Création des compagnies et des groupements de travailleurs étrangers « en surnombre dans l’économie nationale »

M. Esparta, travailleur espagnol intégré à un GTE travaillant sur le chantier du barrage de l'Aigle,1942

L’exploitation des réfugiés étrangers par le système des camps de travail trouve sa source dans les lois des 13 janvier et 27 septembre 1940. La première prévoit la création d’unités de prestataires militaires étrangers désignées sous le nom de compagnies de travailleurs étrangers (CTE). La seconde crée les groupements de travailleurs étrangers (GTE) qui leur succèdent.
Ces mesures, mises en place par le gouvernement Daladier sous la IIIe République finissante, renforcées par le Régime de Vichy, sont l’expression d’une politique de la main-d’œuvre à la fois xénophobe, anticommuniste et antisémite.

Théodore Esparta, travailleur espagnol rattaché à un GTE affecté aux travaux de construction du barrage de l’Aigle (Corrèze), 1942, coll. C. Esparta.

Formation des compagnies de travailleurs étrangers (CTE)

Barcelone tombe aux mains des franquistes le 26 janvier 1939. Vaincus, les républicains espagnols se replient vers la frontière pyrénéenne. C’est la Retirada, la retraite, l’exode massif de 470 000 réfugiés qui traversent les Pyrénées et viennent chercher refuge en France. Des « centres spéciaux de rassemblements d’étrangers », des « centres d’hébergement », des camps dits « de recueil », « d’internement » ou « de concentration » sont créés, en toute hâte. À la désorganisation des premiers jours succède une tentative de rationalisation du système d’internement qui passe par une spécialisation des camps.

Carte d'identité de Blas Pozo, travailleur espagnol à la 18e Compagnie stationnée à Mauzac

Carte d’identité du travailleur espagnol Blas Pozo Valenzuela, rattaché à la 18e CTE, affecté aux travaux de construction
de la poudrerie de Mauzac (Dordogne), coll. A. Pozo.

Le décret Daladier du 12 avril 1939 prescrit, dans son article 2, que « les étrangers sans nationalité et les autres étrangers bénéficiaires du droit d’asile sont soumis à toutes les obligations imposées aux Français par la loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation de la nation en temps de guerre. Ils peuvent faire l’objet de réquisitions individuelles ou collectives, générales ou locales, fondées sur la nationalité, sur l’âge ou sur la profession ».
L’article 3 indique que les étrangers de sexe masculin, âgés de 20 ans à 48 ans, sont tenus de
« fournir dès le temps de paix aux autorités militaires françaises, pour une durée égale à la durée du service imposé aux Français, des prestations dont le caractère et le mode d’exécution sont déterminés par décret ».

Le 17 octobre 1939, Édouard Daladier, président du Conseil et ministre de la Défense nationale et de la Guerre, exprime l’intention « de constituer, avec une partie des Espagnols qui se trouvent encore dans les camps du Sud-Ouest, un certain nombre de compagnies d’ouvriers de renforcement appelées à être utilisées dans les établissements constructeurs et poudreries ».

C’est le décret du 13 janvier 1940 qui précise, dans son article 7, qu’ils « seront groupés en formations de prestataires dont l’organisation sera fixée par le ministre de la Défense nationale et de la Guerre » et qu’« exceptionnellement [ils] pourront faire l’objet d’affectations individuelles ». L’article 9 souligne qu’ils seront employés « à l’exécution de tous travaux nécessités par les besoins du département de la défense nationale » ; et enfin, article 12, qu’ils « seront soumis aux règles de discipline générale en vigueur dans l’armée ».

Le statut de « prestataires » leur vaut d’être incorporés dans des unités de prestataires militaires étrangers, désignées sous le nom de compagnies de travailleurs étrangers (CTE), d’environ 250 hommes chacune, commandées par des officiers français.
Les Espagnols sont à ce point majoritairement représentés dans les compagnies de travailleurs étrangers qu’elles prennent très souvent le nom de « compagnies de travailleurs espagnols ».

Transformation des CTE en GTE

Après l’armistice et la démobilisation, les compagnies (CTE) sont transformées en groupements (GTE). La loi du 27 septembre 1940 prévoit – article 1er – que « les étrangers du sexe masculin âgés de plus de dix-huit ans et de moins de cinquante-cinq ans pourront, aussi longtemps que les circonstances l’exigeront, être rassemblés dans des groupements d’étrangers s’ils sont en surnombre dans l’économie nationale et si, ayant cherché refuge en France, ils se trouvent dans l’impossibilité de regagner leur pays d’origine ».

On remarque que la tranche d’âge s’est sensiblement allongée, le seuil passant de 18 à 20 ans, et le plafond de 48 à 55 ans. En fait, l’objectif visé par le gouvernement de la IIIe République, et maintenu par Vichy est double : premièrement, encadrer les républicains espagnols – considérés par nature comme suspects – en exerçant sur eux un contrôle rigoureux ; deuxièmement, faire fondre la population des camps du Sud-Ouest, gênante et coûteuse, en utilisant opportunément une main-d’œuvre étrangère « en surnombre dans l’économie nationale », bon marché, corvéable à merci, docile car encadrée. Ces mesures traduisent une logique de contrôle et d’exclusion.

Si les « nouvelles structures baptisées “groupements de travailleurs étrangers” (GTE) peuvent a priori apparaître comme la prorogation des compagnies de travailleurs précédemment créées », fait remarquer l’historien Vincent Giraudier, il faut toutefois observer que « la loi du 27 septembre 1940 destinée aux étrangers sans travail et sans ressources considérés comme “en surnombre dans l’économie nationale” n’a plus pour objectif de faire participer des étrangers à l’effort de guerre mais de répondre à des impératifs idéologiques et socio-économiques symptomatiques de l’idéologie vichyssoise[1] ».

Les travailleurs étrangers (TE) ont d’ailleurs perdu le statut de « prestataires militaires », conséquence des dispositions de la convention d’armistice. Bien que la plupart d’entre eux revêtent encore l’uniforme kaki, le bras gauche portant le brassard « TE » et l’indication du groupe, ils sont maintenant assimilés à des civils et sont régis par le ministère de la Production industrielle et du Travail.

Bureau du 647e GTE à Chancelade (Dordogne). Chef de groupe et son adjoint.

Bureau du 647e GTE stationné à Chancelade (Dordogne). M. Malinvaud est chef de groupe. Il a pour adjoint M. Grosjean, 1942, coll. A. Garcia.

Chaque GTE est encadré par un chef de groupe, un adjoint, un surveillant-chef entouré de quatre à six surveillants.

Les TE sont soumis à une certaine discipline. Les punitions vont de la privation de permission à la prison et à l’envoi dans un « camp d’internement répressif pour étrangers », comme celui du Vernet (Ariège), désigné par le ministère de l’Intérieur pour « les travailleurs étrangers considérés comme dangereux pour la sécurité publique et particulièrement apte à favoriser une action extrémiste ».

Dans certains cas et après enquête, le rapprochement familial est autorisé par le préfet. Il est subordonné à un niveau de ressources suffisant pour faire vivre la famille. Ce regroupement concerne les travailleurs embauchés individuellement. Les réfugiés encadrés collectivement dans les GTE en sont exclus.
Néanmoins, des permissions et des visites sont autorisées. Au début de l’année 1941, dans un rapport confidentiel adressé au préfet, M. Pegeot, chef du sous-groupement de la Dordogne, exprime son désaccord sur cette question : « À mon avis [écrit-il], la chose est mauvaise, car il devient difficile de surveiller tous ces foyers et de maintenir une certaine discipline parmi les groupes. Les femmes devraient être obligatoirement réunies dans des camps de séjour surveillés. Certaines sont arrivées venant de la zone occupée sans difficultés apparentes. Leur tenue soignée et même élégante ne peut laisser place qu’à deux hypothèses : ou elles trouvent des subsides dans la prostitution clandestine et font courir au pays un risque physiologique supplémentaire, ou dans la propagande révolutionnaire en se faisant les agents de liaisons et porteuses de mots d’ordre ».

Les contrats de travail s’établissent entre le responsable du groupe et l’employeur. Les travailleurs perçoivent une prime de rendement ou « tarif d’emploi », versé au trésorier du groupe, équivalent à 75 % du barème moyen en vigueur dans le département. Des retenues sont pratiquées qui correspondent aux frais de logement, de pension, d’assurances sociales…

Espagnols du 652e GTE stationné à Mauzac (Dordogne)

Groupe de travailleurs espagnols du 652e GTE stationné à Mauzac,
coll. A. Pozo.

Si les Espagnols jouissent d’une liberté relative dont ils vont user en nouant des relations, parfois intimes, avec la population locale, il n’en reste pas moins vrai que la structure dans laquelle ils sont « enfermés » est une structure privative de liberté, un système d’astreinte à résidence et au travail forcé, duquel il est difficile d’échapper. On y est fiché, surveillé, le courrier est censuré. Les « évadés », quand ils sont repris, sont réaffectés dans un autre GTE ou bien encore sont requis par l’organisation Todt pour aller travailler sur le front de l’Atlantique. Le terme utilisé, « évadés », renvoie à celui de « prisonniers »…

Les groupements de travailleurs étrangers sont dissous par le Gouvernement provisoire de la République française le 5 septembre 1944.

Au plan national, « avec 40 000 personnes incorporées dans plus de cent groupes », les groupements de travailleurs étrangers ont été « l’expression d’une politique de la main-d’œuvre à la fois xénophobe, antisémite et anticommuniste »[2].

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[1] Vincent Giraudier, Les Bastilles de Vichy – Répression politique et internement administratif, 1940-1944, Paris, Tallandier, 2009, p. 73.
[2] Peter Gaida,
Camps de travail sous Vichy : les « groupes de travailleurs étrangers » (GTE) en France et en Afrique du Nord 1940-1944, thèse de doctorat, Paris 1, 2008.
Remerciements à Bernard Reviriego, des Archives départementales de la Dordogne, pour sa collaboration utile.

52 Commentaires de l'article “Création des compagnies et des groupements de travailleurs étrangers « en surnombre dans l’économie nationale »”

  1. Mercedes busom dit :

    Recherche document archive se rapportant à mon père Busom Aguillar Angel Rafael ne le 05 novembre 1915, rentré en France en février 1939, a séjourné au camp d’Argeles, puis des sept fonds, ensuite le camp de Gurs et enfin il a été transféré sur l’île de Groix peut-dans le cadre des CTE, car il a travaillé au port de Lorient et sur la construction du mur de l’Atlantique. Il se trouvait à la Pallice.

  2. Muriel Plana dit :

    Bonjour « By Lopez »
    Je suis muriel Plana petite fille de Diego Plana.
    Merci beaucoup pour votre réponse.
    J’ai écris ici en 2016, votre réponse date de 2019 et j’en prends connaissance aujourd’hui en 2025.
    Je vais bien voir si l’adresse mail que vous proposiez est toujours valide.
    Ça fait très chaud au cœur de trouver une réponse merci infiniment d’avoir pris cette peine.
    Entre temps j’ai écrit un livre sur lui (une nouvelle) pour tenter de reconstituer le puzzle et j’ai trouvé sa trace sur des listes , de 2 camps, celui d Angeles entre autre . C’est très précieux de lire son nom.
    Bon courage à tous
    Muriel

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