La prison politique sous Vichy. L’exemple des centrales d’Eysses et de Rennes

La prison politique sous Vichy, l'exemple des centrales d'Eysses et de Rennes, Corinne Jaladieu, L'Harmattan, 2007.Corinne Jaladieu a soutenu une thèse sur les prisons centrales sous le régime de Vichy qui a été publiée en 2007, chez L’Harmattan. Compte-rendu de lecture :

L’approche choisie par l’auteur pour aborder la question de la prison politique sous Vichy est de nature monographique. La démarche est comparative : deux prisons centrales, l’une pour hommes, située en zone dite libre jusqu’au 11 novembre 1942, à Eysses (Villeneuve-sur-Lot, Lot-et-Garonne), l’autre pour femmes, située en zone occupée, à Rennes, sont étudiées et analysées tant du point de vue du fonctionnement que de la population incarcérée. Trois axes de recherche ont été privilégiés. Le premier, qui touche à l’organisation même de la prison politique sous Vichy, pose la double question de l’ingérence allemande et de la politique collaborationniste française. Le deuxième axe s’attache aux peines et s’intéresse aux prisonniers politiques qui les subissent. Le troisième se penche sur la vie carcérale, d’un point de vue sociologique, politique et culturel.

L’historienne démontre que l’organisation des « prisons politiques » est largement influencée par la préoccupation d’un régime qui n’a de cesse d’affirmer sa souveraineté. Cette obsession le conduit à une surenchère dans la répression qui fait le jeu des autorités d’occupation. Face aux ingérences allemandes, l’État français fait le choix de la collaboration, systématisant l’application des lois répressives mises en place par la IIIe République, tout en en créant de nouvelles visant les communistes, les gaullistes et les pacifistes. Cette inflation des délits politiques, lourdement sanctionnés par la justice de Vichy, se traduit par une inflation carcérale. Le nombre des détenus dans les prisons françaises passe en effet de 18 000 en septembre 1939 à 55 000 en décembre 1943. Il en résulte une logique d’exclusion, accentuée par la mise en place des juridictions d’exception. Corinne Jaladieu en compte jusqu’à dix, dont neuf ont des compétences en matière politique.

Vue aérienne de la Centrale d'Eysses vers 1950. Collection amicale d'Eysses.

Vue aérienne de la centrale d’Eysses vers 1950, collection amicale d’Eysses.

L’arbitraire l’emporte sur la légalité quand l’administration de Vichy, s’appuyant sur le décret-loi du 18 novembre 1939 relatif aux individus dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique, met en place, de façon quasi-systématique, l’internement post-pénal. Cet internement administratif conduit au maintien en détention du prisonnier politique à l’issue de la peine – car considéré comme plus dangereux pour la société que le criminel de droit commun – ou au transfert vers un centre de séjour surveillé . Ces centres servent de viviers aux Allemands qui y puisent sans vergogne, déportant en masse les détenus politiques qui s’y trouvent. Alors qu’en zone nord, la libération des condamnés communistes et terroristes dont la peine arrive à expiration est soumise à une double autorisation (franco-allemande), en zone sud, le préfet est seul souverain. L’immixtion du Reich allemand dans les affaires judiciaires et pénitentiaires françaises est totale. Les accords conclus le 29 juillet 1942 entre le secrétaire général de la police française René Bousquet et Carl Oberg, chef supérieur des SS et de la police en France depuis mai 1942, institutionnalisent une coopération entre services de police français et allemand. Néanmoins, contrairement à une idée reçue entretenue par les milieux résistants, l’inflation carcérale en secteur français est principalement liée à l’emprisonnement de prisonniers de droit commun. En décembre 1943, la proportion des politiques incarcérés dans les prisons administrées par les autorités françaises ne représente que 9 % du nombre total des détenus. Il convient toutefois de relativiser ces chiffres en précisant que l’internement, côté allemand, a été environ quatre fois plus important à l’encontre des politiques qu’il ne l’a été côté français.

Le mythe fondateur de l’amendement du prisonnier, initié par les philanthropes, est oublié. C’est l’échec de l’utopie cellulaire issue des Lumières. La question n’est plus de surveiller et d’amender mais de « surveiller et punir », dixit Michel Foucault… ou, plus précisément, de surveiller et exclure. La prison se focalise désormais sur sa seule mission de garde et pratique la logique de l’enfermement, qu’elle justifie par la période du « temps de guerre ».

Si 1941 et 1942 constituent les deux années les plus critiques pour ce qui est des conditions de vie et de mort dans les prisons françaises, l’année 1943 marque un tournant avec la tentative de reprise en main de l’État français qui décide, le 15 septembre, du rattachement au Secrétariat d’État à l’Intérieur de l’Administration pénitentiaire et des services de l’éducation surveillée. Cette mesure intervient en réponse aux évasions de plus en plus fréquentes qui se produisent dans les prisons départementales. Il s’ensuit un durcissement du régime politique qui, pour la première fois dans l’histoire pénitentiaire, devient plus sévère que celui de droit commun. La situation se dégrade davantage encore après l’échec de la tentative d’évasion collective d’Eysses du 19 février 1944, entraînant ce que l’auteur nomme la « miliciarisation » du régime et en particulier de l’administration pénitentiaire, avec, pour conséquence, la livraison des politiques aux Nazis… André Baillet, directeur de l’administration pénitentiaire animé d’un « zèle milicien », prie les préfets de livrer aux Allemands les condamnés pour activité communiste, terroriste et anarchiste. Au total, les prisons françaises fournissent aux nazis, entre mars et juillet 1944, 2 445 condamnés et 1 598 prévenus politiques, soit 4 043 prisonniers. Ceux-ci s’ajoutent aux milliers de prisonniers politiques passés antérieurement dans le circuit allemand (prisons et camps d’internement) et déportés depuis 1942. Les camps de Compiègne et Romainville sont les principales antichambres de la déportation des politiques partis de France au printemps 1944. La prison devient un outil privilégié d’ordre moral et politique, révélateur de la volonté d’ostracisme du régime. « L’État français assigne à l’enfermement un rôle d’exclusion, au sens donné à ce terme par les historiens de la prison, à savoir une mise au ban de la société », conclue Corinne Jaladieu.

Vue aérienne de la centrale de Rennes, prison pour femmes, source : www.prison.eu.org.

Vue aérienne de la prison pour femmes de Rennes.La prison politique sous Vichy a été étudiée par l’historienne principalement sous l’angle des maisons centrales. Seul regret, l’auteur ne dit pas un mot des prisons militaires qui, pourtant, représentaient elles aussi une part non négligeable du parc pénitentiaire français. Au 1er décembre 1940, la population pénale écrouée dans les douze prisons militaires de la métropole s’élevait à 2 336 prisonniers, dont 1 341 prévenus en attente de comparution devant un tribunal militaire. À la même date, en Afrique du Nord, l’emprisonnement concernait 2 404 détenus, dont 1 124 prévenus et parmi eux, une majorité de politiques. Au 1er octobre 1943, les prisonniers détenus dans les prisons militaires de la métropole sont encore 925, répartis dans sept prisons qui sont, par ordre d’importance au plan de l’effectif : Mauzac, Nontron, Vancia, Bergerac, Villefranche-de-Rouergue, Clermont-Ferrand et Toulouse. Au 1er juin 1944, 717 détenus attendent toujours leur libération des prisons militaires dans lesquelles ils croupissent, certains depuis le début de la guerre. Ils retrouveront peu à peu leur liberté quand, au lendemain du débarquement des Alliés en Normandie, la Résistance s’attaquera aux prisons pour en délivrer les politiques.

Contrairement aux camps d’internement qui ont fait l’objet de nombreuses études et publications, le sujet de recherche de Corinne Jaladieu qui porte sur les prisons françaises durant les années noires, est totalement novateur. Il révèle comment fonctionne la prison politique sous Vichy, selon quelle éthique, et comment s’articulent les circuits allemand et français d’enfermement. La prison est appréhendée tel « un prisme pour saisir la société et la nature de l’État qui incarcère ».
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Cette recension a été publiée une première fois en 2009 :

Jacky Tronel, « Jaladieu (Corinne), La prison politique sous Vichy. L’exemple des centrales d’Eysses et de Rennes », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies
[En ligne], Vol. 13, n°1, 2009, mis en ligne le 25 mars 2009, consulté le 9 juillet 2010.
URL : http://chs.revues.org/index721.html.

Pour en savoir plus : Corinne Jaladieu, « Les résistantes dans les prisons de Vichy : l’exemple de la centrale de Rennes », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 89 | 2002, mis en ligne le 01 octobre 2005, Consulté le 15 juillet 2010.
URL : http://chrhc.revues.org/index1547.html

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