriqué avec des moyens de fortune, est réalisé d’abord à la maison d’arrêt de Périgueux (prison Beleyme), puis à la prison militaire de Mauzac. Aux pages 29 et 30 du n° 6 d’avril 1942, nous trouvons quelques recettes qui en disent long sur le régime alimentaire auquel sont soumis les prisonniers…
Bloch et ses compagnons de captivité savent faire contre mauvaise fortune bon cœur. L’humour avec lequel sont rédigées ces deux « recettes » en témoigne.
Potage Mauzac :
Prendre des topinambours (fermentés de préférence) et les passer vaguement à l’eau. Les éplucher d’une façon superficielle et les faire tremper dans de l’eau (potable de préférence). Pour douze personnes, ajouter une carotte et la couper en rondelles (douze de préférence). Faire bouillir le tout pendant un quart d’heure et servir très chaud. On améliore beaucoup ce potage exquis en y ajoutant des pommes de terre – mais en modération.
Plat de riz de Sauvebœuf :
C’est essentiellement un plat du dimanche. S’imaginer un sac de riz dans lequel il y aurait de beaux grains blancs. Plonger la main dans ce sac imaginaire et en retirer une poignée de riz par personne. Faire comme si on lavait le riz et s’imaginer qu’on le verse dans une casserole. Poser la casserole avec deux doigts d’eau sur feu vif. Laisser bouillir et ajouter de l’eau (environ 1 litre pour 10 personnes). Servir très chaud. Si l’eau a le goût de riz, ou c’est un fait inexplicable et extraordinaire, ou c’est que vous avez une excellente imagination. Si l’eau a le goût de topinambours, le plat est réussi.
« Les cloches »
Dans ce même journal, Pierre Bloch publie un poème qui a pour titre « Les cloches ». Ce texte, à la fois grave et désabusé, exprime toute la détresse du prisonnier privé de sa dignité, de sa liberté. Il aide à prendre la mesure de ce qui oppose tous les malheureux qui ne bénéficient d’aucun soutien, aux politiques qui profitent d’une structure interne et d’aides extérieures à la prison.
En voici quelques extraits : « Qui sont ces êtres insoupçonnés, inimaginables, qui défient la fantaisie réaliste de Zola à Aristide Bruant en passant par Dostoïevski et Gorki, et qui pourtant forment la flore et la faune la plus authentique, la plus vraie de vraie de Mauzac, qui sont Mauzac même, une apothéose de la prison militaire repliée derrière les barbelés de la Dordogne, ces torsions, ces gargouilles incroyables qui se sont repliées en zone dite libre pour “ chercher midi ” à quatorze heures ? – Les cloches – Qui sont ces hommes éternellement débraillés, déchaussés, sabotés, pouilleux, hâves, transparents, hébétés qui t’arrêtent à chaque pas pour te mendier des clopes, dont le regard te hante jusqu’à l’engourdissement béat dans le sac à viande, dont le regard sous le calot trop grand reflète l’estomac outragé, le mal aux dents, aux couilles et du pays ; la misère vide, vannée, châtrée, éperdue ? – Les cloches, les cloches. […] On les regarde avec “ l’œil clinique ”.
Un cri d’homme qu’on étripe vivant ; quarante cris répondent ; quarante hommes étripés vivants ; une chambrée entière se rue sur un seul type ; la chambrée en pelote ; un sac gémissant sur le plancher, puis sur les marches de béton dehors, une boule sanglante ; des poignées de cheveux arrachés qui collent au béton, dans la boue ; un gardien intervient : quelques coups de pieds au cul ; et au mitard. Que s’est-il passé ? Eh… les cloches… Une cloche avait volé cinq grammes de fromage et une bouchée de pain du colis de son camarade. Tout le monde frappe. L’honneur de la chambrée l’exige. Mais la rage refoulée, le subconscient sous pression, l’impuissance du mâle frustré, disloqué, la soif du drame spontané, la soif du sang l’exige aussi. Vengeance, vengeance pour tout : l’uniforme fripé, les sabots, la boue, les barbelés, les rutabagas, les coups de sifflet, les lits de femmes au lointain, les gueuletons manqués, les coups que l’on ne boira plus jamais sur zinc avec les copains, le journal qu’on n’achètera plus au kiosque du coin, le poste de TSF que l’on n’écoute plus, la sonnette du cinéma qui attire les gens libres, quelque part ; les gens libres dont on n’est plus. Alors on est déchainé contre les voleurs de colis, et on tape dessus. On est à Mauzac (Dordogne). On est des cloches, quoi. »
Mauzac est un toponyme qui désigne « la prison militaire de Paris repliée à Mauzac » (novembre 1940 – mai 1945).
Jean Pierre-Bloch, né le 14 avril 1905 à Paris, décédé le 17 mars 1999, était un ardent militant contre l’antisémitisme. Après avoir été membre du comité directeur de la ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) de 1934 à 1968, il en fut le président de 1968 à 1993, puis le président d’honneur jusqu’à sa mort.
Photos anthropométriques de Pierre Bloch réalisées à Périgueux. © Coll. Claude Pierre-Bloch.
Dessins extraits de L’Éclair Beleyme de Mauzac, n° 6 d’avril 1942. © Coll. CDJC, Paris.