Des Gitans à la prison militaire de Mauzac : témoignage de Pierre Bertaux

Condamné par le tribunal militaire de la 17e Région à 3 ans de prison pour actes de nature à nuire à la Défense nationale, Pierre Bertaux, futur directeur général de la Sûreté nationale, est écroué successivement dans les prisons militaires de Toulouse, de Lodève puis de Mauzac, en Dordogne.
À Mauzac, il découvre un univers étrange, « une humanité en miniature ». Parmi les personnages pittoresques qui la compose sont des Gitans
Le témoignage qui suit provient de sa biographie, « Mémoires interrompus ».

Pierre Bertaux, Mémoires interrompus, 2000, couverture de sa biographie

Mémoires interrompus, Pierre Bertaux,
Presses Sorbonne Nouvelle, janvier 2000.

Au camp de Mauzac

Le camp de Mauzac, c’était la prison militaire de Paris évacuée en Dordogne. Quand nous y arrivâmes, il y avait bien quinze cent détenus, là aussi mélangés : droit commun et politiques, et parmi ceux-ci des gaullistes et des collabos.

Dans cette humanité en miniature, toutes les formes de société sont représentées. Il y avait une démocratie égalitaire et libérale, celle des gaullistes ; une démocratie autoritaire, celle des communistes ; des oligarchies et même des tyrannies chez les droit commun.

Et puis il y avait des isolés, des anarchistes qui vivaient à part. J’entends des vrais, de célèbres anarchistes espagnols, adorables et doux comme Valls et Esgléas, le mari de l’illustre Federica Montseny, l’idole des anarchistes.

Éducation gitane

D’autres personnages pittoresques […] étaient des Gitans. Beaucoup de Gitans avaient été pris en 1939/40 comme insoumis. La plupart étaient marchands de chevaux du côté de Nîmes et de Béziers. Ils ne savaient ni lire ni écrire. Chez eux, ce sont leurs filles et leurs femmes qui écrivent et tiennent la comptabilité. Eux, ils savent vendre un cheval, serait-ce une vieille carne tombant de vieillesse.

J’avais obtenu du commandant du camp de faire au réfectoire un cours pour les illettrés. Je réunissais les Gitans et leur faisais des cours. L’un d’eux apprit réellement à écrire et compter à notre façon. Ils avaient, eux, une façon de compter que je n’ai jamais pu apprendre ni comprendre, dont la caractéristique était qu’il n’y avait pas de zéro. Aussi avais-je toutes les peines du monde pour leur faire comprendre ce qu’est le zéro, chiffre qui ne représente rien. L’un d’eux s’acharnait sans succès ; je lui expliquai bien :
« Je te file une clope, tu me files une clope, qu’est-ce qui te reste ?
– Zéro clope.
– Alors, me disait-il, zéro clope, c’est combien de clopes ? »
Il hochait la tête et moi aussi, en découvrant quelle invention sensationnelle a été le zéro – venu des Indes, dit-on. Mais quelle puissance de l’abstraction n’a-t-il pas fallu atteindre pour imaginer un chiffre zéro. C’est bien l’une des bases de notre civilisation.

J’apprenais autant qu’eux, sinon davantage. Je leur racontais l’Odyssée, l’histoire d’Ulysse, gitan des Mers, qui avait bien dû une fois ou l’autre aborder aux Saintes-Maries. Ils aimaient beaucoup l’histoire de Polyphème et le coup du nommé Personne les mettait en joie. Ils reconnaissaient l’un des leurs.

À leur tour, ils me racontaient leurs histoires, ils me parlaient de leurs bagarres avec les Tsiganes, les Zigeuners d’Europe Centrale. Une chose les séparait comme un fossé profond. Les Zigaines, comme ils disaient, tuaient au fusil de chasse, eux au couteau. Pour me témoigner leur reconnaissance et en quelque sorte m’adopter, ils me montrèrent en secret le geste – en effet inattendu – par lequel on peut, même avec une courte lame, surprendre et tuer un adversaire même sur ses gardes. Lèguerai-je aussi ce secret à mes fils ? On verra plus tard si l’un d’eux a suffisamment le tempérament gitan pour apprécier ce legs.

Ils m’ont aussi appris à ramasser une volaille égarée sur le chemin, sans presque se baisser, d’un coup sec et rapide avec le tranchant de la main juste sous la tête. Bien appliqué, on leur casse le cou, et pour plus de sûreté, on enferme la tête du volatile dans la main refermée.
Si l’on a la technique, la volaille ne doit ni crier, ni se débattre. Ils m’ont appris aussi d’autres trucs de gitans, pour la pêche, pour la chasse, mais faute de pratique, j’ai oublié.

Un jour que nous étions en classe, on annonce l’inspection d’une commission allemande. Je n’étais pas plus fier que ça, étant donné mes relations particulièrement délicates avec les autorités allemandes. Et peu de temps avant, ils étaient venus prendre dans le camp et fusiller un gardien qui était en train d’organiser une évasion massive. Nous étions donc en rang, au garde-à-vous, moi le dernier de la file. Après nous avoir tous regardés un par un, le Herr Major se plante devant moi, examine mon teint brun, mon nez aquilin, et finit par dire à son adjoint, avec un bon lourd accent saxon : « Das sind ja lauter mongolische Typen ». Ce sont tous des types mongoliques. Je réprimai sagement toute envie de rire ou de manifester. J’avais envie de réciter du Hölderlin. Ce serait drôle. Ce n’était pourtant pas le moment de se faire remarquer. Les Gitans avaient compris qu’on me considérait comme un des leurs. J’étais adopté.

Parfois dans un coin retiré, ils dansaient pour moi, revivant au rythme des claquettes. Un des Tsiganes nommé Reinhardt était le propre cousin de Django. Avec une boîte à cigares et des cordes que je lui avais préparées, il avait fabriqué une guitare, dont il jouait pendant des heures derrière les cabinets, jusqu’au jour où un gardien trouva que « ça ne faisait pas prison », prit l’instrument et le brisa à coups de talon.

Mes Gitans avaient faim et le camp de Mauzac avait peu de ressources. Un jour, pendant l’appel, tandis que nous étions rangés par quatre dans la cour et que l’adjudant nous comptait et nous recomptait, le chien du commandant passa près de nous en frétillant de la queue. Par quel secret gitan l’attirèrent-ils parmi eux ? Le chien se dirigea vers leurs rangs et disparut dans le plus profond silence. Je crois qu’ils ne l’ont même pas fait cuire. Ils avaient aussi un truc pour empêcher les chiens des fermes d’aboyer. Il suffit, me disaient-ils, de leur présenter un morceau de viande de chien crue. À l’odeur, ils se taisent, terrorisés et fuient dans un coin en se hérissant. Je n’ai jamais essayé…

Biographie

Pierre Bertaux est né le 8 octobre 1907 à Lyon. Étudiant, il prépare une thèse sur Hölderlin qu’il soutient en octobre 1936 (il est le plus jeune docteur ès-lettres de France). Il commence une brève carrière en 1934 à la Radiodiffusion française puis participe à la campagne électorale des législatives de 1936 aux cotés de Pierre Viénot qui le prend en juillet 1936, à son cabinet du sous-secrétariat d’Etat aux Affaires étrangères.

En 1937 et 1938, il est chef de cabinet de Jean Zay, ministre de l’Education nationale et des Beaux-arts, et, parallèlement, il enseigne à la faculté des lettres de Rennes, puis après avoir quitté le ministère à l’été 1938, à celle de Toulouse.

Portrait de Pierre Bertaux

Mobilisé au 2e Bureau du Grand Quartier général en 1939 comme lieutenant interprète, il est appelé en avril 1940 au ministère de l’Information où il dirige les émissions de radio en langue allemande.
Refusant la défaite et l’occupation par l’Allemagne nazie, il participe en décembre 1940 à un réseau de renseignements à Toulouse et organise différentes missions d’information en zone occupée.

Au printemps 1941, par l’intermédiaire de son ami Silvio Trentin et avec plusieurs camarades parmi lesquels Jean Cassou, il fonde le groupe « Bertaux » qui reçoit les premiers parachutages de matériel de sabotage dans la zone sud. Début novembre 1941, le groupe Bertaux réceptionne ainsi l’envoyé de la France libre Yvon Morandat.

Arrêté à son domicile toulousain par la Surveillance du Territoire en décembre 1941, il est incarcéré à la prison militaire de Furgole à Toulouse où il retrouve plusieurs membres du groupe Bertaux. Condamné à trois ans de prison, il est transféré à la prison de Lodève (Hérault) puis, en novembre 1942 au camp militaire de Mauzac (Dordogne). Libéré en décembre 1943 après deux ans d’internement, Pierre Bertaux plonge dans la clandestinité.

Il participe en août 1944 à la Libération de Toulouse en tant que Commissaire de la République, suppléant de Jean Cassou, blessé le jour même de la libération de la ville.
Il prend place à la préfecture régionale, rétablit rapidement les pouvoirs publics et assure dans la région le retour de l’autorité gouvernementale. Il reçoit le général de Gaulle à Toulouse le 16 septembre 1944.

Quittant ses fonctions en mars 1946, il devient directeur de cabinet de Jules Moch, ministre des Travaux publics et des transports puis préfet du Rhône (1947-1948) et directeur général de la Sûreté nationale (1949-1951).
De 1953 à 1955, il est sénateur du Soudan, puis, pendant trois ans, directeur général d’une société d’échafaudages et de coffrages pour le bâtiment.

Décédé à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), le 14 août 1986, Pierre Bertaux a été inhumé au cimetière de Sèvres.

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D’après les informations consignées dans le registre d’écrou de la prison militaire, Pierre Bertaux serait arrivé à Mauzac le 18 novembre 1942 et aurait été libéré le 12 décembre 1943.
Il aurait alors rejoint ses foyers : 12 rue René Bazin, à Toulouse.

Source texte et photo de la biographie : Chancellerie de l’Ordre de la Libération, photo D.R.

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