Présence indochinoise à la poudrerie de Bergerac, de 1918 à 1948

Dragon indochinois, fresque peinte à la poudrerie de Bergerac.

Lors de la Première guerre mondiale, pour pallier l’absence des hommes partis au front ou revenus mutilés, les femmes et les travailleurs coloniaux sont réquisitionnés pour occuper des emplois dans les usines travaillant pour la défense nationale. Ainsi, plusieurs centaines d’Indochinois sont affectés à la poudrerie de Bergerac. Bis repetita en 1939-1940. À Bergerac, la mémoire de la présence indochinoise s’appuie sur de superbes fresques découvertes en 1993 et photographiées par Jacky Schoentgen.

Soutenir l’effort de guerre

Les travaux de construction de la poudrerie nationale de Bergerac débutent en décembre 1915. L’usine de fabrication de poudre est opérationnelle au printemps de l’année 1917.
Côté logement, cinq cantonnements totalisent 4 200 lits pour les ouvrières, des appartements pour 150 ménages, 6 000 lits pour les hommes, avec des cuisines pouvant fournir 8 000 repas, un hôpital de 700 lits, trois crèches, une garderie et une école primaire pour 400 enfants, un magasin de vente, une boulangerie, sans compter les villas pour l’encadrement.

Fresque indochinoise à la Poudrerie de Bergerac, dragon, © photo Jacky Schoentgen, 1993.

Côté personnel, les effectifs ne cessent de croître, atteignant 10 200 ouvriers en janvier 1917 et près de 25 000 en 1918. Parmi eux, 5 000 femmes ainsi que des jeunes âgés de 16 à 18 ans, des hommes du service auxiliaire, des mutilés et blessés de guerre, des ouvriers poudriers provenant d’autres usines, des réfugiés français et belges, dix détachements de tirailleurs algériens, des Sénégalais et des Annamites, quelques Chinois, des Grecs, des Serbes et des Portugais, plus quelques prisonniers de guerre allemands.

Célébration de la fête du Têt à la poudrerie de Bergerac

La fête du Têt à la poudrerie de Bergerac, janvier 1918.

Pour « maintenir la paix sociale », l’entreprise d’état tolère que les coloniaux cultivent certaines de leurs traditions, notamment festives. Pour preuve, ces deux photos de la célébration de la fête du Têt ou Nouvel An Viêtnamien (marquant le premier jour du premier mois de l’année lunaire), du mois de janvier 1918…
L’état-major français qui encadre cette main-d’œuvre immigrée est assis au centre de la photo, tandis que les Indochinois ou Annamites, comme on les appelait alors, vêtus soit d’une tenue militaire témoignant de leur implication dans les combats, soit de leur costume traditionnel, forment un arc de cercle et posent pour le photographe.
En arrière-plan, le « dragon protecteur » est sur le point de s’animer, au son de la musique traditionnelle et des pétards et à la lumière des lampions.

Photos A3P et ADD 2 ETP : "La fête du Têt à la poudrerie de Bergerac, janvier 1918"

Démobilisation du personnel en 1918

À l’armistice, production et travaux sont arrêtés, le personnel est démobilisé ou licencié et la poudrerie est mise en sommeil, ainsi qu’en témoigne le rapport de gendarmerie du caporal Denis transmis au préfet de la Dordogne, le 20 décembre 1918, par le commandant la section de Bergerac : « Le 20 novembre dernier [1918], l’effectif ouvrier du personnel de la poudrerie nationale de Bergerac était de 15 000 environ. À la date du 25 novembre, il était de 9 698 hommes et 4 000 femmes = 13 698. Le 5 décembre, cet effectif était réduit à 6 500 hommes et 3 500 femmes = 10 000. Les travailleurs de l’Afrique du Nord (Kabyles) sont partis le 30 novembre, à Revigny-sur-Orge. Les Indochinois vont suivre ! Depuis les derniers jours de novembre, on ne fabrique plus de poudre. Des transformations dans le matériel ont été opérées en vue de procéder à la teinture des draps militaires devant servir à la confection de vêtements pour démobilisés. Chaque jour, la gare expédie des civils employés et des réfugiés. Les employés reçoivent un ordre de transport, le traitement du mois en cours et celui du mois suivant. Ces départs sont organisés et très bien surveillés. Jusque là, aucun incident ne s’est produit. »
Ce rapport illustre l’importance du recours aux travailleurs coloniaux pendant la Première guerre mondiale et les facultés d’adaptation et de conversion de l’économie de guerre en économie de paix.

Fresque indochinoise à la Poudrerie de Bergerac, tête de dragon, © photo Jacky Schoentgen, 1993.

Bis repetita en Quarante

La situation internationale se dégradant, la poudrerie de Bergerac reprend du service. Le 4 décembre 1936, puis le 16 février 1937, deux unités d’acide nitrique concentré sont commandés aux établissements Schneider, ainsi que deux ateliers de dénitration et concentration sulfurique, plus un atelier de nitration n° 4, avec 72 turbines Selwig. La main-d’œuvre réquisitionnée se compose des 3 700 hommes de la 95e compagnie d’ouvriers de renforcement, des 1 500 hommes des compagnies de travailleurs militaires, auxquels se rajoutent les affectés spéciaux, les civils, les réfugiés alsaciens, la 2e légion indochinoise, les femmes, soit un total de 12 000 personnes.

La lettre du ministre du Travail du 24 janvier 1940, adressée au préfet de la Dordogne est éclairante à ce sujet : « J’ai l’honneur de vous informer qu’un contingent de 1.500 travailleurs Indochinois, affecté à la Poudrerie de Bergerac, doit résider incessamment dans votre département. Son cantonnement a été choisi et aménagé par la Poudrerie à proximité de cet Établissement. Il s’y installera dans les derniers jours du présent mois de Janvier. Je veux être assuré que nos travailleurs Indo-Chinois, ainsi qu’ils l’ont toujours fait jusqu’ici, donneront toute satisfaction par leur conduite tant à l’usine qu’à l’extérieur. Je sais pouvoir compter sur votre influence pour que soient réglées au mieux et le plus rapidement possible, les questions diverses que pourrait soulever l’installation de ces indigènes. »

Fresque indochinoise à la Poudrerie de Bergerac, lions, © photo Jacky Schoentgen, 1993.

Départ des Indochinois du Bergeracois

Les rapports mensuels du Préfet de la Dordogne signalent le transfert de « 420 travailleurs indochinois appartenant aux 58e, 52e & 19e compagnies de la 2e légion du Groupement de Creysse [vers] le camp de BIAS (Lot-et-Garonne) les 13 et 14 Avril 1948. Voulant accomplir un geste symbolique, tous ont fait une opposition de principe à leur départ, attitude qui a nécessité le déplacement de la force armée sans que celle-ci ait eu à intervenir. […] Le départ des indochinois s’est effectué dans l’indifférence générale. La population civile des environs du camp de Creysse est même heureuse de ce départ. Seul le parti communiste et ses filiales ont protesté.« 

La 49e compagnie, « dernière unité stationnée au camp de Creysse, a été dirigée sur le camp de Moulin du Lot, près de Sainte-Livrade (Lot-et-Garonne) le dimanche 23 mai [1948]. L’embarquement s’est effectué dans des conditions normales. Une dizaine de T.I. ayant un emploi à Bergerac sont demeurés dans cette ville mais sont logés par leurs employeurs ou par leurs propres moyens. Ils dépendant toujours de la 4e Légion de Toulouse. Le départ des T.I. a été vu avec satisfaction par l’ensemble de la population. D’accord avec la direction de la Poudrerie Nationale, la Ville de Bergerac procède à l’installation de familles mal logées, ou sans logement, dans les baraquements quittés par les indochinois. »

Fresque indochinoise à la Poudrerie de Bergerac, pinson, © photo Jacky Schoentgen, 1993.

Dans l’attente impatiente d’un retour au pays

Sous le titre « 700 travailleurs Viêt-namiens manifestent en faveur de leur rapatriement », le journal Dordogne Sud du 30/11/1946 rapporte en ces termes les doléances des Indochinois toujours stationnés à Bergerac : « Nous sommes ici 700 travailleurs . Nous avons été pour la plupart requis pour la durée de la guerre. Cela fait sept ans que nous n’avons pas vu nos familles. […] Nous ne faisons rien et touchons l’allocation de chômage (10 francs par jour). Notre présence ici est donc parfaitement inutile. […] Nous ne sommes pas de la même race, nous ne sommes pas de la même couleur, mais contre le capitalisme et l’oppression, nous sommes frères de lutte. Là est notre force et là nous puiserons la volonté de vaincre ».

Fresque indochinoise à la Poudrerie de Bergerac, signée Thuong de la 18e Cie, © photo Jacky Schoentgen, 1993.

Les photos des fresques sont soumises à droits d’auteur : © Jacky Schoentgen, Bergerac.
Celles de la fête du Têt (janvier 1918) m’ont été confiées par l’Association des Amis du Patrimoine Poudrier et Pyrotechnique.
Les originaux sont actuellement conservés aux Archives départementales de la Dordogne, (2 ETP 06).

Les travailleurs indochinois de la Seconde guerre mondiale en France

Du 1er février au 30 mars 2012, sous la direction de Bernard REVIRIEGO, les Archives départementales de la Dordogne présentaient une exposition sur le thème : « Les travailleurs indochinois de la Seconde guerre mondiale en France » (lien), en partenariat avec l’association « Histoires vietnamiennes » et à partir du livre de Pierre DAUM, « Immigrés de force, les travailleurs indochinois en France » (lien). L’inauguration était précédée de la projection du documentaire de Dzù LÊ LIÊU, « Les hommes des 3 KY ».

Pour en savoir plus sur la poudrerie de Bergerac, lire sur ce blog l’article La Poudrerie nationale de Bergerac d’une guerre à l’autre : lien

2 Commentaires de l'article “Présence indochinoise à la poudrerie de Bergerac, de 1918 à 1948”

  1. BOMPA Claude dit :

    Bonsoir, je fais des recherches sur les travailleurs annamites employés à la Cartoucherie de Toulouse, à toutes les époques. Pourriez-vous me donner des pistes de recherches, s’il vous plaît. D’avance merci, Claude Bompa

  2. Jacky Tronel dit :

    Bojour,
    En réponse, je vous suggère de consulter en premier, si ce n’est déjà fait, les fonds des Archives départementales de la Haute-Garonne, puis ceux du Service Historique de la Défense, Centre des archives de l’armement (site de Châtellerault, séries 1 et 2 G, services centraux des poudres et explosifs et poudreries nationales, dont Toulouse). Vous pouvez également contacter de ma part Joël Pham, via le site http://www.travailleurs-indochinois.org
    Bonne recherches,
    JT

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