La curieuse vie de Benjamin Appert, philanthrope, ami des bagnards

Bagnards du Haut-Rhin conduits au bagne de Toulon, dans la première partie du XIXe siècle

Le journal Détective du 4 avril 1929 brosse un portrait haut en couleurs du philanthrope Benjamin Appert (1797-1873), dont nous avions déjà parlé le 17 décembre dernier dans un article ayant pour titre Benjamin Appert, persona non grata dans les prisons du Royaume. Le texte qui suit évoque « l’apostolat » du philanthrope à l’adresse des bagnards…

En voici quelques extraits : « Ce n’était vraiment pas un personnage banal que l’excellent Benjamin-Nicolas-Marie Appert. […] Il possédait une âme si tendre et si prompte à la pitié qu’il ne pouvait entendre parler d’un vol ou d’un crime sans être saisi d’une compassion soudaine, non pour la victime, mais pour le voleur ou le criminel. Le pauvre homme, pensait-il, poussé par la faim, la passion ou de fâcheux exemples, a enfreint les lois de la morale : il n’en est que plus à plaindre ! »…

"La curieuse vie de Benjamin Appert, l'ami des bagnards" : titre du journal Détective du 4 avril 1929

« Ainsi fait, Benjamin Appert ne rêvait que visiter les prisons, les bagnes, endoctriner les malheureux, recevoir leurs confidences, les réconforter et, si le sort le voulait, les racheter, les ramener dans ‘le sentier de l’honneur’.

Benjamin Appert (1797-1873)

Son apostolat commença de bonne heure : dès 1816, il obtint d’entrer dans les maisons de détention. Il y en avait alors deux à Paris, réservées aux militaires : l’Abbaye et la prison de Montaigu, aménagée dans l’ancien collège de ce nom. Après des démarches longtemps infructueuses, Appert reçut du ministère l’autorisation de faire des conférences aux prisonniers, pour les moraliser et les distraire ; mais, comme l’autorité se défiait de ce jeune philanthrope – Appert avait à peine vingt ans – elle prescrivit que les conférences auraient lieu à 4 heures du matin. Benjamin n’était pas homme à se décourager pour cela et, au milieu de la nuit, il prenait le chemin de l’Abbaye ou de la prison de Montaigu, soutenu par la ferme conviction qu’il allait sauver une partie de l’humanité souffrante. Avait-il des auditeurs, à cette heure matinale ? Était-il écouté ? On l’ignore ; mais le fait est qu’Appert gagnait la confiance des détenus qui, chacun à son tour, venaient lui raconter leur petite histoire, toujours la même : ils étaient victimes d’une affreuse injustice…

Or, en 1822 – époque à laquelle sévissaient en France les conspirations militaires – deux prisonniers s’évadèrent de la prison de Montaigu. Appert, soupçonné de complicité, fut arrêté, à sa grande satisfaction : enfin, il allait pouvoir vivre la vie de la geôle ; mais, le lendemain, on le relâcha.

Déjà, il se désolait, quand, ô bonheur ! on l’arrêta de nouveau. Il passa quelques mois – des mois délicieux, doux à son cœur – à la prison de la Force, complétant son expérience du régime pénitentiaire, se faisant des amis, imaginant des réformes, et je crains bien qu’il n’ait point su gré au tribunal de l’acquitter, faute de preuves : l’existence cloîtrée, la promenade dans le préau, le cachot, la planche, tout cela lui convenait…

Quand il fut libre, il comprit qu’il ne pourrait plus vivre ailleurs que dans les prisons ; mais, comme il ne consentait point tout de même à voler, il se résigna au rôle de visiteur des affligés et devint une sorte de saint Vincent de Paul laïque. »

Les randonnées de M. Appert

« Après avoir passé en revue toutes les geôles de Paris, Appert s’en fut en province. Les cathédrales, les musées, les paysages, étaient tous devant lui comme s’ils n’étaient pas : quand il arrivait dans une ville, il demandait avant tout où se trouvait la prison et s’y rendait sans désemparer. Bientôt il fut célèbre dans ce monde obscur et claquemuré des escarpes, des tire-laine, et des égorgeurs ; on l’aimait, on le fêtait, on attendait avec impatience qu’il se montrât ; sa présence signalée à la prison de Dijon, par exemple, remplissait d’espérance le cœur des détenus de Mâcon. Un jour un condamné dit à Appert : ‘Ce diable de X… a bien du bonheur de s’être trouvé avec vous !’ Il porte avec lui les consolations, les bonnes paroles, les plaintes, les revendications, apaise les colères.

Ah ! il n’a rien à craindre sur les routes de France, M. Appert ! Les détrousseurs lui feraient plutôt escorte ! ‘Pensez-vous, demandait-il à un de ses clients, que j’aie à redouter les voleurs nombreux dans ce pays ?’ Et l’autre de répondre : ‘Non, non, pas du tout, dites votre nom et ça suffira, bien sûr. Il n’y a pas un de nos anciens collègues qui oserait se porter à cet excès, car il serait mal reçu des amis, lorsqu’il serait empoigné par les grippe-Jésus !’

Et cette popularité n’est point usurpée : le bon Benjamin ne néglige rien et le moindre ‘violon’ de village attire autant son attention que l’immense prison d’Embrun, où sont rassemblés les individus les plus dangereux du Sud-Est. Une vaine curiosité ne le fait point agir ; il accomplit un pèlerinage aux ‘lieux infâmes’ et, nouveau Dante, décrit les cercles de cet enfer. »

Le bagne de Toulon, illustration de l'article consacré à Benjamin Appert dans Détective du 4 avril 1929.

« Il partage le repas des prisonniers, couche sur leur paille, confesse les coupables, intercède en leur faveur auprès des autorités, paye quelques douceurs, distribue clandestinement du tabac, et, quand viennent les ‘heures dures’, il est là : si l’on ferre les forçats, il se trouve au milieu d’eux, leur tient les mains, quand à grands coups de merlin, le grade-chiourme rive les carcans et les menottes ; il assiste au déshabillage, à l’examen des argousins, et, lorsque la ‘chaîne’ part pour Brest, Rochefort ou Toulon, il la suit. Ce sont de longues voitures où les bagnards sont accouplés deux à deux ; à l’étape, les gardiens comptent leur monde, vérifient les attaches, les rivets. Parfois, en pleine campagne, s’ils craignent une évasion, ils font de nouveau déshabiller la chiourme et Appert s’indigne : ‘Il faut que les forçats subissent l’examen le plus indécent et exécutent les évolutions les plus avilissantes ! Quelle utilité de former des bandes de malheureux pour les promener d’un bout de la France à l’autre comme des bêtes féroces ?’ »

Garde-chiourme des bagnes. Illustration du journal "Détective" du 4 avril 1929.

« Arrivés au but du voyage, ils pénètrent dans le bagne, et librement, car l’administration ne le tient plus à l’écart : on sait quel noble esprit, quel ingénu dévouement l’animent. Mais ce n’est pas assez pour M. Appert d’être l’ami, le porte-parole des ‘bonnets verts ou rouges’ : il veut sentir plus profondément leurs souffrances, et un jour, à Brest, il exige des autorités qu’on lui rive le carcan au cou, les chaînes au pied, et le voici, l’honnête homme, traînant son boulet au milieu de la cour du bagne. N’y a-t-il pas là comme un reflet des grandes actions des saints ? En vérité, M. Appert aurait droit à une place dans l’hagiographie !

Mais où il se révèle presque sublime, c’est lorsqu’il apprend qu’un de ses clients va monter à l’échafaud. Alors, il accourt, s’enferme avec le condamné, quel qu’il soit, bavarde avec lui, le distrait ; l’autre, au lieu de vitupérer la société, s’apaise, demande à son visiteur de l’accompagner quand viendra le moment décisif, de suivre son corps à l’amphithéâtre ou à la fosse des suppliciés. C’est ainsi qu’un certain Roch, voleur et assassin, réclame la présence de ce ‘bon M. Appert’, qui passera avec lui la ‘veillée mortuaire’. Appert accepte aussitôt et quand, l’heure de l’exécution venue, l’aumônier et le bourreau se présentent, le condamné et le philanthrope sont devenus si bons amis qu’ils en sont au tutoiement ; ils s’embrassent encore quand Roch est saisi par les aides… »

« Le garde-chiourme », illustration du journal Détective du 4 avril 1929.

Quelques rencontres

« Après avoir passé vingt ans à visiter les prisons et les bagnes – les vingt plus belles années de sa vie – M. Appert résuma ses observations ; il faisait partie du Conseil royal des prisons sous Louis-Philippe et exerça une grande influence sur la réforme pénitentiaire, question qui passionnait alors l’opinion publique. De fait, il avait beaucoup vu, beaucoup médité, et les quatre volumes qu’il publia en 1836, Bagnes, Prisons et Criminels, sont parmi les plus curieux et les plus sûrs documents que l’on puisse consulter.

Les plaies de l’humanité, il les connaissait toutes, et cette pénible expérience n’avait fait qu’adoucir son cœur. Grâce à ce bon M. Appert, nous connaissons par le menu les extraordinaires aventures d’Anthelme Collet ; nous nous promenons à l’intérieur de Bicêtre, dans cette salle Saint-Léger où sont entassés pêle-mêle les forçats à vie, les évadés repris, où se concentre ‘tout ce qu’il y a de misère au monde, même des fous’ ; nous arpentons les dortoirs de l’Abbaye, aux murs humides, à la cour entourée de hautes maisons qui interceptent toute lumière, ces dortoirs où les hommes couchent deux à deux dans le même lit ; nous entrons dans le bagne de Toulon, où plus de quatre mille bagnards sont logés dans ‘six localités’ : trois salles à terre et trois bagnes flottants, où les forçats évadés puis repris traînent leur double chaîne ; nous voyons Rochefort, Brest… […] »

Les bagnards de Toulon

Types de galériens, illustration du journal "Détective" du 4 avril 1929.

« Mais c’est surtout à Toulon que le philanthrope exerça son activité. Il s’occupa des moindres détails de la vie du bagne et les rapporta dans son livre avec une minutie scrupuleuse.

S’agit-il du trousseau du forçat ? Nous savons que chacun reçoit une couverture de laine qui doit durer quatre ans, une casaque de ‘moire’ rouge qui doit durer vingt mois, deux chemises, deux caleçons, un bonnet vert pour les condamnés à vie, un bonnet vert à bandeau rouge pour les suspects, un bonnet entièrement rouge pour les autres ; une plaque de fer-blanc portant le numéro d’immatriculation du forçat est attaché au bonnet.

Les punitions ? Pour avoir limé ses fers, préparé un déguisement, volé au-dessous de cinq francs, c’est la bastonnade, qui est administrée avec une corde goudronnée : le nombre de coups varie entre quinze et soixante, suivant la gravité de la faute. Même peine, si on trouve sur un forçat plus de dix francs. Quant à la peine de mort, elle est appliquée sans délai, par un tribunal spécial, au forçat coupable d’avoir frappé un agent du bagne, organisé une révolte ou commis un assassinat. Ces châtiments semblaient inhumains à l’ami des bagnards, et ceux-ci le savaient. Ainsi, quand on signalait l’arrivée de ce bon M. Appert, il y avait dans la chiourme comme un frémissement : chacun ôtait son bonnet et attendait le moment de conter son affaire… […]

Ces êtres vicieux par nécessité ou par habitude ne déplaisaient pas à M. Appert, qui espérait toujours en faire d’honnête gens. […] Ceci se passait au temps de Louis-Philippe, du roi-citoyen, et paraîtrait peut-être un peu extravagant aujourd’hui… Mais gardons un souvenir souriant de ce bon M. Appert, qui, en somme, a fait beaucoup plus de bien que de mal dans cette ‘vallée de larmes’ qu’il avait élue, comme un paradis, depuis sa jeunesse. »

J. LUCAS-DUBRETON.

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