Anton Räderscheidt : un peintre allemand à l’épreuve des camps
Par Jacky Tronel | lundi 15 août 2011 | Catégorie : Dernières parutions, DES HOMMES… | Pas de commentaireLa montée du nazisme pousse Anton Räderscheidt à choisir l’exil en France. Avec l’entrée en guerre de la France contre l’Allemagne, l’artiste allemand change de statut : d’exilé politique qu’il était, il devient « ressortissant d’une puissance étrangère ennemie » et « indésirable étranger ». À partir du mois de septembre 1939, Räderscheidt connaît l’assignation à résidence puis l’internement administratif au centre de séjour surveillé du Camp des Millles (Bouches-du-Rhône). Ilse Salberg, sa compagne, est internée au Camp de Gurs (Basses-Pyrénées).
Le 8 septembre 1942, ils parviennent finalement à entrer clandestinement en Suisse où ils obtiennent le statut de « prisonniers civils »…
Anton Räderscheidt naît et meurt à Cologne (11 octobre 1892 – 8 mars 1970).Portrait de l’artiste, 1922, photo Werner Mantz. Source
La période allemande avant-guerre
De 1910 à 1914, Räderscheidt étudie à l’école des Arts appliqués de Cologne et à l’école des Beaux-Arts de Düsseldorf. Au retour de la guerre, en 1919, il enseigne le dessin à Cologne, rencontre Max Ernst, Heinrich Hoerle et Otto Freundlich au sein du groupe Lunari et fonde les groupes Stupid et Progressiver Künstler. Ses premières figures géométriques traduisent l’influence de Giorgio De Chirico et de Carlo Carrà, dont il connaît les œuvres à travers la revue Valori Plastici. En 1925, certaines de ses toiles sont présentées à l’exposition de la Nouvelle Objectivité organisée par la Kunsthalle de Mannheim. En 1926, la galerie Dr Becker et Neuman lui consacre à Cologne sa première exposition personnelle. En 1935, quittant l’Allemagne pour la France, il expose au Salon des surindépendants. Interné une première fois en septembre 1939 puis en mai 1940, il réussit à gagner la Suisse. De retour à Cologne en 1949, la peinture abstraite retient désormais son attention.
Mann vor gelbem Haus (Homme devant une maison jaune), 1923.
Série « Peintures de rues » : Straßenbild III, 1933.
Dès 1921, ses œuvres évoquent le thème de la solitude et de la rencontre manquée (La Rencontre, 1921 ; Jeune couple, 1922). Ses modèles ont l’apparence de silhouettes solitaires, éloignées du monde, distantes également des êtres qui les frôlent. À partir de 1925, le peintre privilégie la représentation de la femme nue, indifférente au regard de l’homme à l’allure chaplinesque (Joueuse de tennis, 1926, Munich, Neue Pin). En 1927, la rencontre avec le peintre Heinrich Maria Davringhausen marque le début d’une longue amitié qui va les lier jusqu’à leur mort en 1970. Une série de portraits figuratifs va s’en suivre. Räderscheidt devient le portaritiste à la mode de Cologne. Il commence alors la série de tableaux : Personnages solitaires dans la ville. Source
Séjours surveillés en France
« Le Camp des Milles, 1940.
Après avoir vécu le début de leur exil en France, à Paris. Anton Räderscheidt et Ilse Salberg s’établissent dans le Sud de la France, à Sanary-sur-Mer (Var). Là, ils font construire la Villa Le Patio. Sanary est alors le lieu de rencontre des intellectuels allemands en exil en France. Pour en voir la liste dressée par la préfecture du département du Var : ici
Le 7 septembre 1939, Anton est interné une première fois au Camp des Milles – une ancienne tuilerie située entre Aix et Marseille – avec Ernst Meyer, le fils d’Ilse Salberg. 17 jours plus tard il retourne à Sanary où l’attend Ilse, revenue du Camp de Gurs.
Le 21 mai 1940, alors que les Allemands commencent à envahir la France, il est de nouveau interné au Camp des Milles. Räderscheidt y retrouve Lion Feuchtwanger, Max Ernst, Hans Bellmer, Heinrich-Maria Davringhausen. Son « compagnon de paillasse », l’écrivain Walter Hasenclever, se suicide plutôt que de tomber aux mains des Allemands. Évacués du camp et transférés vers un autre lieu d’internement en compagnie de Davringhausen, tous les deux sautent du train et rejoignent Sanary où leurs compagnes libérées du Camp de Gurs les attendent.
De 1942 à la fin de la guerre
La résidence du couple et des enfants d’Ilse à Sanary prend fin au cours de l’année 1942, quand la villa Le Patio est réquisitionnée par les troupes de Mussolini. La gendarmerie française les expulse et les conduit à Barjols (Var). Assignés à résidence, ils doivent se présenter à la Gendarmerie de Draguignan chaque semaine. Le 8 septembre 1942, au lendemain de l’arrestation sur dénonciation d’Ernst Meyer (il mourra à Auschwitz), Anton et Ilse décident de tenter leur chance vers la Suisse. Aidés par M. Coquillat, boucher à Barjols, ils parviennent à franchir la frontière à pied à hauteur de Collonges-sous-Salève et sont à nouveau arrêtés puis internés, côté Suisse.
Ils connaissent tout d’abord le camp de triage d’Eriswil, dans le Canton de Berne. Anton est ensuite conduit au Camp de Leysin près d’Aigle, à côté du Lac de Genève, puis au Foyer des émigrants à Magliaso dans le Tessin, avant de rejoindre l’Hôtel Bären à Münchenbursee, tandis qu’Ilse est internée au Camp de Girenbad près d’Hinwil. Sa fille Brigitte, qui n’a que 11 ans, est confiée à des familles d’accueil, puis à un jardin d’enfants, à Aeugs.
À partir du 1er août 1943, Ilse Salberg obtient un laisser-passer lui permettant de retrouver Räderscheidt au camp. Elle en profite pour faire un reportage photographique sur la vie au Camp de Magliaso. Les photos retrouvées sont de précieux témoignages. Pour en savoir plus : ici.
Anton et sa famille arrivent à Münchenbuchsee fin 1943, grâce aux recommandations du Dr. Georg Schmid, directeur du Musée de Bâle qu’il a connu à Cologne avant l’Exil. Ce dernier veut éviter à Anton l’expulsion imminente qui le menace, lui et sa famille. Il les fait sortir des camps où ils sont internés et les loge dans une mansarde sous la mention « Privatinterniert », sans autorisation de travail et sans un sou, à l’Hôtel Bären. Kohler, le patron de l’Hôtel, est aussi le chef du camp d’internement de Magliaso où Anton a été détenu. Il avait déjà fait son portrait à l’huile dans le camp (photo ci-dessus), par la suite il portraiture toute la famille, puis fait des paysages de Berne et de la région. Toutes ces peintures sont restées la propriété de la famille Kohler.
Anton Räderscheidt écrit dans son Journal : « Le séjour en Suisse allemande m’a été très dur du fait que je me refusais à parler leur langage, ce qui ne facilitait pas les contacts. L’avantage était que je passais pour un peintre Français et que les Suisses étaient amoureux fous de la Peinture Française. »
Anton Räderscheidt peint à cette époque des tableaux qui expriment le désespoir et l’effroi dans lesquels vivaient les réfugiés. Les personnages enlacés l’un à l’autre, la peur dans le visage, les bras s’élèvent pour protéger la famille. Là où l’on attend un cœur c’est un trou qui apparaît comme pour simuler l’absence, le vide de tout sentiment. Dans le tableau : « Le prisonnier » (ci-dessus), la femme sans corps (Ilse Salberg) apparaît la main tendue pour se protéger de la brutalité masculine. À l’arrière plan, on distingue un homme derrière des barreaux de prison. Il s’agit de l’homme aimé, Anton Räderscheidt, que l’on reconnait à sa nuque caractéristique, célèbre dans ses tableaux des années 20…
Ci-contre : « Les survivants », 1943.
Ilse Salberg meurt à Berne le 28 mars 1947, après avoir appris la mort de son fils Ernst Meyer. Anton et Brigitte quittent la Suisse pour Paris et vivent quelques temps à l’Hôtel du Palais d’Orsay, avant de s’installer définitivement dans l’atelier de la rue Campagne Première, à Montparnasse.
Pascal Räderscheidt, à la recherche des tableaux de son père…
Pascal Räderscheidt, le fils d’Anton, est à la recherche des toiles perdues de son père dont certaines ont été confisquées par les nazis pendant la guerre. Pour en savoir plus sur Anton Räderscheidt, sur Ilse Salberg, ainsi que sur la quête de Pascal Räderscheidt, voici quelques liens :
Le site très complet sur l’artiste réalisé par Pascal Räderscheidt : ici, dont je me suis largement inspiré pour réaliser cette biographie sommaire…
ainsi que deux articles de presse sur l’affaire des toiles perdues, La Manche Libre : ici
et Ouest France Normandie du 20/06/2011 : ici.