Au sujet de la détention des internés administratifs dans les établissements pénitentiaires
Par Jacky Tronel | vendredi 18 avril 2014 | Catégorie : Dernières parutions, DES PRISONS… | Pas de commentaireAlors que la population écrouée et détenue en France s’élevait à 68 859 personnes au 1er avril 2014, la question brûlante de la surpopulation des prisons renvoie à une autre période d’inflation carcérale, située fin 1940, début 1941.
Dans une note du 17 janvier 1941 adressée à Raphaël Alibert, son ministre de tutelle, Fernand Contancin, directeur de l’Administration pénitentiaire s’élevait contre la mise en détention d’internés administratifs dans les établissements pénitentiaires, mesures prises à l’initiative du préfet régional Jean-Pierre Ingrand, représentant du ministre de l’Intérieur au sein de la délégation de Vichy auprès des Allemands à Paris…
Texte intégral de la note Contancin du 17 janvier 1941 :
« Le Directeur de l’Administration Pénitentiaire et des Services de l’Administration Surveillée à l’honneur d’exposer à Monsieur le Garde des Sceaux :
Hier, 16 janvier vers 16 heures, il a été avisé, par une communication téléphonique de mes services de Paris, que les 100 internés administratifs détenus depuis la mi-décembre à la Maison Centrale de Fontevrault, allaient être dirigés sur celle de Clairvaux, mais remplacés sur le champ à Fontevrault par un nouveau contingent de même importance d’autres internés administratifs ; que, d’autre part, la Maison Centrale de Clairvaux allait recevoir, de son côté, 500 autres internés administratifs sans qu’il puisse être précisé si, dans ce chiffre, seraient ou non compris les internés à transférer de Fontevrault.
Il a aussitôt donné l’ordre à ses services de Paris d’élever auprès des autorités administratives de la capitale une vigoureuse protestation et a, en ce qui le concerne, préparé immédiatement un projet de lettre à M. le Ministre, Secrétaire d’État à l’Intérieur, réitérant, en les précisant, les protestations qui lui avaient été déjà adressées par lettre en date du 15 décembre courant.
Au moment où il se préparait à aller soumettre ce projet de lettre à la signature de Monsieur le Garde des Sceaux, M. Contancin a reçu, de M. Romieu, Chef de bureau au Ministère de l’Intérieur, une communication téléphonique relative à cette question et tendant à obtenir qu’aucune objection ne soit élevée contre la réception des internés administratifs dans les établissements pénitentiaires, seule solution possible, d’après lui, pour permettre de faire face, tout au moins provisoirement, à une situation grave.
M. Contancin n’a pu que lui faire connaître, qu’à son très vif regret, il lui était à lui-même absolument impossible d’accéder au désir qui lui était ainsi exprimé et lui notifier, de la façon la plus nette, qu’il se trouvait dans l’impérieuse nécessité d’y opposer une fin de non recevoir catégorique.
En effet, il s’agit avant tout, pour l’Administration Pénitentialre d’une impossibilité légale absolue :
L’article 609 du Code d’Instruction Criminelle dispose expressément : Nul gardien ne pourra, à peine d’être poursuivi et puni comme coupable de détention arbitraire, recevoir ni retenir aucune personne qu’en vertu soit d’un mandat de dépôt, soit d’un mandat d’arrêt décerné selon les formes prescrites par la loi, soit d’un arrêt de renvoi devant une Cour d’Assises, d’un décret d’accusation ou d’un arrêt ou jugement de condamnation à peine afflictive ou à un emprisonnement et sans que la transcription en ait été faite sur son registre.
Et les articles 120 et 119 du Code Pénal, sanctionnant cette infraction ne sont pas moins formels :
Article 120 : Les gardiens et concierges des maisons de dépôt, d’arrêt, de justice ou de peine, qui auront reçu un prisonnier sans mandat ou jugement, ou, quand il s’agira d’une expulsion ou d’une extradition, sans ordre provisoire du Gouvernement, ceux qui l’auront retenu… seront, comme coupables de détention arbitraire, punis de 6 mois à 2 ans d’emprisonnement et d’une amende de 16 à 200 frs.
Article 119 : Les fonctionnaires publics chargés de la police administrative ou judiciaire, qui auront refusé ou négligé de déférer à une réclamation légale tendant à constater les détentions illégales et arbitraires, soit dans les maisons destinées à la garde des détenus, soit partout ailleurs, et qui ne justifieront pas les avoir dénoncées à l’autorité supérieure, seront punis de la dégradation civique et tenus des dommages-intérêts…
Vainement tenterait-on de faire observer, ainsi que M. Romieu n’a point manqué de le faire, qu’une nécessité supérieure et l’état de siège seraient de nature à justifier la situation qui nous est faite par l’envoi d’internés administratifs dans les établissements pénitentiaires. Pareille situation s’était déjà produite en 1915 et a motivé, le 17 février 1915, l’envoi aux Directeurs des Circonscriptions Pénitentiaires et prisons de la Seine d’une circulaire dont copie est ci-après annexée.
Rien donc en l’état actuel de la législation, ne saurait contraindre des Directeurs ou Surveillants d’établissements pénitentiaires à commettre une illégalité constitutive d’une infraction pénale, sévèrement sanctionnée, ni leur Chef, le Directeur de l’Administration Pénitentiaire, à couvrir de son autorité une telle illégalité et à se faire le complice ou le coauteur de cette infraction.
Bien plus, le Directeur soussigné se doit de faire observer que l’impossibilité légale où il se trouve d’accéder à la demande de l’autorisation administrative se double d’une impossibilité matérielle tout aussi absolue. Les établissements pénitentiaires sont, actuellement et dans l’ensemble, surencombrés et dans un état de pénurie très grave en matériel et en personnel.
Dans la zone libre, ils sont surpeuplés par un afflux important de détenus repliés, par une très grande partie des détenus militaires, et également, ainsi que le Directeur soussigné a eu le regret de le constater au cours d’une récente inspection, dans certains établissements (Maison d’arrêt de Nîmes, par exemple) par des internés administratifs.
Dans la zone occupée, un certain nombre de ces établissements ont été détruits ou gravement endommagés au point de ne plus offrir aucune garantie de sécurité (Maison Centrale et Maison d’Arrêt de Loos…, écoles de préservation de Clermont et Doullens…) ou requis purement et simplement par les autorités allemandes (Maison Centrale d’Haguenau et d’Ensisheim et, d’une manière générale, toutes les prisons, souvent très importantes d’Alsace et de la zone interdite), ou réquisitionnés en tout ou partie (environ 80 dont, pour ne citer que quelques exemples, les gros établissements de Fresnes, La Santé, Poissy, Caen, Clairvaux, Rennes, Orléans, Rouen, Troyes, Nancy, Besançon, Dijon, Angers, Chartres, Tours, Blois, etc…).
La situation est telle que des rapports extrêmement alarmants ont signalé entre autres situations particulièrement critiques ; celle des prisons de Fresnes où les mineurs qui occupaient naguère toute une division, ont dû être entassés, parfois jusqu’à 5 par cellule individuelle, dans un seul étage de la seule division restant à notre disposition et où 950 détenus occupent 350 cellules ; celle de la prison de Versailles où des prévenus ont dû être entassés jusqu’à 6 par cellule et, plus récemment, celle des prisons de Rouen et du Havre dont le caractère de gravité, non seulement alarmant mais dramatique est bien mis en évidence par les rapports, dont ci-joint copie, des médecins de ces établissements, du Directeur de la Circonscription pénitentiaire et des autorités judiciaires compétentes.
Pour parer, tant bien que mal, à ces inconvénients, il a dû être procédé à la réouverture d’un certain nombre d’établissements désaffectés (Bernay, Argentan, Vendôme, Wassy…) et le Directeur soussigné a dû faire procéder à des transfèrements particulièrement difficiles et faire prendre, successivement, pour l’exécution des peines correctionnelles dans les Maisons centrales de Clairvaux, puis de Fontevrault, arrêtés d’ailleurs aussitôt frappés d’inefficacité par réquisitions des autorités allemandes (Maison centrale de Clairvaux) et par l’envoi, objet de la présente note, des internés administratifs (Clairvaux et Fontevrault).
Toutes ces difficultés sont sensiblement aggravées par la pénurie de matériel (vêtements, couchage, literie, cuisine, chauffage), le défaut de réserves et la quasi impossibilité de se procurer, dans bien des cas, les denrées indispensables pour assurer la subsistance des populations détenues.
Elles se traduisent déjà par une recrudescence des évasions, par des mouvements d’indiscipline, par la misère physiologique des détenus résultant des privations de toute sorte.
Au point de vue du personnel, la situation n’est pas meilleure. Le personnel qualifié est, en effet, réduit dans de sensibles proportions par les décès, démissions, admissions à la retraite et sanctions intervenues depuis l’ouverture des hostilités ; un grand nombre d’agents (plus de 330 à la connaissance de l’Administration Pénitentiaire) sont en captivité ; la plupart de ceux actuellement en service sont depuis des mois astreints, sans repos ni trêve, à un service pénible et parfois accablant.
Les ressources budgétaires de l’Administration Pénitentiaire, enfin, ne lui permettent pas de se substituer à une autre Administration pour faire face à une situation aussi imprévue et aussi onéreuse qui, à quelque titre que ce soit, ne saurait rentrer dans ses attributions.
Sans doute, au cours de la conversation téléphonique susvisée, M. Romieu a cru devoir faire observer à M. Contancin que l’autorité administrative ne dispose ni de l’organisation matérielle ni du personnel indispensable pour garder plusieurs centaines et peut-être des milliers d’internés administratifs. M. Contancin a dû lui expliquer et ne peut que répéter que la situation est la même pour l’Administration Pénitentiaire.
Il signale, en outre, que l’Autorité administrative a des pouvoirs plus larges et des ressources plus nombreuses, en ce qui concerne les établissements et le personnel :
1) le Ministre de l’Intérieur a la possibilité de réquisitionner plusieurs sortes d’établissements : prisons désaffectées, casernes inoccupées, bâtiments scolaires, etc…
2) à la différence de l’Administration Pénitentiaire qui ne dispose que des gardiens de prison, la Sûreté Nationale peut utiliser tous les agents de la Force Publique.
EN CONCLUSION, l’incarcération dans les établissements pénitentiaires de plusieurs centaines d’internés administratifs se heurte à une double impossibilité, matérielle et légale :
1) Les prisons, spécialement celles de la zone occupée, sont actuellement surpeuplées. Il est matériellement impossible d’y loger, par surcroît, des détenus administratifs. D’ores et déjà, la situation est alarmante et même dramatique. L’entassement des détenus dans la plupart des prisons, la rigueur des restrictions alimentaires qu’ils subissent, donnent à l’Administration Pénitentiaire les plus graves préoccupations au point de vue de la sécurité et de l’hygiène. S’il était accédé à la demande du Ministre de l’Intérieur, le Directeur de l’Administration Pénitentiaire se considèrerait comme non responsable des conséquences qui en résulteraient : nécessité de laisser ou de mettre en liberté des condamnés de droit commun, entassement des détenus dans des conditions véritablement inhumaines, impossibilité de leur assurer la nourriture strictement indispensable, risques accrus de révolte et d’épidémies.
2) La détention des internés administratifs dans les prisons est formellement prohibée par le Code Pénal et le Code d’Instruction Criminelle. La demande du Ministère de l’Intérieur doit être rejetée, si l’on ne veut substituer, au sein même du Ministère de la Justice, l’arbitraire au régime de Droit. »
Quel intérêt présente ce document d’archive ?
L’intérêt de ce texte réside dans le fait qu’il témoigne des conflits d’intérêts qui ont opposé trois ministères régaliens dans la gestion des internés et prisonniers sous Vichy : le ministère de la Guerre qui, jusqu’au 1er novembre 1940, avait en charge les « Centres de séjour surveillé pour indésirables » ; le ministère de la Justice qui administrait le parc des établissements pénitentiaires et enfin le ministère de l’Intérieur qui se voyait confier, à partir du 1er novembre 1940, la garde des internés administratifs rassemblés dans les centres de séjour surveillé (CSS).
Cette note présente également l’avantage d’offrir une photographie précise de la situation pénitentiaire, tant en zone libre qu’en zone occupée, à une époque charnière, à la fin de l’année 1940. Et enfin, les arguments que Fernand Contancin avancent pour défendre son point de vue sont intéressants car ils précisent la différence de statut entre un interné et un prisonnier, objet de confusion.
Si la création de grands CSS en zone libre (Saint-Sulpice la Pointe, Saint-Paul d’Eyjeaux et Nexon, pour ne citer que les principaux) a, en partie, résolu cette délicate question, il n’en demeure pas moins que dans les faits, l’internement administratif dans les établissements pénitentiaires est demeuré une pratique courante. Le rattachement de l’administration pénitentiaire et des services de l’Éducation surveillée au ministère de l’Intérieur, le 15 septembre 1943, n’a en rien contribué a clarifier la situation.
En savoir plus…
Source : Archives Nationales, F-7-15086
Précision : Les internés administratifs cités en introduction de la note de Fernand Contancin était tous communistes. De fontevrault, ils ont été transférés à la maison centrale de Clairvaux puis, en mai 1941, vers le camp de Choisel (commune de Châteaubriant en Loire-Atlantique) ou celui de Rouillé (Vienne).
Lire sur ce blog :
Les prisons de Vichy au bord de l’implosion dès 1941 : lien
Des nomades, des communistes et des camps dans la France occupée de 1940 : lien
Accès à la statistique mensuelle de la population écrouée et détenue en France, situation au 1er avril 2014 : lien