Louis Lecoin (1888-1971) pacifiste et antimilitariste
Par Jacky Tronel | dimanche 16 septembre 2012 | Catégorie : Dernières parutions, DES HOMMES… | 5 commentairesNé dans le Cher, issu d’une famille très pauvre, de parents illettrés, tour à tour ouvrier jardinier, employé du bâtiment, correcteur d’imprimerie et, bien entendu, journaliste, Louis Lecoin a été certainement la plus belle figure de l’anarchie et du pacifisme de notre époque. Cet homme aussi combatif que généreux a passé douze longues années de sa vie dans les prisons françaises. Il connut le Dépôt, la Santé, Clairvaux, le Cherche-Midi, Poissy, Bicêtre, Albertville et plusieurs camps d’internement. À celui de Monge, en Auvergne, il sera employé à casser des cailloux en 1918. Il passera devant toutes les juridictions : correctionnelle, assises, tribunaux militaires, sans que jamais sa conscience d’homme libre et de réfractaire fléchisse devant le pouvoir. Durant toute son existence, il n’a cessé de lutter contre la guerre et l’esprit militaire. Photo : Louis Lecoin en mars 1962 (source).
En octobre 1910, Lecoin refuse de marcher contre les grévistes
Jeune recrue en octobre 1910, son régiment est envoyé pour briser une grève des cheminots. Lecoin refuse de marcher contre les grévistes, ce qui lui vaut sa première condamnation. Six mois de prison. Démobilisé en 1912, il gagne Paris, où il prend contact avec les milieux libertaires. Il devient secrétaire de la Fédération communiste anarchiste, faisant preuve d’une grande activité. Accusé de préparer le sabotage de la mobilisation en cas de guerre, de provocation au vol, au meurtre, au pillage, et d’association de malfaiteurs (ce dernier chef d’accusation fut finalement abandonné), Lecoin ne tarda pas à être arrêté et condamné à cinq ans de réclusion. À sa sortie de prison, la guerre n’était pas finie. Lecoin refusa à deux reprises de rejoindre son corps. Il fut de nouveau condamné. Par la suite, il allait pouvoir donner la mesure de son courage et de sa détermination, à l’occasion de deux affaires qui eurent un grand retentissement en France et dans le monde entier.
Ascaso, Durutti et Jover
Trois anarchistes espagnols, militants de la CNT [Confédération Nationale du Travail, syndicat anarchiste espagnol fondé en 1910] : Ascaso, Durutti et Jover, avaient quitté l’Espagne pour se réfugier en Argentine. De là, ils s’étaient rendus à Paris, dans le but de monter un attentat contre le roi d’Espagne Alphonse XIII, dont on annonçait la visite officielle en France. Appréhendés et inculpés de port d’armes prohibés, ceux qu’en Espagne on appelait les trois mousquetaires se trouvèrent aussitôt menacés d’extradition, l’Argentine les réclamant pour un assassinat à Buenos Aires dont on les accusait. Louis Barthou, le garde des Sceaux, était prêt à livrer les trois hommes. Lecoin constitua pour leur défense un Comité du droit d’asile. La Ligue des droits de l’homme fut alertée. Edouard Herriot, saisit de l’affaire, fit surseoir à l’extradition. « La justice française mise en échec par une bande de voyous », titra la presse argentine. Pour éviter une interpellation à la Chambre, le gouvernement Poincaré préféra élargir les trois anarchistes espagnols.
Le 14 juillet 1927, Francisco Ascaso, Buenaventura Durruti et Gregorio Jover, dans les locaux du Libertaire, après leur libération (source).
Vivent Sacco et Vanzetti !
L’autre grand combat mené par Lecoin – le mouvement en faveur de Sacco et Vanzetti – ne devait malheureusement pas connaître la même réussite : il eut beau remuer ciel et terre, les deux Italiens furent exécutés le 23 août 1927. Photo : Bartolomeo Vanzetti et Nicola Sacco (à droite), menottés (source).
Lecoin devait trouver un moyen bien à lui de marquer sa réprobation. Quinze jours après l’exécution, l’American Legion, regroupant les anciens combattants américains de la guerre 14-18, tenait son premier congrès à Paris, au Trocadéro. Lecoin décida de tenter quelque chose à cette occasion, pour frapper l’opinion. Écoutons-le raconter lui-même son intervention :
« L’envie me prend de troubler ce faux accord, de rompre cette harmonie superficielle, de rappeler aux congressistes qu’on a assassiné chez eux sans qu’ils en soient émus. Il va falloir tromper la surveillance des policiers qui me suivent depuis quelques temps et me guettent, la nuit, à l’entrée de mon jardin. Je partirai de ma demeure avant l’aube en enjambant fenêtre et clôtures, pour déboucher dans une rue parallèle à la mienne.
Me voici dans la salle du congrès. J’ai truqué pour y pénétrer. J’ai coupé mes moustaches. J’ai mis une paire de lunettes, je suis couvert de décorations et je suis muni de l’invitation officielle. La police, sur les dents, dévisage les arrivants. Des policiers haut gradés m’ont salué militairement au passage. Sans l’avoir cherché, je me trouve placé au milieu des délégués du Massachusetts, province où souffrirent et périrent Sacco et Vanzetti. Je tends le dos à l’idée que tout à l’heure ces forts gaillards vont exercer sur moi la vigueur de leurs muscles.
Le congrès va commencer. Le président de l’American Legion ouvre la bouche… Il va parler… Le silence est total… Alors je me lève et, par trois fois, d’une voix retentissante, je clame : Vivent Sacco et Vanzetti ! Stupeur à la tribune officielle. Dans la salle, curiosité seulement. Mes voisins ne cillent pas. On m’arrête. »
Embarras du préfet de police Jean Chiappe. Comment traiter pareil récalcitrant ? En attendant, Lecoin est envoyé à la Santé où il se retrouve en compagnie de Doriot, Marty et Duclos. Le juge désigné pense d’abord à le poursuivre pour port illégal d’uniforme et de décorations. Finalement, Lecoin est inculpé… d’apologie de meurtre ! Mais devant la pression de l’opinion et du fait de l’énormité d’une pareille accusation, Lecoin sera relâché une semaine plus tard.
Engagement autour de la Seconde Guerre mondiale
Au moment du conflit espagnol, Lecoin mit sur pied le Comité pour l’Espagne libre, bientôt élargi en Solidarité internationale antisfasciste (SIA).
En 1939, à la déclaration de guerre, Lecoin, âgé de cinquante et un ans, n’était plus mobilisable. Ses amis et lui décidèrent alors de porter un grand coup. Ils rédigèrent un tract, le firent signer, avant de l’imprimer clandestinement et de le répandre dans le public à 100 000 exemplaires. Plus de trente personnes sollicitées donnèrent leur signature à Paix immédiate parmi lesquelles Alain, Marcel Déat, Henri Poulaille, Marceau Pivert, Henri Jeanson, Jean Giono. Par la suite, plusieurs signataires allaient se désolidariser de Lecoin, souvent d’une manière indigne.
Arrêté et incarcéré, Lecoin faillit être passé par les armes, selon le désir d’Édouard Daladier. Après la débâcle de 1940, on évacua les prisonniers dans différents camps et Lecoin fut déporté en Algérie, à Bossuet. Enfin gracié, il était à Paris le 3 septembre 1941.
En 1948, parut le premier numéro de Défense de l’Homme, revue mensuelle qu’il venait de créer. En décembre de la même année, Lecoin y fit paraître un article intitulé « Amnistie pour les nôtres, amnistie pour les leurs, amnistie pour tous ». Condamnant les épurations sauvages de la Libération et les persécutions qui se prolongeaient, le vieil anarchiste réclamait l’élargissement de tous les prisonniers, y compris les internés pour fait de collaboration. « Jamais, disait-il, je ne pourrai m’acharner sur l’homme blessé, sur l’homme à terre – se serait-il montré le plus haïssable alors qu’il se tenait debout. » Son respect de la vie et de la liberté n’était pas à sens unique.
Louis Lecoin dans son bureau en juillet 1965. Source : Le Cours d’une Vie (auto-édité, Paris, 1965).
Toutefois, l’entreprise la plus extraordinaire que ce diable d’homme est parvenu à mener à bien, dans un effort héroïque, est sans conteste d’avoir réussi à obtenir l’élaboration et la promulgation du statut des objecteurs de conscience.
Désemparé par la mort subite de sa compagne, il connut la tentation du désespoir. Aussi, c’est peut-être « pour se sauver lui-même », comme il l’avouera, qu’il prit la décision de se lancer dans une campagne pour que cesse l’emprisonnement illimité des objecteurs de conscience. La défense des objecteurs commença au début de 1957. La loi ne sera promulguée que le 23 décembre 1963, après des péripéties dramatiques.
Au moment où l’affaire fut engagée, quatre-vingt-dix objecteurs étaient incarcérés. Les plus nombreux étaient des Témoins de Jéhovah. On comptait deux athées, deux catholiques et deux protestants. L’Alsacien Edmond Schaguéné, le plus ancien, totalisait déjà neuf ans de prison !
Louis Lecoin liquida tous ses biens afin de réunir l’argent nécessaire à la fondation d’un journal. Il reçut une aide financière de quelques amis et plus de soixante-dix peintres (parmi lesquels Vlaminck, Bernard Buffet, Van Dongen, Atlan, Lorjou, Grau Sala, Kischka) lui firent cadeau d’un tableau que Lecoin mit en loterie. L’hebdomadaire Liberté put ainsi paraître le 31 janvier 1958. Le Comité de patronage du Secours aux objecteurs de conscience était composé des personnalités suivantes : André Breton, Ch.-Aug. Bontemps, Bernard Buffet, Albert Camus, Jean Cocteau, Jean Giono, Lanza del Vasto, Henri Monier, l’abbé Pierre, Paul Rassinier, le pasteur Roser, Robert Treno. Secrétaire général : Louis Lecoin. Secrétaire adjoint : Pierre Martin. Tous les députés recevaient Liberté en service gratuit et une majorité favorable à un statut légal des objecteurs commençait à se dessiner à la Chambre.
Le 15 septembre 1958, le ministre des Armées, anticipant sur l’éventuelle adoption d’un statut, décidait de libérer les objecteurs ayant accompli cinq ans d’emprisonnement effectif, sans qu’on puisse de nouveau les appeler sous les drapeaux. Neuf objecteurs dont Schaguéné retrouvaient ainsi la liberté. Mais l’affaire était loin d’être terminée.
Louis Lecoin, Alexandre Croix et Albert Camus se mirent au travail pour élaborer un projet de statut, à l’adresse du gouvernement. Leur projet citait un texte de 1793, dans lequel le Comité de salut public – bien qu’il soit difficile de taxer les Conventionnels de quelques excès de pacifisme – n’hésitait pas à reconnaître le droit à la non-violence chez les anabaptistes.
Toutefois, du fait de la conjoncture politique (guerre d’Algérie, malaise de l’armée) et d’une sourde opposition de certains politiciens, les choses traînaient en longueur. Lassé des atermoiements et des faux espoirs, Louis Lecoin, âgé de soixante-quatorze-ans, commença une grève de la faim, le 1er juin 1962, après avoir adressé une lettre au président de la République. Cette grève de la faim allait durer vingt-deux jours.
Affiche « Sauvez Lecoin ! », juin 1962, collection Centre International de Recherches sur l’Anarchisme (CIRA) (source).
Pendant vingt-deux jours, le vieux libertaire refusera de se nourrir tant qu’il n’aura pas la certitude du dépôt, par le gouvernement, d’un projet de loi sur les objecteurs. Son état de santé se dégrade, ses amis sont inquiets et de Gaulle lui-même confiera à son entourage : « Je ne veux pas voir mourir Lecoin. »
Enfin, le 23 juin, le pacifiste, au bord du coma, est avisé que le gouvernement va déposer le projet de loi attendu depuis cinq ans. Le petit homme avait triomphé de la pesanteur du pouvoir et du militarisme. L’Histoire retiendra qu’un statut des objecteurs de conscience aura été établi, en France, sous l’autorité du général de Gaulle. « Il y a des généraux bien singuliers » aurait pu chanter l’ami Brassens.
Bien sûr, le statut des objecteurs, passé au laminoir parlementaire, ne fut pas celui que Lecoin et les pacifistes avaient souhaité. Les amendements et les édulcorations du texte en diminuèrent considérablement la portée. Néanmoins, même si c’était une victoire à la Pyrrhus, le principe était désormais admis de cesser de traiter les objecteurs de conscience comme des délinquants.
En 1964, un comité se forma pour demander que le Prix Nobel de la Paix soit attribué à Louis Lecoin, mais le vieil anarchiste se dévoua une fois de plus, en retirant sa candidature, pour ne pas diminuer les chances du pasteur Martin Luther King.
Lecoin mourut sur la brèche. Un an avant sa mort, secrétaire du Comité pour l’extinction des guerres, il adressa un télégramme de protestation au général Franco, au moment du procès de Burgos.
Le 21 juin 1971, un millier de personnes assistèrent à ses obsèques au Père-Lachaise, où il fut incinéré.
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Le texte de cet article provient de la notice biographique que l’historien Jean Préposiet a consacré à Louis Lecoin, dans son Histoire de l’Anarchisme (Tallandier, Paris, 2002, pages 313-318).
La photo de Louis Lecoin sur son lit d’hôpital est tirée de son livre autobiographique : Le Cours d’une Vie (auto-édité, Paris, 1965).
Lire sur ce blog : « Les portes des prisons se sont ouvertes devant les objecteurs ». Lien
J’ai connu Louis Lecoin, en lisant le Canard Enchainé et j’ai pu constater combien il était apprécié.
Est il possible d’avoir son lieu et date de naissance ? Merci.
Louis Lecoin est né le 30 septembre 1888, à Saint-Amand-Montrond (Cher).
Dans un prochain article, je reviendrai sur les conditions de son séjour au camp de Gurs…
Louis Lecoin m’a toujours été présenté par mes parents comme un des plus grands Hommes de la terre… Il faut dire que c’était l’oncle de ma mère !!! Mais elle ne l’a jamais connu !
Il faut dire qu’à cette période mouvementée, les liens familiaux se trouvaient supplantés par la nécessité de… Vivre !!