Disparition de Ruth Danner, ancienne déportée, présidente du CETJAD
Par Jacky Tronel | samedi 17 mars 2012 | Catégorie : Dernières parutions, DES HOMMES… | 7 commentairesLe Carnet du journal Le Monde du 9 mars 2012 annonçait ainsi le décès de Ruth Danner : « Le Cercle européen des Témoins de Jéhovah anciens déportés et internés (CETJAD) a la tristesse d’annoncer la mort de Ruth DANNER, membre fondateur et présidente du CETJAD, résistante déportée dans plusieurs camps annexes d’Auschwitz, notamment celui de Gleiwitz, survenue le samedi 3 mars 2012, des suites d’une longue maladie ». Qui était Ruth Danner ? Qu’est-ce que le CETJAD ?
Témoignage de Ruth Danner (1933-2012)
« L’œil pétillant de malice, maman disait que 1933 avait été l’année des catastrophes : Hitler était arrivé au pouvoir, le pape avait déclaré une “année sainte”… et moi j’étais née ! Notre famille est originaire de Lorraine, de Yutz exactement, à proximité de la frontière franco-allemande. C’est dans cette région qu’en 1921 se sont unis mon père, de culture protestante, et ma mère, catholique pratiquante. Un an plus tard naissait ma sœur Hélène. […]
En 1940, l’Allemagne a annexé l’Alsace-Lorraine, et le nouveau régime a exigé que chaque adulte adhère au parti nazi. Papa a refusé et la Gestapo a parlé de l’arrêter. De son côté, maman ne voulait pas confectionner des uniformes, et elle a aussi reçu des menaces. L’école est devenue un cauchemar. Chaque jour, la classe débutait par une prière pour le Führer, par un “Heil Hitler !” et par l’hymne national qu’il fallait écouter le bras tendu. […] Un jour, j’ai été convoquée devant les 12 instituteurs de l’école. Ils voulaient forcer la petite fille de sept ans que j’étais à faire le salut hitlérien. […] Une maîtresse a alors essayé la manière douce, en disant que j’étais une bonne élève, qu’elle m’aimait bien, qu’elle serait navrée si on me renvoyait de l’école. “Tu n’as pas besoin de tendre le bras complètement, m’a-t-elle susurré. Tu n’as qu’à le lever un tout petit peu. C’est pareil pour le ‘Heil Hitler !’ tu n’as qu’à faire semblant et remuer les lèvres.” Maintenant, c’est à toi de voir. Fais ce que tu penses être bien. » Ruth n’a pas cédé…
« Cela m’a valu d’être renvoyée de l’école à plusieurs reprises. Mais le plus angoissant, c’était la menace d’être coupée de ma famille. Les descentes de la Gestapo se sont multipliées. On venait interroger mes parents et fouiller la maison à la recherche des publications des Témoins. Tantôt c’était maman que les policiers gardaient au poste pendant des heures ; tantôt papa ou Hélène qu’ils cueillaient au travail. Quand je rentrais de l’école, je ne savais jamais si maman serait là. “La police a embarqué ta mère”, me disait la voisine. Alors je me recroquevillais dans un coin, terrorisée à l’idée qu’on la torturait peut-être et que je ne la reverrais jamais.
Le 28 janvier 1943, à trois heures et demie du matin, on a tambouriné à la porte. C’était la Gestapo qui venait nous donner une dernière chance d’adhérer au parti nazi, sans quoi c’était la déportation. On nous laissait trois heures pour plier bagage. Maman avait envisagé cette situation et nos havresacs étaient prêts, chacun contenant un change de vêtements et une bible. […]
À l’heure dite, la police était là. Je revois encore les adieux embués de larmes de la petite sœur Anglade le jour où on nous emmenait à la gare de Metz. Au bout de trois jours, le train s’est arrêté à Kochlowitz, un camp du complexe d’Auschwitz, en Pologne. Nous y sommes restés deux mois. Puis destination Gleiwitz, où un couvent avait été aménagé en camp de travail. Les nazis nous disaient que nous n’avions qu’à signer un papier pour être libérés et retrouver notre vie d’avant. Quand ils ont refusé catégoriquement de renier leur foi, papa et maman se sont entendu dire qu’ils ne rentreraient jamais chez eux. En juin, nouveau transfert, cette fois pour le camp de Schwientochlowitz. C’est là que j’ai fait connaissance avec la migraine qui aujourd’hui encore m’empoisonne l’existence. J’ai aussi souffert d’une infection des doigts. Un médecin m’a alors enlevé plusieurs ongles, sans anesthésie. Dans mon malheur, j’avais la chance d’avoir été désignée pour faire les courses pour les gardes… et la gentille boulangère me donnait un petit pain.
Jusqu’alors, notre famille était restée à l’écart des autres prisonniers. Les choses ont changé en octobre 1943, avec notre transfert au camp de Frankenstein [camp 91, situé en Silésie, créé dans un ancien orphelinat]. Là, dans un grenier aménagé en dortoir, une soixantaine d’hommes, de femmes et d’enfants étaient entassés. Et nous pouvions compter sur les SS pour nous servir une nourriture immonde. Le bruit courait que les troupes alliées gagnaient du terrain et que les nazis étaient en train de perdre la guerre. Au début 1945, les SS ont soudain décidé de vider le camp. Le 19 février, ils nous ont entraînés dans une marche forcée. Quatre semaines et 240 kilomètres plus loin, nous arrivions à Steinfels, en Allemagne. Les gardes ont alors dirigé leurs prisonniers vers une exploitation minière, et beaucoup d’entre nous ont cru leur dernière heure venue. Mais le jour même, les Alliés sont arrivés ; les SS ont déguerpi. C’était fini !
Le 5 mai 1945, nous étions de retour à Yutz. Deux ans et demi s’étaient écoulés. Nous étions couverts de crasse et de vermine. On nous a prêté des vêtements, et nous avons brûlé les guenilles que nous portions depuis février. J’entends encore maman : “Dites-vous bien que c’est le plus beau jour de votre vie. On n’a plus rien, et même les vêtements qu’on a sur le dos ne sont pas à nous. Mais on est ensemble, tous les quatre, et on est restés fidèles, sans transiger avec notre foi.” Après trois mois de convalescence en Suisse, je suis retournée à l’école, où je n’aurais plus à craindre d’être renvoyée… »
Le CETJAD : objectifs et activités
Les objectifs du Cercle européen des témoins de Jéhovah anciens déportés et internés sont définis dans les statuts de l’association : « Conserver la mémoire de l’histoire des Témoins de Jéhovah suppliciés, persécutés et internés sous le régime nazi en raison de leur idéal religieux et de leur fidélité à Dieu. Faire connaître par tous les moyens le témoignage de foi et de courage laissé au monde par les Bibelforsher », nom sous lequel sont le plus souvent désignés ceux que l’on appelle aussi étudiants de la Bible ou témoins de Jéhovah.
Le triangle violet qui apparaît dans le logo du CETJAD, écusson encore appelé chevron lilas ou marque mauve, désignait dans les camps nazis les témoins de Jéhovah.
Conférence organisée par le CETJAD, le 29 janvier 2012, à Poitiers : « Peurs, rejets et internement dans les camps ».
À la tribune, Danielle Spitzer-Cohen, dont tous les membres de la famille restés en Hongrie ont été déportés à Auschwitz.
Photo Jean-Christophe Arcamone.
Conférence du Cercle européen des Témoins de Jéhovah du 28 janvier 2012, à Tulle. Journal La Montagne du 3/02/2012.
De droite à gauche, Francis Laurent (professeur de philosophie), Louis Piéchota (secrétaire du CETJAD),
Hervé Polutnik (modérateur), Danielle Spitzer-Cohen (témoin), Jacky Tronel (historien).
Nécrologie de Ruth Danner parue dans La Dépêche
édition de Louviers du 9 mars 2012
Sources : La biographie de Ruth Danner a été publiée dans La Tour de Garde du 15 juin 2009, p. 3-6, éditions les Témoins de Jéhovah de France, Boulogne-Billancourt. La photo de Ruth enfant provient des archives du CETJAD. La photo des barbelés a été téléchargée sur internet, ici.
À lire sur ce blog :
Les triangles violets face à Hitler : une résistance spirituelle au nazisme
On ne parle jamais des Témoins de Jéhovah, tout le monde ignore ce qu’ils ont subi pour leur refus d’accepter le nazisme. Merci de le transmettre
Merci Francine pour ce message. Je sais votre attachement à vouloir Témoigner de ces vies, de TOUTES ces vies ! Je ne doute pas que votre expo au Conseil régional à Strasbourg rencontre un franc succès…
Quand vous m’aurez adressé votre polyptique des « Victimes du nazisme » (Tsigane, homosexuel, Slave, Polonais, témoin de Jéhovah, résistant, handicapé et Juif), je reviendrai sur le martyrologe des témoins de Jéhovah, complètement méconnu ! Votre travail illustrera un nouvel article à paraître s’appuyant sur le texte de l’historienne Annette Wieviorka. Elle évoque le cas des témoins de Jéhovah dans son livre Auschwitz, 60 ans après.
J’ai plaisir à indiquer ici l’adresse de votre site : http://www.fmayran.com, et à rappeler le lien vers l’article que je vous avais consacré sur ce blog : « Peindre la mémoire » avec Francine Mayran.
Bien à vous et au plaisir d’une prochaine rencontre… JT
Ruth, une femme exceptionnelle ! Elle nous a quittés, mais grâce à notre confiance en Jéhovah, nous la reverrons bientôt.
Que de souffrances pour Ruth… enfant…. femme….. femme seule et malade !…. Maintenant elle repose en paix dans la mémoire de Dieu. Nous la reverrons ainsi que ces millions de déportés qui ne demandaient qu’à vivre, aimer….
« Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers, nus et maigres tremblants dans ces wagons plombés…
Ils s’appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel. Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou. D’autres ne priaient pas, mais qu’importe le ciel. Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux ». (« Nuit et Brouillard », Jean Ferrat).
Merci pour ce beau témoignage !
C’est impressionnant de voir que même de jeunes enfants ont pu, malgré des conditions si difficiles, rester fidèles à leur conscience.
Un bon sujet de réflexion!
Tout commence avec l’éducation… et se continue avec elle.
Combien d’adultes, aujourd’hui, sont-ils capables d’éduquer alors qu’ils ne l’ont pas été par des parents qui eux-mêmes…. et ainsi de suite… et ce de plus en plus mal avec le temps qui passe et les principes qui s’effacent…
Et dire que les Témoins de Jéhovah sont vilipendés parce qu’ils ont l’audace de vouloir éduquer leurs enfants suivant des principes qui, tout le monde est bien obligé de le reconnaître, ont fait leurs preuves… n’étaient la perversion et les dérives multiples autant qu’assassines qui caractérisent notre « civilisation »… judéo chrétienne.
J’ai connu Ruth DANNER et Louis PIECHOTA lors d’une exposition des « triangles violets » en région parisienne. Mon épouse et moi-même étions très, très touchés et profondément émus devant tant d’horreur que subirent les victimes de la barbarie hitlérienne.
Ils sont définitivement dans la mémoire de JEHOVAH Dieu, leurs oeuvres, leur courage, leur fidélité intégrale les accompagnent. G.G.
J’ai rencontré plusieurs fois Ruth (connaissance de mon oncle Pierre) – une belle personne !
Avec Louis Piechota ils ont été pour moi des exemples qui ne s’oublieront pas – ils m’ont particulièrement aidé dans la vie non pour réussir « Dans la vie » mais pour réussir « Sa vie » – Entendre Louis raconter la marche de la mort était toujours très instructif pour nourrir notre devoir de mémoire – Apprendre à ne pas avoir de haine mais plutôt tirer ce qu’il y a de positif de ces expériences hors du commun- Elles ont forgé des personnalités attachantes et débordantes de gentillesse et de compréhension – l’Histoire ne doit pas les oublier- les jeunes générations doivent Savoir !!! Merci pour ces témoignages