Frau Blumelein, matonne à la prison allemande du Cherche-Midi
Par Jacky Tronel | dimanche 29 avril 2012 | Catégorie : Dernières parutions, DES HOMMES… | 6 commentairesEn raison de l’offensive allemande sur Paris, Georges Mandel ordonne, le 10 juin 1940, le repli de la prison militaire de Paris au sud de la Loire. Entièrement vidée de ses occupants, la prison militaire du Cherche-Midi est abandonnée aux Allemands le 12 juin. Ils vont en prendre possession le 20 et en assurer le contrôle, seuls, jusqu’au 23 août 1944. Des milliers d’hommes et de femmes, résistants pour la plupart, vont connaître la rigueur de la détention sous commandement allemand. Les femmes détenues sont placées sous l’autorité d’une surveillante en chef connue sous le nom de Blumelein, ou Blümlein, à qui Agnès Humbert donne le titre de directrice. Elle fait l’objet des critiques les plus vives de la part des détenues. Le 6 septembre 1941, Jane Jeunet Darboy adresse une lettre de protestation au commandant de la prison…
Lettre de protestation d’une des détenues du Cherche-Midi
Paris, le 6/9/1941
Monsieur le Commandant,
J’ai fait plusieurs lettres à votre adresse lors de mon séjour à Cherche-Midi et j’ai tout lieu de croire que ces lettres ne vous sont pas parvenues, c’est pourquoi je vous ai fait passer une lettre et vous remettrai celle-ci directement, ce dont je m’excuse.
Je ne suis qu’une prisonnière au même titre que mes compagnes mais je ne crains pas les suites de représailles que pourra exercer contre moi la personne que j’accuse.
Monsieur le Commandant, j’accuse Madame Blümlein de se comporter de telle sorte que je puis donner des précisions sur le sadisme tortionnaire avec lequel elle amène les prisonnières aux actes extrêmes ou aux crises de dépression nerveuse dont vous devez avoir les échos.
Alors que tous les services, médicaux, officiels, nos instructeurs mêmes se comportent avec nous de façon courtoise et correcte, il semble anormal qu’une simple surveillante de prison puisse impunément torturer moralement les femmes sous sa coupe.
Les suicides et crises d’amnésies seront nombreuses Monsieur le Commandant si vous n’intervenez pas rapidement.
Faites une enquête sévère, je vous en prie au nom de toutes mes camarades. Il vous sera facile de constater que je n’assouvis pas une vengeance personnelle mais que, révoltée, je prends la responsabilité du réquisitoire verbal que je suis prête à vous exposer devant Madame Blümlein elle-même si vous le désirez.
Je vous prie de croire que je ne doute pas de votre équité et vous assure de mes sentiments respectueux.
Jane Jeunet Darboy
Le témoignage d’Agnès Humbert…
Agnès Humbert est la fille du sénateur Charles Humbert et de l’écrivaine anglaise Mabel Wells Annie Rooke. Elle est l’épouse du peintre Georges Hanna Sabbagh et la mère du sous-marinier contre-amiral Jean Sabbagh et de l’homme de télévision Pierre Sabbagh. Après 1929, elle fait des études d’histoire de l’art à la Sorbonne et à l’École du Louvre. Elle est attachée au Musée des arts et traditions populaires et fait partie, avec Boris Vildé, Anatole Lewitsky, Jean Cassou et Yvonne Oddon, des fondateurs du tout premier mouvement de résistance en zone occupée, le groupe du Musée de l’Homme, qui édite un journal clandestin, Résistance. Les principaux responsables du réseau sont arrêtés sur dénonciation au début 1941. Elle est incarcérée au Cherche-Midi du 15 avril au 20 décembre. Condamnée à mort, sa peine est commuée en cinq ans de déportation en Allemagne. Elle connaît alors le bagne et le travail forcé, jusqu’à sa libération, le 11 juin 1945, suite à l’avancée américaine.
Extraits des Souvenirs de Résistance d’Agnès Humbert au Cherche-Midi
« Voici la prison du Cherche-Midi. […] Il est vingt heures, je n’ai pas mangé depuis hier au soir. Les sept heures et demie de l’interrogatoire m’ont creusé l’estomac. Au greffe, je fais remarquer, d’une façon trop hautaine, sans doute, que j’ai faim. On me répond sans grâce, que je suis en prison et non à l’hôtel. On m’apprend que le dernier repas se sert à seize heures. Cependant, la porte de ma cellule est à peine fermée, que je la vois s’entrebâiller à nouveau et qu’une main émergeant d’une manche verte me tend une demi-boule de pain. […] Je mange mon pain bis avec délices et bois l’eau de mon broc, un affreux broc en émail qui est posé auprès d’un seau de toilette. Par terre, dans un coin, une cuvette en émail brun-rouge, une petite table de bois blanc, un tabouret, un lit dont le sommier est remplacé par trois planches sur lesquelles est posée une paillasse très mince. Deux couvertures de cheval complètent le confort de la cellule. Les murs blanchis à la chaux sont maculés et couverts d’inscriptions. La cellule semble d’autant plus haute qu’elle est exigüe ; un vrai placard. En face de la porte, tout en haut du mur, un vasistas doit laisser tomber un jour parcimonieux. »
« Pour le moment, une ampoule électrique au bout d’un fil éclaire la scène. […] Je regarde le plafond. Cette cellule doit avoir la taille d’un caveau. Là-haut, sur le toit, il y a une dalle, une dalle avec cette inscription : Ici repose Agnès Humbert, décédée le 15 avril 1941. Il y a aussi des fleurs, oui, il y a des fleurs… Ici repose… Non, c’est idiot, il ne faut pas penser à des imbécilités pareilles. […] On éteint ma lumière. Je me couche et de nouveau : Ici repose Agnès… Non, plus de ça, il faut dormir, je suis exténuée. Je m’endors, mais toutes les heures, on allume la lumière, et la sentinelle m’observe par le judas… on craint sans doute pour moi les idées noires. Le pas scandé de la garde, le cliquetis du trousseau de clés, le bruit de ferraille des armes entrechoquées ne m’empêchent pas de me rendormir. »
Façade de la prison militaire de Paris donnant sur le n° 38 de la rue du Cherche-Midi (VIe arrondissement), 1938. Cliché Roger-Viollet.
Quand Agnès Humbert fait référence à Frau Blumelein :
« Cherche-Midi, 16 avril 1941 –
Une Allemande en blouse noire sur laquelle est piquée l’insigne du Parti national-socialiste entre dans ma cellule. Je suppose qu’elle est la directrice de l’établissement. Elle est aimable, trop aimable, mielleuse. Je lui fait remarquer que je n’ai ni peigne, ni savon ni linge ; elle me répond n’y rien pouvoir, que sans doute ma famille pourvoira sous peu à mes besoins. Elle me propose d’écrire chez moi, puis revient me dire que je suis au secret et que je n’ai pas le droit de donner ou de recevoir de nouvelles… »
« Cherche-Midi, 24 avril 1941 –
La porte s’ouvre en coup de vent, Mme Blumelein – c’est ainsi que se nomme, paraît-il, notre directrice – lance pêle-mêle sur mon lit : objets de toilette, linge et couvertures. Elle s’en va sans un mot. Je ne pensais pas ressentir une si grande émotion à voir mes vêtements, à voir des objets qui viennent de la maison. On sait donc enfin où je suis. Je m’interdis de penser aux miens. Il faut anesthésier sa sensibilité, mais toutes ces choses familières me radoucissent, c’est un sentiment dangereux qu’il est nécessaire d’écarter. Il faut être dure. »
« Cherche-Midi, 15 mai 1941 –
J’ai aussi inventé des jeux. […] Le papier du citron de cette semaine m’a servi à faire une balle. Le papier est maintenu par des fils de laine prélevés sur ma couverture. Cette balle est une intarissable source de plaisir. Je joue au ping-pong. Mon assiette sert de raquette, le partenaire imaginaire, bien sûr, puisque c’est le mur qui revoie la balle ! […] L’autre jour, mon jeu de balle devenait sans doute trop bruyant. Mme Blumelein ouvre brusquement ma porte. Elle trouve indécent qu’à mon âge, on puisse encore jouer. Elle examine la balle, m’interroge sur sa provenance, puis me fait déshabiller, me fouille de haut en bas ; elle passe ses doigts dans mes cheveux, sans doute pour s’assurer que je n’y ai pas caché d’autres jeux… J’en conclus que cela doit être très dangereux de jouer à la balle, en Allemagne. Pour me punir de cette coupable activité, elle me change de cellule, séance tenante. Elle me met brutalement dans une cellule dégoûtante. Les carreaux sont cassés et remplacés par du carton. Par terre, il y a des restes de mangeaille qui, à leur aspect, doivent avoir des semaines… et les punaises se promènent en toute quiétude ; il y fait noir comme dans un four. »
Les Souvenirs d’Agnès Humbert ont été publiés une première fois aux Éditions Émile-Paul Frères, en 1946,
puis réédités chez Tallandier Éditions, Paris, en 2004, avec une préface de Julien Blanc.
« Cherche-Midi, juin 1941 –
Avec la chaleur intense, les punaises deviennent insupportables. Blumelein, que Dèxia vient de baptiser Florida, dit qu’il y a 45° dans nos cellules. Elle se demande comment nous n’étouffons pas. L’odeur fétide que dégagent nos seaux est abominable. Comment nous éloigner de ces récipients qui contiennent nos eaux de toilette, nos petites ordures journalières ? Pour comble de bonheur, la plupart de ces seaux ferment mal. Hedwige, la Polonaise, a crise de nerfs sur crise de nerfs. Elle hurle comme un chien, et l’on entend son corps rouler de-ci de-là sur le plancher, se heurter à la table ou au tabouret. La nuit, dans le silence, ce bruit est sinistre. Marie, une autre Polonaise qui habite tout près de moi, s’est pendue, à l’aide d’un écheveau de laine à tricoter solidement fixé au crochet de sa fenêtre… »
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La lettre de protestation citée en introduction est conservée aux Archives nationales, sous la cote F9/5575.
Je remercie à l’avance celle ou celui qui pourra m’en dire plus sur la signataire de ce courrier, Jane Jeunet Darboy.
Lire sur ce blog l’article consacré à Thérèse Lemoine, autre résistante détenue au Cherche-Midi :
« Thérèse Lemoine, une résistante internée à la Prison du Cherche-Midi en 1941 »
Quelle était gentille ma grand mère !
Jamais elle ne nous a parlé de ce qu’elle a enduré, fait pour la France. Un vrai héros et une vraie grand-mère.
Marc Sabbagh, un des 3 fils du contre-amiral Jean Sabbagh, fils de Agnès Humbert, épouse Sabbagh.
@ Marc Sabbagh : Gloire à votre grand-mère et à tous les membres du réseau du Musée de l’Homme (Sylvette Leleu, Boris Vildé, Anatole Lewitsky et tous les autres) qui furent des résistants de la toute première heure à une époque où tout forme de Résistance était a créer dans un contexte de risque absolu. J’ai eu la chance de retrouver en Dordogne des personnes qui accueillirent à plusieurs reprises René Sénéchal, membre du réseau, fusillé en février 1942. Le Réseau du Musée de l’Homme est un grand réseau qui ne doit pas tomber dans l’oubli.
Si vous recherchez toujours des informations sur Jane Darboy (Jeanne Jeunet, divorcée Bourgeois), je peux sans doute vous aider.
Bonsoir Anne,
Merci pour votre commentaire et pour l’aide que vous proposez.
Je suis impatient de vous lire ou de vous entendre au sujet de Jane Darboy…
Jacky Tronel, administrateur de ce blog : tronel.jacky@wanadoo.fr / 06 75 22 98 46
Mon oncle faisait partie du même réseau de résistance que Madame Darboy. Ils ont été tous les deux condamnés à mort le 14 juillet 1941 (puis graciés). J’aimerai aussi en apprendre plus sur elle. Merci
davidbauer1@gmail.com
Bonsoir,
Il se trouve que Jane Darboy était la grand-mère de mon mari… Ma belle-mère en sait donc long sur cette femme extraordinaire.