La « Ménagerie » de la prison Saint-Lazare : quartier dit de la correction cellulaire
Par Jacky Tronel | samedi 15 février 2014 | Catégorie : Dernières parutions, DES PRISONS… | 2 commentaires« Ici, à la “ ménagerie ”, c’est la solitude murée, la solitude morne des fauves captifs, entre des cloisons constamment ouvertes à l’œil de témoins vigilants. La porte verrouillée, on y reste en tête-à-tête avec son “ moi ”, sans même la liberté d’agir à sa guise, à l’abri des regards indiscrets, qui est la compensation de l’isolement. Pas le plus léger bruit, pas la moindre détente de l’être physique et moral comprimé durant toute la journée. Il faut se coucher immédiatement et dormir – ou simuler le sommeil, s’il vous fuit. Telle est la consigne implacable.
Le mobilier de ces cellules, occupées seulement la nuit – un lit de fer à couverture brune, une cruche ébréchée – est l’unique indice qui les distingue des cages à bêtes fauves auxquelles la gouaillerie lugubre de leurs habitantes les a justement assimilées. »
Texte de L’Illustration du 20 février 1897 (p. 135 et 136), signé Edmond Frank…
La prison Saint-Lazare
« Hôpital, couvent, siège de la congrégation des Lazaristes, chargée de propager par l’apostolat les œuvres de Vincent de Paul, transformés en établissement pénitentiaire depuis la Révolution, aménagés tant bien que mal pour cette dernière destination, les anciens bâtiments de Saint-Lazare ne répondent plus aux nécessités d’un service dont la réforme s’impose en raison de l’évolution des idées et des mœurs.
En plein Paris, au cœur d’un quartier très actif et très populeux, à quelques pas de deux grandes gares de chemin de fer, monuments symboliques de la vie moderne, ce sombre édifice, à peine remarqué des passants affairés, reste le type achevé de la vieille geôle classique, si propice aux situations pathétiques de roman-feuilleton et aux décors terrifiants de mélodrame. Architecture, histoire, tout concourt à lui donner ce caractère d’archaïsme ténébreux […] »
Pierre Emonts, © Carnavalet / Roger-Viollet, 1888.
« Mais, quelque intéressant que soit le passé de Saint-Lazare, il nous faut être sobre de souvenirs historiques et archéologiques. Aussi bien, il n’offre d’intérêt ici que par sa relation directe avec le présent, ce passé, dont témoignent la noirceur des pierres, la caducité des charpentes vermoulues, l’imperfection primitive de l’agencement intérieur, un luxe excessif de ferrailles “ moyenâgeuses ”, et ce fade relent d’humidité et de moisi qu’entretient la fréquence des lessivages prescrits par les règles élémentaires de l’hygiène. Dans ce lugubre domaine, vivent des créatures humaines. Si l’histoire de l’édifice est curieuse, plus curieuse encore est l’observation de ce morceau d’humanité, de ce résidu social, contingent sans cesse renouvelé de créatures déchues, fourni par Paris, qui doit à sa qualité d’immense capitale cosmopolite le triste privilège d’être, en ses dessous, un grand collecteur de hontes et de misères de toute sorte […]
Ici, ce n’est plus l’imagination qui opère, c’est l’œil, sollicité par des réalités présentes. Ce ne sont plus des fantômes qui s’agitent et passent, ce sont des êtres en chair et en os, des femmes de toute provenance, cueillies hier dans la mêlée sociale, destinées à y rentrer un jour ou l’autre – quelques-unes demain – et parquées pour un temps dans un milieu où l’Administration tutélaire entasse, faute d’aménagements meilleurs, une sorte d’olla-podrida concentrée de toutes les turpitudes féminines : le mal moral à côté du mal physique, les débutantes du vice et du crime avec les récidivistes, les fruits légèrement piqués près des fruits irrémédiablement gâtés. Et l’émotion est immédiate et singulièrement poignante, qu’on éprouve au contact direct de ces hideurs, à la vue de ces femmes, les unes arrivées au dernier terme de la dégradation, les autres dont on pressent déjà la perte fatale, bien qu’elles n’en soient encore qu’à leurs premiers pas dans la voie où leur mauvais sort les a jetées. Et ce sentiment s’augmente d’un trouble douloureux, quand on mesure la largeur du fossé qui sépare la justice coercitive de la justice moralisatrice, et sur lequel, depuis tant d’années, les philanthropes s’efforcent avec un médiocre succès d’établir un pont. »
Le quartier dit de la Correction cellulaire de la Ménagerie
« Que sont les impressions et les émotions rétrospectives auprès du frisson qu’on éprouve devant la “ ménagerie ”, deux longues files de cellules superposées, communiquant, d’une part, à des couloirs parallèles et prenant jour, d’autre part, par des baies grillagées sur une galerie de bois intérieure ?
Le mobilier de ces cellules, occupées seulement la nuit – un lit de fer à couverture brune, une cruche ébréchée – est l’unique indice qui les distingue des cages à bêtes fauves auxquelles la gouaillerie lugubre de leurs habitantes les a justement assimilées. Ces habitantes, vu l’heure de notre visite, il ne nous a pas été donné de les apercevoir derrière leurs grillages. Seule, si elle n’était retenue par la discrétion professionnelle, la sœur gardienne qui, pendant la nuit, surveille ces cages, pourrait nous dire quelle mine font les recluses enserrées en leur étroit réduit, quels rêves fiévreux les agitent.
Ici, ce n’est plus la promiscuité du grand dortoir ou de la chambrée, avec les voisinages, les regards furtivement échangés, l’inévitable remue-ménage du coucher et du lever, qui, malgré le silence réglementaire, donne encore aux prisonnières l’illusion de la vie normale. Ce n’est plus la camaraderie qui évoque chez certaines d’entre elles les souvenirs de leur prime jeunesse, du temps plus ou moins lointain où, insouciantes et rieuses, elles s’ébrouaient dans le dortoir blanc de quelque pensionnat. Car, parmi ces dévoyées, ces dégradées, plus d’une reçut, soit dans un établissement laïque, soit au couvent, une éducation convenable qui semblait devoir la prémunir contre les embûches et les chutes, et lui assurer une meilleure destinée. Plus d’une a gardé de cette éducation une vague croyance religieuse, tout au moins des habitudes de piété. Et celles-là, stimulées par l’exemple des sœurs gardiennes, s’agenouillent bénévolement au pied de leur lit pour murmurer une rapide prière, implorant la vierge tutélaire dont l’image, parée de fleurs artificielles défraîchies, est l’unique ornement de la muraille nue. Dieu seul sait la part du cœur dans cette prière tombée de lèvres impures, jusqu’à quel point elle est l’indice d’un remord vrai, d’un repentir sincère.
Ici, à la “ ménagerie ”, c’est la solitude murée, la solitude morne des fauves captifs, entre des cloisons constamment ouvertes l’œil de témoins vigilants. La porte verrouillée, on y reste en tête-à-tête avec son “ moi ”, sans même la liberté d’agir à sa guise, à l’abri des regards indiscrets, qui est la compensation de l’isolement. Pas le plus léger bruit, pas la moindre détente de l’être physique et moral comprimé durant toute la journée. Il faut se coucher immédiatement et dormir – ou simuler le sommeil, s’il vous fuit. Telle est la consigne implacable. Et à quel moment ce tête-à-tête ? Au déclin du jour et à l’aube : aux instants indécis et mélancoliques où l’ombre s’épaissit ou commence à peine à se dissiper ; pendant la nuit, dont les ténèbres se peuplent de visions fantastiques, tandis que, dans le vide angoissant du silence, la vieille horloge du temps de Louis XIII marque les heures de ses tintements lugubres comme des glas.
Oh ! alors, avant l’assoupissement, au réveil, quelles pensées doivent assaillir la prisonnière ainsi “ bouclée ” ! Quels cauchemars doivent hanter son demi-sommeil !
Comme par un effet de théâtre, les épaisses clôtures de la prison semblent s’abaisser pour découvrir à ses yeux le monde extérieur. Elle revoit tout ce qu’elle y a laissé, les figures familières des amis, des parents, des enfants parfois ; et l’honnête foyer, le laborieux atelier abandonnés, et aussi la demeure de rencontre, au luxe douteux et précaire. La comparaison de ceci avec cela s’impose à elle, la torture cruellement : à défaut de remords, d’amers regrets, des rancunes, une rage sourde lui étreignent le cœur et lui font monter les larmes aux yeux. Jamais elle ne sentit mieux toute l’horreur de sa situation. »
Le regard d’un historien des prisons sur les cellules de la « Ménagerie »
À cette description romanesque il convient de mettre en regard le commentaire d’un historien des prisons, Christian Carlier. Dans le catalogue de l’exposition qui se tenait au Musée Carnavalet du 10 février au 4 juillet 2010, Christian Carlier écrivait à propos de la Ménagerie de Saint-Lazare :
« Mais peut-être que cette promiscuité [celle du grand dortoir] est préférable à la cellule individuelle qui vient récompenser les plus méritantes, “ celles qui se conduisent bien ”, avec qui, et sur qui fonctionne la machine à éradiquer l’énergie, la révolte. Pour celles-là, filles soumises plutôt qu’insoumises, 4 ou 5 m2 de lieu solitaire, avec lit, escabeau, terrine et planchette. Plus un récipient pour les besoins naturels, qu’il aurait été impudique de montrer. L’ensemble, appelé “ Ménagerie ”, est formé de ces cages, vite baptisées “ cages à poules ”, chacune étant contiguë à deux autres, une cloison de bois les séparant. De l’extérieur, la vue d’ensemble, saisissante, fait songer aux dispositions d’un élevage animal industriel. Ce système a continué d’exister dans les maisons centrales jusqu’à 1975 au moins.
Ces “ cages à poules ” ont pu servir, selon les modes pénitentiaires, à d’autres catégories que les méritantes. Sous la IIIe République, la mode des colonies pénitentiaires étant passée, on y a placé des mineures que l’on séparait ainsi des adultes. Au XXe siècle, quand leur nocivité est devenue avérée, y ont trouvé place les punies. L’analyse vaut pour les prisons d’hommes. Comme quoi un “ progrès ” peut, avec le temps et l’usage, devenir une régression. La machine pénitentiaire recycle, interminablement, ses nouvelles techniques ou pratiques, dès lors qu’elles ont montré leur aberration. »
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Bonjour Jacky,
Intéressant de voir que je ne suis pas la seule à m’intéresser à l’histoire de Saint-Lazare qui bientôt deviendra Médiathèque Françoise Sagan. Je suis en train de préparer une présentation à ce sujet pour le Cercle Français de Huddersfield ici en Angleterre et à continuer mes recherches pour, peut-être, un de ces jours, écrire un livre à ce sujet.
Connaissez-vous le site web de l’université DePaul à Chicago?
Voici le lien: https://vincentiancollections.depaul.edu/saintlazare/Pages/default.aspx
Salutations, Mary Green
Bonjour Mary,
Très heureux d’apprendre que la prison de Saint-Lazare sera très prochainement évoquée en Angleterre, à l’Huddersfield French Circle (West Yorkshire), le mercredi 12 mars 2014. Sur le site du Cercle, j’ai découvert l’annonce : « Mary Green parlera de ses recherches sur “St Lazare: prison.” Following Mary’s presentation two years ago, this time we will learn more about the life of the Enclos Saint-Lazare in Paris as a prison, during the Revolution and then afterwards as a women’s prison particularly during the Belle-Epoque period in Paris. »
… Et je connaissais l’excellent site web de l’université DePaul à Chicago. Je l’avais cité en source dans l’un de mes précédents articles. Les collections d’images qui sont mises en ligne sont en effet impressionnantes, en terme de qualité et de quantité !
Tenez-moi informé quand vous aurez publié un livre sur cette prison…
Bien à vous, Jacky