Périgueux : le temple maçonnique de la rue Saint-Front sous Vichy

Rue Saint-Front, à Périgueux, temple maçonnique

Associés au complot judéo-bolchevique, les francs-maçons ont été farouchement combattus par le régime de Vichy.

Le 13 août 1940, à peine un mois après la formation du gouvernement Pétain, une première « loi maçonnicide » porte interdiction des sociétés secrètes imposant à toute personne intégrant l’administration de déclarer sa non appartenance à la franc-maçonnerie. Toute déclaration mensongère est considérée comme un délit pouvant entraîner pour son auteur une mesure d’internement administratif en résidence surveillée ou une peine de prison allant d’un mois à deux ans, ainsi qu’une amende de deux cents à vingt mille francs.

Le décret du 19 août 1940 constate la nullité de la Grande Loge de France et du Grand Orient de France.

La répression anti-maçonnique s’abat sur Périgueux

Par une ordonnance du 7 septembre 1940, le président du tribunal civil de Périgueux prononce la mise sous séquestre des biens de l’association « La Loge Maçonnique Les Amis Persévérants et l’Étoile de Vésone réunis » et désigne M. Roger Hervet, inspecteur principal de l’Enregistrement à Périgueux, comme administrateur séquestre. Quant au ministre secrétaire d’État à l’Intérieur, il exige « l’enlèvement ou la destruction des emblèmes maçonniques figurant à l’extérieur » des temples

Périgueux : façade du temple maçonnique donnant sur la rue Saint-Front

Le procureur de la République fait savoir au préfet qu’il se heurte, « en ce qui concerne la loge de la rue Saint-Front à Périgueux à des difficultés d’exécution qui exigeraient notamment d’importants travaux d’échafaudage ». Dans sa réponse, le préfet admet que « M. l’Administrateur séquestre a effectivement fait procéder à l’enlèvement des emblèmes ci-dessus désignés, mais seulement dans les panneaux triangulaires situés à la hauteur du plafond du rez-de-chaussée, laissant subsister au fronton de l’immeuble une grande rosace dans laquelle se trouve inscrit un triangle portant à l’intérieur une inscription en caractères hébraïques. Cet écusson qui paraît comporter la devise de la franc-maçonnerie doit disparaître et je vous serais obligé d’inviter M. l’Administrateur séquestre à faire procéder à sa destruction ainsi qu’à l’enlèvement des emblèmes situés sur la façade de la rue Notre-Dame ».

Fronton du temple maçonnique donnant sur la rue Saint-Front à Périgueux avec le delta lumineux dans lequel est gravé le tétragramme

En réponse à une demande de l’Intérieur relative à la dissolution des associations secrètes, le préfet de la Dordogne indique que « ces emblèmes sont sur le point d’être complètement détruits […] Il n’en demeure pas moins vrai – précise-t-il – que la structure de l’immeuble en traduira toujours les origines maçonniques ».

Le 11 janvier 1941, le directeur de l’Enregistrement des Domaines et du Timbre à Périgueux informe le préfet que « tous les emblèmes maçonniques figurant sur les façades de la Loge de la rue Saint-Front et sculptées dans la pierre ont été enlevés par M. Moulignier, entrepreneur de monuments funéraires à Périgueux ».

Un temple aux allures de synagogue

Périgueux : le temple maçonnique à l'angle de la rue Saint-Front et de la rue Notre-Dame

Le regard du promeneur qui venant des allées Tourny descend la rue Saint-Front est attiré par l’architecture de style mauresque balkanique d’un étrange édifice, ressemblant à une synagogue. Cette première impression est confortée par la présence de quatre lettres hébraïques gravées en creux à l’intérieur d’un delta lumineux situé au cœur du fronton triangulaire coiffant la façade principale du bâtiment. À l’étage, côté rue Saint-Front et rue Notre-Dame, des fenêtres masquées de moucharabiehs renforcent encore cette impression. Quant au portail d’entrée, il est surmonté d’un tympan abondamment décoré de feuillages, au centre duquel a été sculptée une étoile à cinq branches, parfois confondue avec l’étoile de David.

Cependant, à y regarder de plus près, les nombreux symboles sculptés sur la façade (équerre, compas, fil à plomb, truelle, maillet, lettre G…) permettent d’identifier l’édifice sans risque d’erreur possible. Il s’agit bien d’un temple maçonnique. D’ailleurs la ruelle qui le jouxte, à l’arrière, ne se nomme-t-elle pas rue des Francs-Maçons ?

Les origines du temple maçonnique de Périgueux

La rue Saint-Front à Périgueux et le temple maçonnique

Les francs-maçons périgourdins du Grand Orient de France occupent aujourd’hui l’ancienne salle de la comédie, ouverte à Périgueux à la fin du XVIIIe siècle. Le 1er septembre 1786, l’architecte Sicaire Pautard, propriétaire des lieux, obtient des autorités municipales « la permission exclusive de faire jouer la comédie dans sa salle… ». En raison de la création d’un nouveau théâtre – inauguré le 20 septembre 1838 – l’ancienne comédie n’a plus lieu d’être. La famille Pautard consent alors à louer le local à Auguste Charrière, vénérable de la loge Les Amis Persévérants. L’acte est signé le 14 juillet 1841. Le 1er mars 1857, un nouvel atelier y est installé, nommé « Les Amis Persévérants et l’Étoile de Vésone Réunis », issu de la fusion des deux loges périgourdines.

Nous devons la façade actuelle du temple maçonnique au programme d’embellissement de la ville de Périgueux, adopté le 24 mai 1858, modifié le 23 février 1861, qui prévoyait le percement d’une nouvelle artère de douze mètres de largeur devant relier les allées Tourny à la cathédrale, voie baptisée rue Saint-Front. En échange de la cession gratuite d’un terrain contigu, le conseil municipal exige de la loge qu’elle érige « une façade convenable dans le délai de 3 années d’après l’alignement qui lui sera donné ». Les travaux d’embellissement de la façade sont l’œuvre de l’architecte Antoine Lambert, du sculpteur Grasset et de l’entrepreneur Jean-François Eyssalet. L’inauguration du temple a lieu le 4 juillet 1869. D’autres travaux sont engagés à partir de 1885, visant à flanquer la partie centrale du temple de deux ailes identiques, surmontées de clochetons encadrant le pignon. À la fin du XIXe, le temple maçonnique est tel qu’il se présente aujourd’hui.

Un temple « dédié au Grand Architecte de l’Univers »

Jusqu’au milieu du XIXe, le caractère éminemment religieux des loges maçonniques est patent. À Périgueux, on ouvre et on ferme les travaux « à la gloire du Grand Architecte de l’Univers ». Les archives départementales conservent l’Hymne maçonnique dédié à la Très Respectable Loge des Amis Persévérans à l’Orient de Périgueux que les frères chantent « sur l’Air de la Marseillaise » et dont voici les paroles des premier et dernier couplets :

Texte du poème de dédicace du temple maçonnique de Périgueux

« Être infini que l’homme adore
Sous des noms, des cultes divers,
Entends le Maçon qui t’implore
Par ses vœux, ses pieux concerts,
Que toute la terre fléchisse
Devant ta sainte volonté :
Nous espérons en ta bonté,
Même en redoutant ta justice !
Dans ce banquet sacré,
Dieu, que nous bénissons,
Descends, descends,
de ton esprit embrase les Maçons !
Grand JÉHOVAH, suprême essence,
Courbés devant ta majesté,
Les fils de la Persévérance
Invoquent ton nom, ta bonté.

Laisse de ton regard sublime
Tomber un rayon glorieux ;
Que tous les hommes soient heureux,
Guidés par toi sur cet abîme !
Refrain… »

Le 4 juillet 1869, le discours d’inauguration du temple de Périgueux révèle les motivations des bâtisseurs : « Ce monument est un Temple élevé à la gloire du Grand Architecte de l’Univers ; il est destiné à servir d’abri aux amis de la Vertu et de la vérité ; on y pratiquera le culte des bonnes œuvres ; il sera un utile instrument de propagande des idées maçonniques… » La messe est dite !

Dans son Histoire de la Franc-Maçonnerie en Périgord, Guy Penaud précise : « On était déiste plus que chrétien, et bien souvent, le Grand Architecte de l’Univers ressemblait d’assez prêt à l’Être Suprême de l’an II ».

Haut du diplôme maçonnique d'Alexandre d'Abzac de Ladouze, 1807

Diplôme maçonnique d’Alexandre d’Abzac de Ladouze, 1807. Archives départementales de la Dordogne, 2 J 1006. Cliquez…

« L’écusson qui paraît comporter la devise de la franc-maçonnerie… » !

tétragramme de la rue St-Front à Périgueux

Le delta lumineux maçonnique porte souvent, en son centre, le Tétragramme sacré sous sa forme hébraïque. Parfois l’œil lui est associé ou bien substitué. Le Tétragramme (du grec tetra, qui signifie quatre, et gramma, lettre) est formé de quatre consonnes hébraïques, lues de droite à gauche : Yod, He ou Hè, Vav ou Waw et à nouveau He ou . La transcription la plus courante est YHWH ou JHVH. La plupart des hébraïsants penchent pour la vocalisation Yahvé ou Iahvé. Bien que sa prononciation exacte soit incertaine (seules les consonnes sont connues), au XIXe siècle, l’usage retient la forme Jéhovah. Voilà pourquoi, chez les francs-maçons, Jéhovah désignait le Grand Architecte de l’Univers.

En 1877, le Grand Orient de France abolit l’obligation qui était faite à ses membres de se référer à l’existence de Dieu, considérant que les conceptions métaphysiques relèvent de l’appréciation personnelle.

Restauration de la façade de la rue Saint-Front, après la Libération

Façade du temple maçonnique de Périgueux

Après la Libération, les francs-maçons périgourdins récupèrent leur loge. Les façades et toitures du temple sont inscrites au titre des monuments historiques par arrêté du 29 octobre 1975. Finalement, la façade donnant sur la rue Notre-Dame est restaurée à la fin de l’année 1987, restituant le tétragramme qui révèle le nom du Grand Architecte de l’Univers, en l’honneur duquel le temple a été consacré, le 4 juillet 1869.

Aujourd’hui propriété d’une société civile immobilière (L’Orient de Périgueux), l’immeuble de la rue Saint-Front abrite les réunions de plusieurs loges du Grand Orient de France (dont celle des Amis Persévérants et l’Étoile de Vésone Réunis), ainsi que celles des assemblées des hauts grades maçonniques.

À noter enfin que deux personnages bien connus ont été initiés en ce lieu : l’écrivain Eugène Le Roy et le fantasque roi d’Araucanie et de Patagonie, Antoine de Tounens.

Sources : Archives départementales de la Dordogne, cotes 2 J 839, 2 J 1006, 4 M 203 et 1 W 1828. Guy Penaud in « Bulletin de la Société Historique et Archéologique du Périgord », tome CI, 1974 & CXV, 1988, et Histoire de la Franc-Maçonnerie en Périgord, Éditions Pierre Fanlac, 1989.

Photos Jacky Tronel.

10 Commentaires de l'article “Périgueux : le temple maçonnique de la rue Saint-Front sous Vichy”

  1. jakin33 dit :

    Je suis heureux de cet article aussi documenté sur un temple qui m’est cher et où j’ai de nombreuses tenues.
    Merci

  2. le Coq dit :

    Un grand merci pour cet article riche de détails et renvoyant aux temps d’une histoire où la persecution des FF fut réelle… justifiant ainsi dans le titre le qualificatif d’« OUTRAGÉ ».

  3. Crestian dit :

    La rue des Francs-Maçons se nommait « rue des Francs-Bourgeois » quand j’étais jeune et non initié. À cette époque, vers 1968, on me montrait les décors martelés comme emblème de l’intolérance d’un temps révolu… Aujourd’hui, on ne peut montrer que la normalité, les temps sont redevenus normaux et la franc-maçonnerie se vulgarise, elle s’adapte aux temps nouveaux d’indifférence… On s’habitue…
    Amicalement,
    \__Crestian

  4. NICOLAÏ Jacques dit :

    Félicitations pour la richesse documentaire de ce blog.
    Jacky Tronel semblant très doué et curieux, j’aimerai le voir s’intéresser aux bagnes guyanais : St-Laurent du Maroni, Cayenne, Les Îles du Salut et les multiples lieux de détention, souvent lieux de torture, que j’ai eu la chance de visiter méritent de ne pas sombrer dans l’oubli ou la légende.
    Des artistes, comme Flag (Francis Lagrange) décorateur de la chapelle de l’ïle Royale ou le décorateur de l’église de Iracubo (Pierre Huguet), des personnages aussi hauts en couleur que Manda et Leca qui s’étripèrent pour la belle « Casque d’Or », le Capitaine Dreyfus, Seznec, etc… (j’oublie volontairement Papillon qui n’est qu’un « faiseur »).
    Toute cette misère sauvage dans un décor paradisiaque, sur les bords de fleuves grandioses, au milieu d’ethnies innombrables, tout cela doit passionner un amateur d’Histoire.

  5. Sanchez Conchita dit :

    Très heureuse d’avoir pris connaissance de ce blog fort intéressant. Ce lieu m’est très cher car j’y ai vécu lorsque j’étais enfant, en 1947 et une partie de 1948. J’ai eu l’occasion d’y retourner il y a quelques années mais les transformations m’ont perturbée car je n’ai pas reconnu les lieux.

  6. Gabriel Foglia dit :

    Bonjour, félicitations pour ce blog.
    Savez-vous la date exacte de la fusion entre les deux loges pour devenir « Les Amis Persévérants et l’Etoile de Vésone Réunis » ?
    D’après votre article, cette date se situe entre 1841 et 1857, mais savez-vous quand exactement ?
    Merci d’avance.

  7. Jacky Tronel dit :

    Bonjour,
    Les procès-verbaux de séance respectifs des deux loges mentionnent cette fusion le 3 juin 1856. Dans son Histoire de la Franc-Maçonnerie en Périgord, Guy Penaud précise que « les lettres de constitution [de la nouvelle loge « Les Amis Persévérants et l’Étoile de Vésone réunis »] furent délivrées le 14 juillet 1856 et l’Atelier fut installé le 1er mars 1857. Le premier Vénérable élu fut le notaire Hilaire Lagrange, qui gardera cette fonction jusqu’en 1865. »

  8. Cécile Desprairies dit :

    Monsieur, Votre excellent article ne précise pas toutefois à quel usage le temple maçonnique a été affecté durant l’Occupation. D’après ce qui se passe dans d’autres villes, il était souvent occupé par la Milice. Pouvez-vous confirmer ?

    D’autre part, j’ai trouvé une antenne de la Sipo-SD rue de l’Ancienne-Comédie à Périgueux. Savez-vous quel est le nom aujourd’hui de cette rue ?

    Auteure d’un ouvrage à paraître aux Presses universitaires de France sur les lieux de l’Occupation en France, je souhaite apporter les plus grandes précisions à la question de ces localisations.

    Par avance, un grand merci. Je ne manquerai pas de vous citer dans mon ouvrage.
    Courtoises salutations, –Cécile Desprairies

  9. Jacky Tronel dit :

    Bonjour,
    En réponse à votre première question : non, le temple maçonnique de Périgueux n’a pas été occupé par la Milice durant l’Occupation. Il fut saisi par l’Administration des Domaines… le mobilier et la bibliothèque vendus aux enchères. Il semble qu’un bureau de bienfaisance occupa le temple jusqu’en août 1944, ce qui explique pourquoi la rue des Francs-maçons qui borde le temple (parallèlement à la rue St-Front) a été débaptisée sous l’Occupation et renommée « rue de la Bienfaisance ».
    Quant à la rue de l’Ancienne-Comédie à Périgueux, ce serait l’actuelle place André Maurois qui part du théâtre et de la Poste en direction du centre de la ville historique (place du Maréchal Pétain sous l’Occupation, puis place de Libération et enfin place André Maurois). Le siège de la Sipo-SD se trouvait à l’angle de cette rue (actuellement Agence du Crédit Lyonnais : 1 place du Général de Gaulle).
    Merci de me tenir informé de la sortie de votre publication… Et bon courage pour le bouclage !
    Bien à vous, JT

  10. Jean Lafon dit :

    Bonjour ,
    Je viens de découvrir ce blog très intéressant qui m’éclaire sur l’histoire de ce bâtiment à l’architecture atypique, proche de la cathédrale Saint-Front. Merci pour tous vos articles, photos et références enrichissantes . JL .

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