Courageuse intervention de l’abbé Lopez en faveur du rabbin Ansbacher, interné à Gurs
Par Jacky Tronel | dimanche 6 mai 2012 | Catégorie : Dernières parutions, RECHERCHES | 1 CommentaireLe 24 septembre 1942, au départ d’un convoi de Juifs du camp de Gurs, un homme manque à l’appel, il s’agit de l’Allemand Manfred BAUER. En dépit des recherches, il demeure introuvable. À la suite d’une dénonciation, il est finalement découvert, le 20 octobre 1942, caché dans un réduit du dortoir occupé par le rabbin Leo ANSBACHER, qui est aussitôt accusé de complicité d’évasion. Son transfert vers un camp répressif est alors envisagé. L’abbé Jacques Lopez a connaissance de l’affaire. Avec courage, il plaide la cause du rabbin Ansbacher auprès du préfet des Basses-Pyérénées…
Résumé chronologique d’une affaire qui comporte encore quelques zones d’ombres… et appel à documents et témoignages.
Par lettre du 20 octobre 1942 adressée au cabinet du préfet, René Gruel, chef du camp de Gurs, expose ainsi l’affaire ayant pour objet : « Attitude du Rabbin Léo Ansbacher »…
Rapport du chef du camp de Gurs
« Lors du convoi du 24 septembre 1942, l’hébergé Bauer Manfred s’étant évadé n’a pas pu prendre le départ. Il avait été cherché en vain à ce moment.
Or ce matin, au cours de perquisitions effectuées dans divers secteurs du Camp, un brigadier a procédé à une vérification des locaux du Rabbinat et a découvert l’hébergé Bauer dissimulé dans un réduit constitué par des caisses d’emballage. L’intéressé a déclaré être là depuis le 24 septembre. Il était caché et nourri par le rabbin Ansbacher.
J’estime que le Rabbin Ansbacher a commis là une faute et une incorrection grave, car d’une part il a manœuvré pour soustraire un hébergé à un convoi et cela à mon sens peut être assimilé à une complicité d’évasion. La gravité du fait réside encore davantage dans l’abus de confiance dont Ansbacher a fait preuve. En effet, lors de chaque convoi, quelques instants avant l’appel de ceux qui devaient y participer, je convoquais à mon bureau les représentants de toutes les œuvres pour leur donner des instructions précises concernant la limitation de l’action que je désirais leur voir entreprendre auprès des hébergés au moment du départ. La liste des partants ne leur était toutefois pas communiquée. Ansbacher participait à ces réunions en qualité de dirigeant du comité social du Camp.
Il ressort donc que Ansbacher a, à titre préventif, dissimulé Bauer qui n’a pas été trouvé à son îlot au moment de l’appel. Nous avons su quelques instants après que le nommé Bauer avait été vu peu avant en compagnie du rabbin. Celui-ci interrogé à ce moment-là nous a déclaré avoir en effet quitté Bauer depuis quelques instants, mais ignorer ce qu’il était devenu. Une visite des locaux du rabbinat n’a rien révélé à ce moment et Ansbacher a manifesté sa surprise de constater qu’il pouvait être soupçonné.
En conséquence j’ai donc fait conduire Ansbacher aux locaux disciplinaires en attendant la décision que vous voudrez bien prendre à son égard.
Son état de rabbin l’a, seul, exempté jusqu’à maintenant des convois sur la zone occupée ou Rivesaltes. J’estime d’un autre côté que son envoi sur Rivesaltes risquerait d’être sans effet, car je sais que son frère Max Ansbacher, ainsi que son ancien adjoint le rabbin Rothschild, qui ont été conduits à Rivesaltes après avoir tenté de franchir la frontière Suisse, ont été jusqu’à maintenant extraits des convois sur intervention des Quakers, et qu’il serait peut-être l’objet de la même mesure de faveur.
La mutation sur un camp répressif serait peut-être à envisager. »
L’Abbé Lopez adresse une requête au préfet des Basses-Pyrénées
Le 31 octobre 1942, l’Abbé Jacques Lopez adresse une requête au Préfet lui demandant de faire preuve d’indulgence à l’égard du rabbin Ansbacher, précisant qu’il aurait agi comme lui s’il avait été à sa place… La lettre est à l’en-tête de l’École supérieure libre pour le Commerce et l’Industrie, Villa Beau-Frêne, Billère près Pau…
Leo Ansbacher (photo) est transféré du camp de Saint-Cyprien vers Gurs fin 1940. Dès 1941, il organise avec son frère Max un comité chargé de collecter de la nourriture et des médicaments redistribués aux prisonniers, le C.C.A. (Comité central d’assistance).
Source : Yad Vashem Photo Archive.
« Monsieur le Préfet,
Je prends la liberté de vous écrire et de vous présenter par l’intermédiaire de Jean-Louis une requête, car je ne voulais pas abuser de vos instants en vous demandant une audience.
Il s’agit d’un pauvre Rabbin du camp de Gurs sur qui on a envoyé un rapport à la Préfecture et qui pour un acte de charité et d’humanité va se voir déférer devant les tribunaux à moins que vous n’ayez la bonté d’arrêter l’affaire.
Le Rabbin Ansbacher est interné au camp de Gurs et s’occupe des intérêts spirituels de ses coreligionnaires. Au moment d’un départ de Juifs, un jeune homme s’est échappé du camp et a disparu… Quelques jours après, ce jeune homme, traqué sans doute, est revenu au camp et est allé se cacher dans la cellule du Rabbin à son insu ; ce dernier l’a trouvé chez lui et ne l’a pas livré ; pendant une quinzaine de jours, il a partagé avec lui sa chambre et sa maigre nourriture.
Un autre interné, italien, a dénoncé le Rabbin. Le jeune homme a été saisi et envoyé en Allemagne maintenant sans doute, puisqu’on a commencé par l’expédier à Rivesaltes. Le Rabbin a été mis aux travaux forcés du camp et un rapport a été transmis à la Préfecture pour suite à donner.
Le Rabbin Ansbacher purge actuellement sa peine sans se plaindre et sans demander une faveur quelconque, pourtant il est dans un état physique lamentable. Il serait malheureux de le voir traîner devant la justice pour cela ; je puis vous dire que j’aurais agi comme lui si j’avais été à sa place. Je fais cette confidence au père de Jean-Louis s’il est téméraire de la faire au Préfet des Basses-Pyrénées.
Je vous demande, Monsieur le Préfet, de vouloir bien ne pas donner suite à ce rapport, qu’on laisse tranquille ce pauvre Rabbin et qu’on lui permette, après sa peine, de reprendre son ministère… Ne croyez-vous pas que tous les Juifs qui sont au camp ont besoin de quelques consolations spirituelles pour les aider à supporter toutes les misères dont ils sont accablés ?
Je sais que vous ferez le possible, Monsieur le Préfet, et dès à présent je vous en suis reconnaissant ; je vous prie de vouloir bien recevoir l’hommage de mon profond respect et de ma déférence.
Abbé Lopez, Aumônier de la 4e Pau, professeur à Beau-Frêne. »
Le Jean-Louis cité dans le courrier de l’Abbé Lopez semble être le fils du Préfet dont il est probable que l’abbé soit le professeur…
Dans le résumé de l’affaire, signé Abbé J. Lopez (photo ci-dessus), on ne peut qu’être admiratif devant la force de persuasion et le courage de l’écclésiastique, exprimées en ces termes : il eût été odieux qu’il le livrât et il n’est pas de loi divine ou humaine, écrite ou non écrite, qui fasse une obligation de livrer une personne n’ayant pas commis un délit de droit commun […] Il est demandé 1°) que le Rabbin, après avoir purgé sa peine, puisse reprendre son ministère spirituel, 2°) qu’il ne soit pas déféré devant les tribunaux.
Réaction du chef de Cabinet de la Préfecture
Note n° 1670 du secrétaire général du Cabinet du préfet des Basses-Pyrénées, datée du 21 octobre 1942 :
« Ci-joint un rapport du chef du centre de Gurs concernant l’attitude du Rabbin Ansbacher.
Ce qui importe, à mon avis, c’est que le sus-nommé ne demeure pas au camp de Gurs. Il conviendrait de l’envoyer, non pas au Vernet, mais au camp de Rivesaltes, en ayant soin de spécifier qu’au cas où l’intéressé bénéficiant de la même faveur que plusieurs autres rabbins étrangers ne serait pas dirigé sur la zone occupée, il devrait être conservé au camp de Rivesaltes et en aucun cas être autorisé à retourner au camp de Gurs ni dans les Basses-Pyrénées et les Landes non occupées. »
Décision du préfet des Basses-Pyrénées
Réponse du Préfet adressée au chef du camp de Gurs le 26 novembre 1942 :
« D’après des renseignements qui m’ont été fournis, le nommé Bauer n’aurait pas été soustrait au départ par le rabbin Ansbacher. Bauer se serait réfugié chez le Rabbin à l’insu de ce dernier.
Si les faits sont exacts, la faute commise par le Rabbin Ansbacher aurait un caractère de gravité beaucoup moindre, surtout s’il n’y a pas eu de départ pour Rivesaltes depuis le 24 septembre 1942. L’intéressé pourrait alors être rendu à son Ministère après un sérieux avertissement. »
Zones d’ombre restant à éclaircir
Un certain nombre de points mériteraient d’être éclaircis et plusieurs questions attendent des réponses :
Qu’est devenu Manfred Bauer ? Déporté en Allemagne ? Survivant de la Shoah ?
Qu’est devenu le rabbin Leo Ansbacher ? Il paraîtrait qu’il se serait évadé du camp de Gurs, aidé en cela par le rabbin René Kapel, puis qu’il aurait gagné Israël via l’Espagne. À confirmer…
Qui est le préfet du département des Basses-Pyrénées qui a rendu sa décision : Émile Ducommun ou Paul Grimaud ? Le remplacement du premier par le second étant survenu vers le 25 octobre 1942.
De quel poids l’action de l’abbé Lopez a-t-elle pesé dans la décision du préfet des Basses-Pyrénées ?
L’abbé Lopez a-t-il été soutenu par sa hiérarchie ?
Jacques, André-Jean Lopez, abbé défenseur du rabbin Ansbacher
Né le 6 août 1905 à Oloron Sainte-Marie (64), ordonné prêtre le 16 juillet 1933 à Bayonne (64)
Ministère :
09/08/1933 : Professeur à l’Institution Saint-Joseph, à Oloron (64)
14/08/1937 : Curé d’Aubertin (64)
25/08/1939 : Professeur d’Espagnol, Histoire-Géographie et Surveillant Général à Beau-Frêne – Billère (64)
1945 : Aumônier militaire dans l’Armée française d’occupation à Baden-Baden
1955 : Aumônier principal en Tunisie
1958 : Aumônier en Algérie
Novembre 1963 : Rentré en France
1965 : Retiré à Saint-Même-les-Carrières (16)
Décédé le 23 mai 1984
Photo de groupe prise à Beau-Frêne. L’Abbé LOPEZ est au premier rang, le 4e assis en partant de la gauche (coiffé en brosse, avec des lunettes). Entre 1949, date à laquelle Robert GRÉMAUX (1er rang, assis, 4e en partant de la droite) est nommé enseignant et 1952, date du décès de l’Abbé François BOULIN, Supérieur (au premier rang, les bras croisés, entre les deux Pères Blancs).
À cette date, l’Abbé LOPEZ n’exerçait plus dans l’établissement, mais il y revenait souvent. Collection J.M. Grémaux,
président de l’Association des Anciens élèves et Amis de l’École supérieure libre pour le Commerce et l’Industrie Beau-Frêne à Pau.
Je sollicite les réactions de ceux qui possèdent des informations sur ce dossier, espérant l’émergence de documents et de témoignages qui viendront, je l’espère, apporter un éclairage nouveau sur le sauvetage d’un rabbin Juif par un ecclésiastique, une « affaire » aujourd’hui encore trop peu connue.
Sources : Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, Pau, cote 77 W 31.
Je vous conseille de vous adresser aux descendants de Maître Mathieu Muller (Wikipédia) comme Myriam Gross, épouse du philosophe Benno Gross.