Naissance de la censure cinématographique avec la quadruple exécution de Béthune
Par Jacky Tronel | jeudi 23 août 2012 | Catégorie : Dernières parutions, VARIA | Pas de commentaireLa quadruple exécution capitale du 11 janvier 1909, à Béthune, passionne les foules, attire la presse écrite ainsi que les actualités filmées. Le jour même de l’exécution publique de quatre des membres de la bande à Pollet – les frères Abel et Auguste Pollet, Canut Vromant et Théophile Deroo – le ministre de l’Intérieur adresse aux préfets une circulaire télégraphique dont le texte marque la naissance officielle de la censure du cinéma français.
Trois des quatre têtes tranchées, de gauche à droite : Théophile Deroo, Abel et Auguste Pollet. Source
L’affaire de la quadruple exécution de Béthune… les faits :
Après une instruction de près de deux ans rendue nécessaire du fait de la multiplicité des crimes commis, principalement dans le Nord-Pas-de-Calais et en Belgique, la bande à Pollet est jugée par la Cour d’Assises de Saint-Omer, en juin 1908. Les 36 accusés écopent de lourdes peines de prison tandis qu’Abel et Auguste, les deux frères Pollet, et deux de leurs complices, Vromant et Deroo, convaincus de vols à main armée, assassinats et tentatives d’assassinat, commis de 1898 à 1906, sont condamnés à mort. L’exécution a lieu le 11 janvier 1909, à Béthune.
Photographies prises lors de l’arrestation des principaux meneurs de la bande à Pollet, Archives dép. Pas-de-Calais, 2 U 175. Source
Le télégramme ministériel à l’origine de la censure cinématographique :
N’étant pas parvenu à empêcher une équipe des actualités cinématographiques de la société Pathé à filmer la quadruple exécution de Béthune, Georges Clemenceau, alors ministre de l’Intérieur, donne à tous les préfets la consigne d’interdire la projection du film dans leurs départements. Le texte intégral du télégramme ministériel envoyé aux préfets, le jour même de l’exécution, est reproduit ci-dessous. Il s’agit là de celui adressé au préfet des Basses Pyrénées…
« …AUTORITE JUDICIAIRE A PRESCRIT A SERVICE D ORDRE REQUIS POUR QUADRUPLE EXECUTION CAPITALE DE BETHUNE DE S OPPOSER ABSOLUMENT A CE QU IL FUT FAIT USAGE D APPAREILS OU DE PROCEDES QUELCONQUES POUR REPRODUCTION DE LA SCENE DE L EXECUTION . MALGRE VIGILANCE DE FORCE PUBLIQUE DES CLICHES DE CETTE SCENE AURAIENT PU ETRE PRIS PAR SUBTERFUGE OU SURPRISE EN VUE DE LEUR UTILISATION POUR DES SPECTACLES CINEMATOGRAPHIQUES . IL SE POURRAIT EGALEMENT QUE DANS LE MEME BUT DES INDUSTRIELS ETABLISSENT DES CLICHES PUREMENT IMAGINAIRES . J ESTIME QU IL EST INDISPENSABLE D INTERDIRE RADICALEMENT TOUS SPECTACLES CINEMATOGRAPHIQUES PUBLICS DE CE GENRE SUSCEPTIBLES DE PROVOQUER MANIFESTATIONS TROUBLANT L ORDRE ET LA TRANQUILLITE PUBLICS . SPECTACLES CINEMATOGRAPHIQUES NE RENTRANT PAS DANS REPRESENTATION D OUVRAGES DRAMATIQUES DANS LE SENS DE LA LOI MAIS BIEN PLUTOT DANS CATEGORIE DES SPECTACLES DITS DE CURIOSITE VISES PAR ARTICLE 6 DU DECRET DU 6 JANVIER 1864 RELATIF A LIBERTE D INDUSTRIE THEATRALE . ILS NE PEUVENT AVOIR LIEU SANS AUTORISATION DU MAIRE . CONSEQUEMMENT LE MAIRE A TOUS POUVOIRS EN VERTU NOTAMMENT DE LA LOI DES 16 ET 24 AOUT 1790 TITRE QUATRE ARTICLE ONZE POUR EXERCER CENSURE PREALABLE ET N ADMETTRE QUE LES ARTICLES DU PROGRAMME DE LA REPRESENTATION CINEMATOGRAPHIQUE QUI LUI PARAISSENT SANS INCONVENIENTS . EN SIGNALANT AUX MAIRES LES DANGERS POUR L ORDRE QU OFFRE LA REPRESENTATION PUBLIQUE DE L EXECUTION CAPITALE DE BETHUNE ET QUE VOUS AVEZ EGALEMENT LE DROIT D APPRECIEZ VOUS L INVITEREZ EXPRESSEMENT A L INTERDIRE DANS LEUR COMMUNE ET VOUS LES Y CONTRAINDREZ AU BESOIN EN FAISANT USAGE DES POUVOIRS QUE VOUS CONFERE L ARTICLE 99 DE LA LOI DU 5 AVRIL 1884 = VEUILLEZ M ACCUSER RECEPTION DES PRESENTES INSTRUCTIONS ET ME TENIR AU COURANT DE TOUS INCIDENTS RELATIFS A CETTE AFFAIRE . »
Source : Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, 1 M 4. Cliquez sur la photo du télégramme pour le voir en entier.
Mise en perspective de l’affaire par l’historien Albert Montagne
Albert Montagne est l’auteur du livre « Histoire juridique des interdits cinématographiques en France (1909-2001) », Paris, L’Harmattan, 2007 (Champs visuels). En janvier 2007, le portail Criminocorpus publiait une synthèse de ses travaux sous le titre : « Crimes, faits divers, cinématographe et premiers interdits français en 1899 et 1909 » [lien]. En voici quelques extraits :
« Si bon nombre de cinéphiles, historiens ou juristes, savent que la censure officielle, nationale et juridique du cinéma français est née en 1909, bien peu savent qu’une affaire criminelle en est l’origine, celle de la Bande à Pollet. Cette bande, dite aussi d’Hazebrouck, forte d’une dizaine de bandits menés par les frères Abel et Auguste Pollet, écumait et terrorisait la région d’Hazebrouck de 1895 à 1905, la mettant à feu et à sang et chauffant les pieds de leurs victimes pour leur faire avouer leurs caches aux trésors. Ces chauffeurs, enfin emprisonnés au début 1908, étaient accusés de pas moins de sept assassinats et dix-huit tentatives d’assassinats suivis de vols.
En juin 1908, le prétoire des assises de Saint-Omer, trop étroit pour contenir les nombreux inculpés, doit être agrandi. Le vendredi 26 juin, les frères Pollet et leurs lieutenants Canut Vromant et Théophile Deroo sont condamnés à mort pour assassinats, le reste de la bande à de fortes peines de prison. La Cassation est refusée. La grâce du président de la République suit le même chemin. On pouvait s’attendre à de simples déportations en Guyane mais, pour la première année et fois de son septennat, Armand Fallières, qui avait gracié systématiquement tous les condamnés à mort, refuse quatre grâces en même temps. Sa décision négative pouvait cependant se comprendre aisément. Deux ans plus tôt, en septembre 1907, la grâce présidentielle de l’ébéniste Albert Soleilland, convaincu d’avoir violé et dépecé la petite Marthe Erbelding, avait fortement entaché la popularité présidentielle et généré en France un vaste mouvement favorable à la peine de mort. »
Un spectacle qui attire les foules… et Pathé
« Le 10 janvier 1909, la nouvelle se répand donc comme une traînée de poudre et la foule se rend dans la nuit au lieu d’exécution. Déjà, au lever du jour, on compte non seulement une incroyable foule de Français mais aussi de touristes étrangers (anglais, allemands, suisses, luxembourgeois …) attirés par l’odeur du sang et par la vision horrifique et fracassante de têtes qui tombent et de corps qui se séparent. »
« Les opérateurs Pathé sont aussi présents. En effet, depuis les années 1900, le public du cinématographe se lasse de Méliès l’illusionniste et de Gaumont le moraliste et de leurs sempiternelles scènes d’actualités et documentaires. […] Il s’intéresse de plus en plus à Pathé le sulfureux qui, pour les plus grands frissons des spectateurs, dévoile le sexe et le crime. […] Il raffole particulièrement d’un genre nouveau, les exécutions capitales et les opérateurs Pathé produisent tout naturellement une série de reconstitutions mortelles : Électrocution de l’anarchiste Gzolgosz, meurtrier du Président Mac Kinley. […] On comprend donc mieux pourquoi, en 1909, une exécution capitale, filmée en réel et non reconstituée, passionne les opérateurs Pathé Actualités, attire autant les journaux et les badauds, et affole au plus point les autorités, locales et nationales, alertées par un tapage médiatique exceptionnel et par une foule de plus en plus nombreuse et excitée. »
Conséquences politiques et sociales directes de ces exécutions capitales ?
« Du point de vue populaire et sécuritaire, poursuit Albert Montagne, la ville de Béthune n’ayant jamais autant attiré de monde de son histoire et eu autant de foule et d’animation, le ministre de la Justice, craignant à juste titre qu’une exécution capitale filmée, fût-elle simple ou multiple, n’entraîne plus encore l’escalade d’un voyeurisme déjà trop macabre, prohibe l’usage de tout appareil ou procédé quelconque de reproduction cinématographique. “Peine perdue”, les opérateurs Pathé, désireux de filmer la mort en direct et de conquérir une clientèle difficile, mais en quête de nouvelles toujours plus sensationnelles, immortalisent l’heure suprême, déclenchant les ires ministérielles. […] Du point de vue judiciaire et pénal, la guerre entre partisans et adversaires de la peine de mort ne fait que commencer. »
Conclusion de l’historien
Albert Montagne…
« Crimes, faits divers et cinématographe ne font pas bon ménage. Les crimes, déjà malmenés par les faits divers, sont réinterprétés par le cinéma, essentiellement de fiction, ne l’oublions pas ! Pis encore, les faits divers, à travers le miroir déformant du cinématographe et des actualités filmées, des unes et entrefilets assassins des journaux, ravivent les plaies et les querelles. Les journalistes et les cinéastes politisés engagent à tour de rôle leur intime conviction et forgent et déforment les opinions des lecteurs et des spectateurs. Surtout, ils offrent une publicité sans pareille à des événements oubliés ou, au contraire, jamais effacés. Les faits portés à l’écran pouvant occasionner des troubles de l’Ordre public local (communal et départemental) ou national, ils sont, donc, la source des premiers interdits filmiques : les arrêtés municipaux et préfectoraux et les lois et circulaires censoriales. »
Pour en savoir plus : Marie Gloris Bardiaux-Vaïente, « Armand Fallières, un Président abolitionniste », en ligne sur Criminocorpus : lien.
Photo ci-contre : guillotine, modèle Berger 1872.
Archives de la Préfecture de Police de Paris, cote Y 1.
L’échafaud et la guillotine, selon Victor Hugo :
« L’échafaud, en effet, quand il est là, dressé et debout, a quelque chose qui hallucine. On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu’on n’a pas vu de ses yeux une guillotine ; mais si l’on en rencontre une, la secousse est violente, il faut se décider et prendre parti pour ou contre. Les uns admirent, comme de Maistre, les autres exècrent, comme Beccaria. La guillotine est la concrétion de la loi ; elle se nomme vindicte ; elle n’est pas neutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui l’aperçoit frissonne du plus mystérieux des frissons. Toutes les questions sociales dressent autour de ce couperet leur point d’interrogation. L’échafaud est vision. L’échafaud n’est pas une charpente, l’échafaud n’est pas une machine, l’échafaud n’est pas une mécanique inerte faite de bois, de fer et de cordes. Il semble que ce soit une sorte d’être qui a je ne sais quelle sombre initiative ; on dirait que cette charpente voit, que cette machine entend, que cette mécanique comprend, que ce bois, ce fer et ces cordes veulent. Dans la rêverie affreuse où sa présence jette l’âme, l’échafaud apparat terrible et se mêlant de ce qu’il fait. L’échafaud est le complice du bourreau ; il dévore ; il mange de la chair, il boit du sang. L’échafaud est une sorte de monstre fabriqué par le juge et par le charpentier, un spectre qui semble vivre d’une espèce de vie épouvantable faite de toute la mort qu’il a donnée. »
Les Misérables (1862), première partie, Fantine, livre premier, Un juste, chap. 4.