Shamaï Haber et les « menhirs » de la Maison des Sciences de l’Homme, rue du Cherche-Midi
Par Jacky Tronel | vendredi 17 septembre 2010 | Catégorie : Dernières parutions, DES HOMMES… | 8 commentairesLe jeudi 2 août 1973, le sculpteur d’origine polonaise Shamaï Haber érigeait, à l’emplacement même de l’ancienne prison militaire du Cherche-Midi, ce monument abstrait en granit de Bretagne de trois cents tonnes, mesurant huit mètres de hauteur, en réplique au bâtiment d’acier et de verre se trouvant en arrière-plan.
« On peut penser que l’ensemble manque de légèreté, mais il est sans doute plein de symboles : ne serait-ce que celui de l’homme écrasé par la ville »…
Les Dernières Nouvelles d’Alsace,
9 août 1973
Shamaï Haber est né à Lodz (Pologne), le 15 février 1922.
Il a émigré en Israël puis est venu s’installer à Paris en 1949. Son atelier se situait à Montparnasse. En 1959, il est lauréat du prix Bourdelle. Haber est tout à la fois sculpteur, urbaniste et paysagiste. Il a commencé à réaliser des « environnements sculpturaux » en Israël et aux Pays-Bas avant de travailler en France dans la région parisienne, à Amiens, à Lyon, à Reims et à Meaux… En 1973, sur commande et financement du ministère des Affaires culturelles, il a conçu et réalisé cette œuvre monumentale située à l’angle de la rue du Cherche-Midi et du boulevard Raspail, au pied de la Maison des Sciences de l’Homme, à Paris.
Sculpture abstraite mais bien tangible – l’ensemble pèse 300 tonnes et s’élève à huit mètres de hauteur, – formée de blocs de granit [bleu de Lanhélin] transportés non sans quelques difficultés de Bretagne, elle a été conçue comme « une réplique au bâtiment d’acier et de verre » qui abrite depuis cinq ans à la fois la direction de l’éducation surveillée du ministère de la justice et la Maison des sciences de l’homme dépendant du ministère de l’éducation nationale. Par cet « environnement sculptural », Shamaï Haber, qui l’a réalisé à la demande de l’Etat et des architectes du nouvel immeuble, a voulu créer là, grâce à l’opposition des matériaux un « nœud entre la rue, le bâtiment et le jardin qui l’entoure ».
L’installation de cette « sculpture » ne fut pas une mince affaire puisque le matin même elle n’existait encore que dans la tête de son auteur. Pendant toute la journée, une équipe de grutiers enthousiasmés par l’originalité du travail, la composèrent à l’aide de leurs engins en superposant les blocs de granit sous les directives de l’artiste.
Shamaï Haber abandonne aux passants le soin de trouver un nom pour sa « sculpture » si véritablement cela paraît nécessaire. Il préfère quant à lui la laisser anonyme comme la pose d’une première pierre. »
Paris-Normandie, 11 août 1973 – Photo Bernard Chalavoux.
Le journal L’Express complète le portrait de l’artiste : Haber a commencé sa carrière comme un sculpteur classique. Il taillait et polissait la pierre brute. Des œuvres abstraites, de bon goût. Il aurait pu faire une carrière de sculpteur d’appartement, de fournisseur élégant pour intérieur design. Mais il a refusé ce modèle de réussite habituel dans le milieu des arts. « La sculpture a toujours une fonction, explique-t-il. Ce n’est pas un objet à vendre, comme les tableaux. Son destin est architectural. Le reste n’est que de l’orfèvrerie, art mineur. »
Il déserte donc l’atelier, qui ne lui sert que pour élaborer des projets. Il tourne le dos aux galeries, aux expositions, et collabore avec des architectes pour animer les grands ensembles. « Ce qui m’intéresse, dit Habler, ce n’est pas de décorer des bâtiments, mais de sculpter des villes. » Pour faire vivre l’espace, il se sert de blocs de pierre, mais aussi d’arbres, de plantes. À Meaux, pour humaniser une cité H.L.M.,
il plante des cèdres, des pommiers en fleur, des centaines de rosiers qui envahissent une structure en fer. « Il ne faut pas que ce soit joli, dit-il, il faut que cela soit évident. » L’Express, n° 1155, 27/08 – 2/09/1973 – Photo Jean-Pierre Couderc.
Des sculptures qui ne laissent pas indifférents les Parisiens du 6e !
Le Courrier du VIe arrondissement de mars-avril 1974 titrait « Les menhirs de la Maison des Sciences de l’Homme – Nos lecteurs nous répondent » :
« Leur laideur n’a d’égal que la masse » Mme Tallandier.
« De vrais monstres à regarder » Mme Philippe.
« Quel contraste avec les menhirs d’antan qui, dans le décor de la nature, s’élèvent vers le ciel dans une attitude d’interrogation silencieuse ! » Mme Martinant.
« Des blocs à l’usage des petits chiens et des clochards » Mme Bertin.
« Ces blocs de pierres feraient des dalles idéales pour concessions à perpétuité » M. Thomas.
« J’apprécie fort l’humour et pourquoi pas au coin des rues ? » Mme Clarin.
« Ces blocs n’ont rien qui rappelle nos beaux menhirs de granit de Bretagne, vieux de plusieurs siècles » Mme Moreau de Lacquis.
« Devant un immeuble bien peu assorti à ceux qui l’entourent, cet amas de pierres mal dégrossies n’est assorti ni à l’un ni aux autres » Mme A. Conte.
« J’aimerais évaluer le prix d’une telle œuvre : je félicite l’artiste qui a su trouver un acquéreur » R. Vallon.
« Comme j’aurai aimé trois platanes ! » Reydet le Magnen.
« Mais Dieu que le moderne est triste ! » M. Golin.
« J’avais déjà aperçu avec stupeur ces énormes blocs de pierres » M. Brun.
« Étant sensible au travail bien fait, ‘Au bel ouvrage’, il est aisé de comprendre combien j’ai regretté d’apprendre que le tas de granit situé à l’angle du Boulevard Raspail et de la rue du Cherche-Midi n’était pas provisoirement déposé. À coup sûr, cet édifice s’adresse à une minorité intellectuelle qui ne sait pas regarder les choses naturelles d’une façon simple. Je soupçonne fort les amateurs de ne pas apprécier par exemple, l’immense beauté d’une montagne de granit. » M.L. Poilane, Boulanger, 8 rue du Cherche-Midi, Paris 6e.
Tous ces commentaires sont négatifs. Mais ils datent de 1974 et ont été recueillis au moment de la création de l’œuvre… Il serait intéressant de refaire un sondage d’opinion qui permettrait de savoir quel regard les riverains portent aujourd’hui sur les « menhirs » de la Maison des Sciences de l’Homme ? Quelle perception en ont-ils ? Les Parisiens du 6e se sont-ils enfin appropriés les sculptures de Shamaï Haber ?
Bis repetita à Gruissan (Aude), en 1975
Daniel Leclercq (urbaniste OPQU) m’a fait connaître les sculptures de Gruissan qui sont également l’œuvre de Shamaï Haber. Elles ont été commandées à l’artiste par l’architecte Raymond Gleize, associé à Jean Hartané pour la conception de Gruissan-Port, en 1975.
La ressemblance entre les sculptures exposées rue du Cherche-Midi à Paris et celles de Gruissan-Port est troublante et n’a pas échappé à Daniel Leclercq. De même facture, l’une et l’autre sont conçues selon le même concept…
Décès du sculpteur et de son épouse
au mois d’août 1995
Sous la plume de la critique d’art Geneviève Breerette,
le journal Le Monde consacrait un article à la mort de l’artiste
et de sa femme : Shamai Haber, sculpteur d’origine polonaise fixé à Paris depuis 1949, est mort dans son atelier de Montparnasse, jeudi 24 août, d’un arrêt cardiaque. Il était âgé de soixante-treize ans. Son épouse Sérita, dont l’état de santé très dégradé minait l’artiste, s’est éteinte à son tour, le 25 août.
Né à Lodz le 15 février 1922, Shamaï Haber, comme beaucoup de juifs polonais, avait émigré avec sa famille
au Luxembourg, puis en Israël en 1935, où il avait suivi
des cours de dessin et de modelage, avant de fréquenter l’Académie des beaux-arts de Tel-Aviv. Il s’était installé à Paris en 1949, et s’y faisait d’abord remarquer par des œuvres taillées dans la pierre dont l’architecture abrupte rappelait des productions de sociétés archaïques.
C’est à partir des années 60 que l’artiste devait se consacrer à la sculpture en milieu urbain, réalisant d’importantes commandes d’environnement pour des places, des parcs et des jardins,
où il savait recréer des espaces naturels en associant de gros blocs de pierre ou d’ardoise et l’eau. En France, où il a réalisé de nombreuses commandes pour des IUT ou des villes nouvelles, il avait pu, en 1988, concrétiser un de ses vœux les plus chers : la fontaine monumentale de la place de Catalogne, à deux pas de son atelier. Artiste généreux, soucieux d’échelle humaine et d’urbanité, Shamaï Haber n’était pas du genre à soigner sa publicité. Il n’avait pas de galerie et dépendait des commandes, donc de commissions. Ces derniers temps, elles n’abondaient pas. Et l’artiste est mort dans un atelier menacé de saisie.
Je remercie très sincèrement Brigitte Mazon du service des Archives de l’EHESS pour ses photos des sculptures de la rue du Cherche-Midi ainsi que Daniel Leclercq pour ses recherches et ses photos des sculptures de Gruissan.
Merci pour cet article très intéressant qui répond à nombre de questions que je me posais depuis mon arrivée à l’Ecole ! Bonne initiative !
Est-ce que les blocs sur le boulevard Raspail font aussi partie de la sculpture ?, ce que j’imagine, étant donné qu’ils ont la même matière. Si c’est le cas, il faudrait aussi des photos, parce que l’ensemble est l’oeuvre..
Ce sont effectivement tous les blocs de granit (ceux de la rue du Cherche-Midi et ceux situés à l’angle du boulevard Raspail) qui constituent l’œuvre de Shamaï Haber. Une photo représentant l’ensemble de l’œuvre est impossible à réaliser du fait de l’éparpillement des blocs disposés « à la façon d’un labyrinthe visuel qui se poursuit dans la cour intérieure du bâtiment ».
Je suis bien sûr preneur de toute nouvelle et belle photo de ces sculptures que je mettrai bien volontiers en ligne avec la mention de l’auteur…
Ces sculptures « reminéralisent » un ensemble immobilier fait de verre, fer et béton.
Si l’ensemble des « Menhirs » de Gruissan cadre le fond du port « d’honneur », une déambulation dans la station fait apparaître 3 autres blocs de granits… reliquat utilisé par les services techniques de la commune ?
L’autre jour, je suis retournée à la MSH, comme autrefois.
La grande maison est désaffectée. Soins intensifs, ou coma artificiel dont nul ne sait si elle en sortira.
Les baies vitrées sont obturées, le garage est muré, il y a des affichettes mentionnant les nouvelles adresses de l’EHESS et de la FMSH.
Seuls, les vieux « menhirs » noirs de Shamaï, et ses grosses dalles-tombeaux en répliques veillent et témoignent.
Les deux plaques institutionnelles sont sales et presque illisibles.
Pour la mémoire, mieux vaut les artistes et les chercheurs que les administrations et autres décorations.
Car, ici, au long des siècles, il y eut des filles perdues, des condamnés à mort, des offensés et des humiliés, du vivant.
Plus tard, il y eut des humains qui travaillaient à nourrir leur mémoire.
Pendant plus de 40 ans, ici, se tissa le genre humain qui n’existe que si on le raconte.
Merci à toi, Jacky, et à tes semblables, fidèles et obstinés.
AVL
J’ai travaillé dans l’atelier de Shamaî Haber, et la générosité dont vous parlez dans votre article est une légende. Serita, sa femme, vivait dans l’ombre de sa mégalomanie et pour avoir vu ses œuvres, elle possèdait une sensibilité dont son époux était dépourvu. S’il a préféré s’occuper d’urbanisme, ce n’est peut-être pas par bonté d’âme, mais plutôt que ces accointances politiques lui ont fourni des commandes grassement payées avec l’argent du contribuable.
Vous faites référence à un article du Monde paru en août 1995. La « générosité » de l’artiste a été évoquée ici par la critique d’art Geneviève Breerette. Je n’ai pas connu personnellement Shamaï Haber et ne peut en juger… Je publie votre commentaire et souhaite qu’il suscite des réactions qui confirmeraient ou infirmeraient votre propos… JT