« En tous ces murs de briques… » Mémoire du camp des Milles (1939-1942)

"Mémoire du camp des Milles, 1939-1942" Photographies Yves Jeanmougin

« Nous sommes arrivés un millier à peu près. Nous soulevions en marchant un énorme nuage de poussière – la poussière de brique, de la terre, de la paille – et ma première vision en entrant dans ce camp a été, à travers cette espèce de brouillard, un peu à l’écart comme une apparition irréelle, le visage de Max Ernst », rapporte Ferdinand Springer, peintre graveur allemand interné au camp des Milles de novembre 1939 à avril 1940… Max Ernst témoigne à son tour : « Partout il y avait des débris de briques et de la poussière de briques, même dans le peu que l’on y donnait à manger. Cette poussière rouge pénétrait jusque dans les pores de la peau. On avait l’impression d’être destinés à devenir débris de briques. »
 
Yves Jeanmougin, photographe, a investi les bâtiments de l’ancienne tuilerie devenue le camp des Milles entre 2008 et 2010. De cette immersion en ce lieu chargé d’histoire, est né un portfolio : Mémoire du camp des Milles 1939-1942. Les photos qui suivent sont de Yves Jeanmougin [lien], le texte est d’Alain Paire [lien].

Le Site-Mémorial du camp des Milles

L’ancienne tuilerie avait totalement arrêté ses activités en 2006. Son inauguration et son ouverture officielle qui s’effectuèrent en septembre 2012 l’ont rappelé, le Site-Mémorial du camp des Milles poursuit sa mutation : il devient selon l’expression du président de sa Fondation, Alain Chouraqui, « un lieu témoin qui prend le relais des témoins ». Des films, des expositions, des rencontres, des spectacles et puis surtout un parcours muséologique en trois volets ont transformé la carcasse et les espaces intérieurs de l’ancienne usine. Dans le prolongement de cette profonde métamorphose, quelque chose de difficile à nommer continue de peser invinciblement sur l’architecture de la tuilerie. Lorsqu’on pénètre aujourd’hui dans l’enceinte de ce qui est devenu une sorte de monument, des souvenirs et des récits s’intercalent immanquablement, les ombres et les drames des situations vécues entre 1939 et 1942 imposent immédiatement gravité, silence et recueillement.

Ancienne tuilerie du camp des Milles, photo Yves Jeanmougin

Avec ses dominantes en noir et blanc et sa maquette toujours sobre, l’ouvrage qui vient de paraître : Mémoire du camp des Milles 1939-1942, coédité par Métamorphoses et Le Bec en l’air reconduit un sentiment analogue. Les photographies qui évoquent les nouveaux espaces muséologiques restent perméables au passé : leurs images sont sans cesse bousculées par d’autres documents qui révèlent ce que pouvait être la trame des jours et des nuits d’un espace d’internement devenu pendant l’été de 1942 point de départ pour les pires déportations.

Camp des Milles, photo Yves Jeanmougin, auteur du portfolio "Mémoire du camp des Milles 1939-1942"

Yves Jeanmougin a effectué ses prises de vue entre 2008 et 2010, lorsque l’ancienne tuilerie se trouvait habitée par un grand silence : les nouveaux aménagements étaient à peine esquissés, les espaces du site industriel étaient provisoirement désaffectés. Un port-folio d’une soixantaine de grands formats, des reproductions de ses photographies occupent en double page le centre de son livre. Dans sa préface, Alain Chouraqui retrace les trente années de combat contre l’ignorance et contre l’oubli qu’il fallut mener pour sauvegarder et réhabiliter les espaces de l’ancienne tuilerie. Il rappelle que dans ce livre comme dans toute l’action qu’il mène à la tête de sa Fondation, il s’agit « de réduire par une approche sensible ce qui a été appelé parfois “l’indicible” de l’horreur génocidaire ».

Yves Jeanmougin, photographe du Camp des Milles

Après quoi l’historien Robert Mencherini, en une trentaine de pages, évoque les trois grandes périodes (internement, transit et déportation) qui scandent l’histoire du camp, depuis septembre 1939 jusqu’à la fin de l’été 1942. Chercheuse dans le domaine de la sociologie de l’art, Angelika Gausmann livre quelques-uns des résultats de la thèse qu’elle a soutenue à propos des artistes du camp des Milles. Sa communication établit, plus précisément que d’ordinaire, qui sont les trois peintres et dessinateurs auxquels on peut attribuer les peintures murales de l’ancien réfectoire des gardiens du camp. Karl Bodek (1905-1942) qui avait tout d’abord été interné à Gurs, fut transféré aux Milles en avril 1941. Il fut déporté le 11 août 1942. Il est l’auteur de la peinture du Banquet des nations ainsi que des Noces de légumes. Son ami Franz Meyer (1906-1957) aurait peint les silhouettes en uniformes et bérets bleu du Cortège des Prestataires qui portent sur leurs épaules une saucisse géante, poussent joyeusement une barrique de vin et trimballent avec eux un artichaut, une meule de gruyère, une grappe de raisin et des navets de grande taille. Max Lingner (1888-1959) qui fut en 1930 illustrateur en chef de L’Humanité, serait pour sa part l’auteur des Moissons et des Vendanges.

Camp des Milles, photo Yves Jeanmougin, auteur du portfolio "Mémoire du camp des Milles 1939-1942"

Deux autres contributions complètent cet ouvrage qu’il faut considérer comme la toute première monographie entièrement consacrée au camp des Milles (on sait que l’ouvrage pionnier d’André Fontaine, publié par Edisud en 1989, comportait malheureusement des inexactitudes, autrefois relevées par Jacques Grandjonc et Philippe Joutard). Responsable de l’aménagement des lieux de mémoire et des projets externes du Mémorial de la Shoah, l’historien Olivier Lalieu expose les principes qui l’ont guidé pour établir le parcours muséographique du camp des Milles, où l’on repère les grandes périodes de l’histoire locale et européenne de ce camp ainsi qu’une vingtaine de destins individuels. Ensuite les architectes de L’Atelier Novembre expliquent comment ont pu s’articuler souplement les grandes évocations historiques et les plages de silence de plusieurs espaces de l’ancienne tuilerie.

Camp des Milles, photo Yves Jeanmougin, auteur du portfolio "Mémoire du camp des Milles 1939-1942"

L’élaboration de cet ouvrage fut longue et délicate. Avec le concours du Mémorial de la Shoah, l’équipe des éditions Métamorphoses a rassemblé une iconographie de grande qualité. On retrouve la plupart des photographies d’un reportage réalisé en 1939 par Charles Paulmyer qui fut le directeur de la Société des Tuileries de la Méditerranée, de 1926 à 1946. On découvre des reproductions d’oeuvres d’artistes dont les travaux sont d’ordinaire beaucoup moins visibles : entre autres, Gert Caden, Adolf Richard Fleishmann, Johnny Friedlander, Peter Lipmann-Wulf et Léo Maillet.

Yves Jeanmougin, photographe du Camp des Milles

Au tout début de son port-folio, pour mieux faire comprendre le seuil qu’il convient de franchir avant d’aborder les images et les éventuels spectres de son œuvre au noir, Yves Jeanmougin a choisi de mettre en exergue quatre vers du poète Benjamin Fondane qui mourut à Auschwitz-Birkenau en octobre 1944 : « Un peu de moi se trouve en ces murs de brique / À ce vestiaire un peu de mon fantôme pend / Ne suis-je qu’une vieille usine où l’on fabrique / ce tissu sans sommeil que l’on appelle temps ». Son travail est précisément le premier ensemble artistique qui aura été réalisé aux Milles, dans le domaine de la photographie. Pendant leur période d’internement dans la Tuilerie, des artistes qui font aujourd’hui partie de l’histoire de la photographie comme Willy Maywald (1907-1985) et Fritz Neugass (1899-1979) n’avaient pas de disponibilité et n’ont vraisemblablement pas pu se servir de leurs appareils personnels : de même, Wols qui réalisa en 1941 et 1942 des photographies à Cassis, pratiqua uniquement le dessin et l’aquarelle lorsqu’il se trouvait aux Milles.

Yves Jeanmougin, photographe du Camp des Milles

Relié et de format carré, 27 x 27 cm, Mémoire du camp des Milles 1939-1942, est un ouvrage de 240 pages qui comporte 360 illustrations en noir et blanc ainsi qu’en couleur. Prix 29 euros. Les éditions Le Bec en l’air [lien] en assureront la diffusion en septembre 2013. Pour l’heure, on peut se procurer cet ouvrage à la librairie du Site-Mémorial du camp des Milles, en librairie ou bien directement aux éditions Métamorphoses / Friche de la Belle de Mai, 41 rue Jobin, 13003 Marseille – D’autres renseignements, des extraits des textes des auteurs du livre sur ce lien.

Yves Jeanmougin, photographe du Camp des Milles

Yves Jeanmougin, photographe

Yves Jeanmougin, photo Charlie Abad

Yves Jeanmougin [photo Charlie Abad] est né en 1944 à Casablanca. Il est installé à Marseille où il est artiste résident à la Friche la Belle de Mai. Il a débuté sa carrière de photographe à l’agence Viva en 1973. Parmi les ouvrages qu’il a publiés, Belsunce, mémoires d’hier et d’aujourd’hui, Édisud (1989), Marseille / Marseilles, éd. Parenthèses (1992), Carcérales, pages et images de prison, éd. Métamorphoses / Parenthèses (2001), Curumi, naissance d’un spectacle, éd. Métamorphoses (2002), Déliés, une descendance algérienne, éd. Métamorphoses / France Culture (2005), Algériens, frères de sang / Jean Sénac, lieux de mémoire, éd. Métamorphoses (2005). Casablanca, éd. Métamorphoses (2007). Désordre, éd. Imago (2010).

Pour aller plus loin, lire sur ce blog :
Camp des Milles : « Parti sans laisser d’adresse »
Inauguration du Site-Mémorial du Camp des Milles, Aix-en-Provence, le 10 septembre 2012
Ferdinand Springer, un artiste exilé allemand au camp des Milles

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