Le prisonnier au masque d’étoffe de la prison d’Étampes

Le prisonnier au masque d'étoffe de la prison d'Étampes, l'Illustration du 15 avril 1893

« L’administration a autorisé les détenus à se couvrir la tête d’une sorte de capuchon pour aller de leur cellule à leur préau. Ce capuchon est fixé au collet du vêtement par une large bande de toile blanche. Il est d’une ampleur telle qu’il peut, au gré du détenu, ou s’abaisser de façon à couvrir le visage en entier, ou se rejeter en arrière en dégageant la tête. Il est d’une étoffe gris clair, et d’un tissu assez transparent pour permettre à celui qui le porte de distinguer les objets qui l’entourent tout en le dérobant aux regards de ceux qui voudraient distinguer ses traits. » Source : Journal l’Illustration du 15 avril 1893.

La prison d’Étampes

« Au moment où, après sa condamnation, M. Baïhaut était transféré à la prison d’Étampes, un fonctionnaire de l’administration chargé de la surveillance de ce prisonnier de marque causait à voix basse, à quelques pas du wagon où l’ancien ministre était monté, avec un des orateurs les plus écoutés de la Chambre.

— Mais oui, cher monsieur, disait le fonctionnaire, un salon, un vrai salon, cette prison d’Étampes. Songez donc ! J’ai Turpin, j’ai Triponé, j’ai Le Guay. J’emmène Baïhaut et j’attends de Lesseps. Où trouverez-vous une société plus… choisie ?
— Voilà des gens qui ne doivent pas aimer à se rencontrer ensemble.
Mais ils ne se rencontrent jamais.
— Cependant, aux heures de la promenade dans les préaux ?
— Ils ne se rencontrent pas ; le service est organisé pour cela. Et se rencontreraient-ils, ils ne se reconnaîtraient pas !
— Ils ont donc bien changé !
Non, mais ils ont un masque sur la figure.
— Un masque ? Des prisonniers masqués ?

La prison d’Étampes en 1893 (gravure de presse).

Cette révélation saisie au passage excita ma curiosité, vous le devinez sans peine. Je n’eus plus qu’un désir : visiter la prison, voir un détenu sortant de sa cellule, le masque sur la figure.

Dès le lendemain, M. Scott et moi, nous nous rendions à Étampes dans le but d’assister à cette scène étrange et de la représenter aux yeux des lecteurs de l’Illustration avec l’expression d’une chose réellement vue. Tout d’abord, en quelques mots, la description de la maison de détention.

Derrière le mur d’enceinte qui ressemble, mais en petit, à tous les murs d’enceinte de nos prisons, un bâtiment presque coquet. La porte d’entrée franchie, on se trouve dans un couloir spacieux, élevé, bien éclairé, avec au fond, un autel minuscule pour le service religieux, et, derrière, une chaise haute, très haute. A droite et à gauche, au-dessus l’une de l’autre, deux rangées de cellules, celles du bas s’ouvrant sur le couloir, celles du haut, sur une galerie étroite. Le couloir est fermé par une cloison demi-circulaire vitrée. À hauteur d’homme les vitres sont dépolies. Dans cette cloison sont ménagées cinq portes donnant accès sur cinq préaux ou promenoirs découverts, séparés les uns des autres par des murs de deux mètres de hauteur.

C’est là que les prisonniers prennent individuellement et tour à tour leur récréation quotidienne d’une heure à une heure et demie. Les vitres dépolies ne leur permettent pas de chercher une distraction ailleurs que dans leur préau, et elles les cachent en même temps aux yeux des visiteurs indiscrets. Seul, perché sur sa chaise haute, le gardien peut plonger les yeux sur les cinq préaux et exercer une surveillance attentive.

Le masque d'étoffe de la prison d'Étampes, d'après le journal l'Illustration du 15 avril 1893

Mais, pour se rendre de leur cellule au préau, ou du préau à leur cellule, les prisonniers doivent traverser le couloir, puis monter la galerie ou en descendre, s’ils sont logés au premier étage. Ce trajet, les prisonniers l’effectuent accompagnés d’un gardien, et les uns après les autres. Ils ne sont donc pas exposés à se rencontrer.

Toutefois, il peut arriver qu’au moment où l’un d’eux sort de sa cellule pour se rendre au préau, il soit aperçu par un autre détenu, qui, sa promenade quotidienne achevée, suivi lui aussi de son gardien, regagne le local qui lui est assigné. Au surplus, des fournisseurs ou des visiteurs munis d’une autorisation ministérielle spéciale peuvent aussi se rencontrer fortuitement sur le passage des prisonniers. C’est en prévision de ces rencontres que l’administration a autorisé les détenus à se couvrir la tête d’une sorte de capuchon pour aller de leur cellule à leur préau.

Ce capuchon est fixé au collet du vêtement par une large bande de toile blanche. Il est d’une ampleur telle qu’il peut, au gré du détenu, ou s’abaisser de façon à couvrir le visage en entier, ou se rejeter en arrière en dégageant la tête. Il est d’une étoffe gris clair, et d’un tissu assez transparent pour permettre à celui qui le porte de distinguer les objets qui l’entourent tout en le dérobant aux regards de ceux qui voudraient distinguer ses traits.

Ce n’est pas en vain que de si minutieuses précautions ont été prises. Les hasards de notre visite nous ont en effet mis en présence de deux détenus que nous n’avons pu reconnaître. Nous savons, de plus, que Turpin a toujours ignoré qu’il eût Triponé pour voisin de cellule, et ces deux détenus ont sans doute souvent croisé Baïhaut sans se douter que l’ancien ministre des Travaux publics se trouvait sur leur passage.

Marcel Édant. »

Le « capuchon belge » : un accessoire du costume pénal de 1875 à 1950

En application de la loi de 1875 destinée à prévenir la récidive, un accessoire est ajouté au costume pénal du détenu soumis à la règle de l’emprisonnement cellulaire individuel : le capuchon qui doit être baissé sur son visage, dès qu’il se trouve en un lieu où il est susceptible de rencontrer ou de croiser d’autres détenus ou bien des personnes étrangères à la détention. L’utilisation du capuchon est justifiée par le souci d’éviter aux détenus de se « contaminer » entre eux… Cette explication est beaucoup plus crédible que celle évoquée par le rédacteur du journal l’Illustration du 15 avril 1893.

Pour en savoir plus… lire sur ce blog : lien.

Au sujet des personnages cités dans l’article de l’Illustration…

François Eugène Turpin est un chimiste français né en 1848 à Paris et mort le 24 janvier 1927, à Pontoise. Il découvre les propriétés explosives de l’acide picrique et est à l’origine des explosifs panclastiques. Injustement accusé d’avoir vendu son invention aux Allemands, Eugène Turpin est condamné et incarcéré à Étampes. Il est gracié le 10 avril 1893 par suite d’une campagne d’opinion à laquelle participe Le Petit Journal.

Charles Baïhaut, né à Paris le 2 avril 1843, mort à Paris le 26 mars 1917, est ministre des Travaux publics du 7 janvier 1886 au 2 novembre 1886. Mis en cause dans le scandale de Panama, il est accusé et traduit devant la cour d’assises de Paris en mars 1893 pour corruption. Il est le seul à être condamné à cinq ans de prison et 750 000 francs d’amende, ses collègues bénéficiant d’un non-lieu. Après un séjour à la prison d’Étampes, il est libéré par grâce présidentielle en 1896.

Émile Triponé, né le 16 février 1846 à Montbéliard (Doubs), capitaine d’artillerie de l’armée territoriale, est accusé d’avoir livré à la Société Armstrong, dont le siège est en Angleterre, des documents secrets « volés au ministère de la guerre ».

Gilbert Le Guay est né le 12 mai 1839 à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) et décédé le 13 novembre 1896 à Randan (Puy-de-Dôme). Député du Puy-de-Dôme de 1885 à 1889, puis sénateur de 1889 à 1891, il est compromis dans un scandale de détournement de fonds lié à la société centrale de dynamite qu’il préside. Il est condamné en 1893.

Ferdinand Marie, vicomte de Lesseps, né à Versailles le 19 novembre 1805 et mort à La Chesnaye près de Guilly (Indre) le 7 décembre 1894, est un diplomate et entrepreneur français. Il est surtout connu pour avoir fait construire le canal de Suez et pour être à l’origine du scandale de Panama pour lequel il a été condamné, en 1893, à cinq ans de prison, qu’il n’effectuera pas…

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