Le criminel « irrécupérable » et le Témoin de Jehovah

Le criminel "irrécupérable" et le témoin de Jéhovah, dessin Rapaport.

Au-delà du simple témoignage évoquant la rédemption d’un criminel, c’est toute la question de la pratique religieuse en milieu carcéral qui se pose, sur fond d’actualité juridique. En effet, à ce jour, quatre cours administratives d’appel ont rejeté la demande en appel du ministère de la Justice qui refuse de délivrer aux ministres du culte des témoins de Jéhovah des agréments en qualité d’aumôniers bénévoles des prisons. Affaires à suivre, le Conseil d’État devrait statuer dans les tous prochains jours…

Texte de l’article paru dans Le Monde du 3 septembre 2012 :

Les premières fois, Michel (le prénom a été changé à sa demande) ne « décrochait pas plus de dix mots durant toute la visite. Il lui a fallu trois ans pour se débloquer », se souvient Pascal Stanger, le membre des Témoins de Jéhovah qui, durant une décennie, a rendu visite au détenu, condamné en 1989 à une peine de prison à perpétuité, assortie de vingt ans de sûreté, pour un meurtre et deux viols. Arrêté en 1984, ce récidiviste « irrécupérable », selon ses propres termes, avait déjà passé dix ans derrière les barreaux dans les années 1970 pour les mêmes motifs.

En liberté conditionnelle depuis 2005, l’homme de 72 ans est aujourd’hui plutôt du genre bavard. Carrure massive, cheveux gris coupés en brosse, regard vif, le septuagénaire est intarissable sur son parcours carcéral qui l’a mené dans la plupart des maisons d’arrêt de France. Mais deux sujets l’animent particulièrement: la Bible et Jésus, dont il parle avec l’emphase et la ferveur des convertis, sans jamais se départir d’une certaine assurance.

La découverte des « textes sacrés [l’a], jure-t-il, complètement changé ». « J’y ai pris conscience que l’autre n’était pas un objet mais un être souffrant. Et qu’il y avait la possibilité de remettre les choses en ordre. Cela m’a pacifié », assure l’ancien prisonnier. « Mes dix premières années de prison n’avaient pas pu me ramener à la raison. J’en étais sorti comme j’y étais entré, se souvient Michel, incapable de reconnaître ma culpabilité. »

« Le sens de ma vie »

Lors de sa deuxième incarcération, il est longtemps resté persuadé qu’il n’en sortirait pas vivant. A la demande de sa mère, de forte influence, il accepte de lire la littérature des Témoins de Jehovah, puis de rencontrer l’un des leurs. Ce premier pas l’amènera à demander un suivi psychologique, puis à débuter une formation. Installé en Alsace, ce natif du Sud consacre aujourd’hui sa vie d’homme libre « aux randonnées en montagne, à la lecture de la Bible » et à la communauté des TJ de la ville où il a purgé la fin de sa peine. « Le sens de ma vie est de témoigner qu’il n’y a pas d’endroit dont on ne revient pas », insiste le converti.

Comme les Témoins les plus pratiquants, ils participe au culte deux fois par semaine. Et, comme tout fidèle, il fait « de la prédication », le fameux porte-à-porte prosélyte des TJ, avec l’un de ses coreligionnaires. « Vu mes antécédents, l’association m’a demandé de ne prêcher qu’avec des hommes. Depuis sept ans que je suis sorti de prison, j’accepte que l’on m’observe, même si, pour moi, il n’y a plus aucune ambiguïté dans mon rapport avec les femmes. »

Des histoires de rédemption comme celle-ci, la prison en produit régulièrement. Mais la conversion de Michel a ceci de particulier qu’elle s’est produite au parloir, entre deux fouilles intégrales et, pendant de longues années, sans Bible. Contrairement aux autres croyants (catholiques, protestants, juifs, musulmans, orthodoxes et bouddhistes), dont la confession est reconnue par l’administration pénitentiaire, les détenus Témoins de Jehovah n’ont pas le droit de recevoir la visite d’aumôniers. L’organisation, reconnue comme association cultuelle en 2000 par le Conseil d’Etat, se bat en justice pour envoyer des aumôniers en prison (une centaine de demandes seraient en cours selon le porte-parole des TJ) et offrir aux détenus qui le désirent des conditions d’échange équivalentes aux autres cultes : accès aux cellules, temps de prière dans des salles isolées, autorisation de détenir des livres ou des objets liés au culte…

Relative normalisation

Après des années de procédure, au cours desquelles le ministère de la justice a fait appel de décisions favorables aux TJ, le Conseil d’État devrait se prononcer prochainement sur ce dossier. Un dossier qui constitue pour les TJ, longtemps critiqués pour leurs pratiques et leurs croyances jugées sectaires, l’une des dernières étapes de leur relative normalisation dans le milieu cultuel français.

Pascal Stanger espère une évolution de la situation des TJ dans le monde pénitentiaire pour « mieux collaborer avec le système ». « Faute de permis de visite d’aumônier, je ne peux aller en prison qu’en tant que visiteur famille. Pendant dix ans, j’ai vu Michel au parloir, une grande salle avec de petites cloisons, au milieu des enfants, des couples qui s’embrassent. Ce sont des conditions difficiles pour aborder les sujets de foi et favoriser une démarche spirituelle. Nous étions souvent interrompus au bout de l’heure et demie réglementaire par le surveillant au moment où la discussion devenait la plus intéressante. »

Il se souvient surtout de l’interdiction de venir au parloir avec sa Bible. « J’apprenais des passages entiers par cœur pour pouvoir échanger avec Michel ou je lui envoyais par courrier des photocopies, mais toutes n’arrivaient pas. On s’est heurté à l’arbitraire, les autorisations pouvaient dépendre du surveillant présent. Michel a plaidé sa cause, et, au bout de huit ans, j’ai pu apporter une Bible. »

À plusieurs reprises, les TJ se sont vu opposer par l’administration pénitentiaire leur possible « prosélytisme », des risques de « troubles à l’ordre public » dans ce lieu fermé qu’est la prison. M. Stanger, qui poursuit ses visites à trois prisonniers, qui ne sont pas tous TJ, jure de son côté que son but « n’est pas de les convertir mais de les aider ». Depuis quelques mois, il tente de faire parvenir une Bible à un prisonnier TJ. On la lui a réexpédiée par retour du courrier. « La direction de la prison lui a envoyé l’aumônier catholique. »

Témoins de Jéhovah :
un long combat pour ne plus être catalogués comme secte

Lecture de la Bible lors d'une assemblée des témoins de Jéhovah à Strasbourg, juillet 2012.

Jusqu’à la disparition du service militaire, en 1996, les jeunes hommes membres des Témoins de Jehovah, que leurs croyances poussaient systématiquement à l’objection de conscience, passaient plusieurs mois en prison.
Ce temps est révolu mais les rapports compliqués entre cette association, qui revendique 250 000 membres en France, et la justice ne se sont pas améliorés avec la fin de la conscription.

En 1995, un rapport parlementaire, jugé depuis caduc, avait établi une liste de 172 « sectes », dans laquelle figuraient les Témoins de Jehovah. Leur prosélytisme actif, leurs visions de fin du monde ou leur refus de la transfusion sanguine sont, de fait, régulièrement mis en cause. Depuis lors, l’association n’a cessé de se heurter à la justice et à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), en dépit de la reconnaissance de son statut cultuel par le Conseil d’État en 2000.

Contentieux avec le Trésor public

A la fin des années 1990, l’association a fait l’objet de contrôles fiscaux et d’une taxation sur les « dons manuels », offrandes de ses fidèles, contrairement à la règle en vigueur pour les associations cultuelles. Après des années de contentieux, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé en juillet 2011 que la France avait violé la liberté religieuse dans ce dossier. Faute d’un accord entre les TJ et le gouvernement français, la CEDH a estimé, début juillet 2012, que la France devait rembourser aux TJ plus de 4,5 millions d’euros, que les juges estiment « indûment » saisis par le Trésor public dans le cadre de ce contentieux.

Depuis une dizaine d’années, l’association a aussi porté en justice « une cinquantaine d’affaires » liées à des demandes d’aumôniers pénitentiaires. Les tribunaux administratifs tranchent généralement en faveur des TJ, tandis que le ministère de la justice fait appel. Le Conseil d’Etat devrait se prononcer prochainement. La création de « parloirs cultuels » a un temps été évoquée pour répondre à ces demandes. A l’heure actuelle, outre les bénévoles, quelque deux cents aumôniers catholiques sont salariés par l’administration pénitentiaire, une soixantaine de musulmans, environ quatre-vingts protestants et une quarantaine d’israélites.

Articles signés Stéphanie Le Bars, illustration Rapaport, publié dans Le Monde du 3 septembre 2012.
Liens vers le site en ligne : Article 1 / Article 2

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Le point de vue du Contrôleur général des lieux de privation de liberté

Dans son Avis du 24 mars 2011 relatif à l’exercice du culte dans les lieux de privation de liberté, le Contrôleur général, M. Jean-Marie Delarue, rappelle les points suivants :

1. C’est naturellement dans le respect du principe de laïcité, issu de l’article 1er de la Constitution, que doit se concevoir l’exercice du culte dans les lieux de privation de liberté. Comme on le sait, ce principe implique que l’Etat ne reconnaît aucun culte ; il a aussi pour effet d’interdire « à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers » (Conseil constitutionnel, no 2004-505 DC du 19 novembre 2004, consid. 18).
Le principe de laïcité, qui garantit le libre exercice du culte, doit être mis en œuvre, comme l’indique l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905, sous réserve des impératifs de l’ordre public, dont la sauvegarde est un objectif de valeur constitutionnelle.
La portée de la laïcité, pas plus que celle de la liberté de conscience, principe fondamental reconnu par les lois de la République (voir aussi CEDH, 25 mai 1993, Kokinakkis c/ Grèce, paragraphe 30), ne disparaissent ni même ne s’affaiblissent dans les lieux de privation de liberté. Ce que rappelle, s’agissant des établissements pénitentiaires, la loi du 24 novembre 2009, dont l’article 26 dispose que « les personnes détenues ont droit à la liberté d’opinion, de conscience et de religion. Elles peuvent exercer le culte de leur choix… ».
[…]

6. Certaines religions sont, dans les faits, peu pratiquées, en raison notamment de la diversité du fait religieux aujourd’hui en France. Dès lors, toutefois, qu’existe une demande d’assistance portant sur un culte dont le caractère religieux ne fait aucun doute, et des possibilités organisationnelles de cette religion d’y satisfaire, l’application de la laïcité ne peut y opposer aucun motif autre que ceux énoncés au paragraphe 3 ci-dessus à titre de principes.
Il en résulte deux obligations pour l’administration.
D’une part, si elle n’a évidemment pas à déterminer elle-même quel groupement ou confession prétendue a ou non le caractère d’un culte, elle doit se plier à la reconnaissance par le juge du caractère cultuel de personnes morales dès lors qu’elles ont été qualifiées comme tel. A titre d’illustration, il en va ainsi de l’une d’elles
[le Contrôleur général cite ici les témoins de Jéhovah sans les nommer] dont le juge a qualifié non seulement d’exercice public d’un culte certaines activités auxquelles elle se livrait (cour administrative d’appel de Lyon, 18 janvier 1990), mais a reconnu à certains de ses regroupements le caractère d’association cultuelle (Conseil d’Etat, section, 23 juin 2000, ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, no 215 109), au sens du titre IV de la loi du 9 décembre 1905, comme l’ont fait aussi des organismes administratifs (par exemple la Commission consultative des cultes, séance du 26 octobre 2001). Ces décisions l’emportent évidemment sur l’orientation « sectaire » que l’on a attribuée, antérieurement, à des manifestations de ce même culte. Cette reconnaissance du caractère cultuel de personnes morales et, partant, du droit de ceux qui s’en réclament d’avoir un aumônier ne signifie assurément pas reconnaissance de pratiques qui porteraient atteinte aux personnes. Elle est seulement une expression de la neutralité que lui commande la laïcité.
D’autre part, l’administration ne peut davantage, au motif qu’une religion est minoritaire, donner un statut minoré aux aumôniers. Dès lors qu’une religion est regardée comme telle par le droit applicable, ses aumôniers doivent pouvoir disposer, comme tous les autres aumôniers, de prérogatives identiques et ne sauraient être cantonnés, par exemple dans les établissements pénitentiaires, à un statut de visiteur, qui conduit à une « religion du parloir » (c’est-à-dire que les rencontres avec « l’aumônier » sont cantonnées à ce lieu), et non pas en cellule ou dans les locaux prévus à cet effet. Ce qu’il appartient en revanche à l’administration de faire, c’est bien entendu de proportionner le nombre d’aumôniers agréés au nombre de personnes qui se réclament d’une religion. Telle est la seule interprétation possible des textes, en particulier de la règle pénitentiaire européenne n° 29, paragraphe 2 (laquelle ne saurait, d’ailleurs, prévaloir devant la loi de 1905 et la loi pénitentiaire), sauf à imaginer précisément que, dès lors que le caractère de culte est reconnu à des activités de cette personne morale, l’administration, abandonnant le principe de laïcité qui devrait trouver ici son plein exercice, s’érige en autorité responsable de l’appréciation de savoir quels cultes peuvent être admis et avec quelles prérogatives dans les lieux de privation de liberté.
Ce qui s’applique à cette confession s’applique à toutes celles dont les associations ont un caractère cultuel, alors même qu’elles seraient minoritaires en France (et, d’ailleurs, éventuellement majoritaires dans certaines régions ou certains lieux).
[…]

Extraits de l’Avis publié au Journal Officiel du 17/04/2011, [lien]

La pratique religieuse en prison, chiffres du ministère de la Justice

Cinq confessions sont agréées au niveau national : les aumôneries catholique, israélite, musulmane, orthodoxe et protestante.
Au 1er janvier 2011, l’administration pénitentiaire comptait 1 298 personnels cultuels – regroupant les aumôniers titulaires (rémunérés et bénévoles) et les auxiliaires d’aumonerie, dont 397 rémunérés, 686 bénévoles et 215 auxiliaires.
La répartition des aumôniers selon les confessions était la suivante : 702 catholiques, 308 protestants, 134 musulmans, 97 israélites, 12 orthodoxes et 45 d’autres confessions.

Dans un prochain article, je reviendrai sur la question de la pratique religieuse en prison en m’appuyant sur l’excellent dossier « Sans foi ni loi – La religion en prison » que le GENEPI (Groupement Etudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées) lui a consacré dans le n° 32 (septembre/octobre 2011) de sa revue Le Passe-Murailles.

1 Commentaire de l'article “Le criminel « irrécupérable » et le Témoin de Jehovah”

  1. Josianne dit :

    Merci pour cet exellent article. Cet article est très impartial et je vous en remercie!!!

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