Benjamin Appert, « persona non grata » dans les prisons du Royaume
Par Jacky Tronel | vendredi 17 décembre 2010 | Catégorie : Dernières parutions, DES HOMMES… | 3 commentairesBenjamin Appert (1797-1873) est sans doute l’une des figures, si ce n’est la plus marquante, du moins la plus atypique de la philanthropie du XIXe siècle, non seulement en France mais aussi en Europe. De religion protestante, Benjamin Appert est un philanthrope romantique. En 1826, il lui est reproché de se livrer à des opérations suspectes : visites des prisons sans ordres de mission, distributions de Bibles jugées « hérétiques » par le clergé qui voit d’un assez mauvais œil que l’on empiète sur son pré carré…
B. Appert : « l’Howard français »
Jacques-Guy Petit consacre à Benjamin Appert quelques pages dans Ces peines obscures – La prison pénale en France (1780-1875), Paris, Fayard, 1990.
Il y évoque sa carrière philanthropique marquée par la création d’écoles d’enseignement mutuel à destination des enfants puis des militaires.
Du 14 juin 1819 au 30 juillet 1822, Benjamin Appert enseigne à Paris, au pénitencier militaire de Montaigu. Soupçonné de complicité dans l’évasion de deux détenus, il est destitué et emprisonné pour trois mois à la prison de la Force. Cette expérience lui fait dire : « Pour bien connaître les abus et les vexations qui augmentent le malheur des prisonniers, il faut avoir habité soi-même ces lieux de douleur et d’ennui ».
En 1825, il fonde le Journal des prisons, hospices, écoles primaires et établissements de bienfaisance.
En 1828, il devient l’un des secrétaires de la Société de la morale chrétienne qui, depuis 1821, avec La Rochefoucauld-Liancourt, Laborde, Broglie, Guizot et Delessert, réunit les philanthropes catholiques et protestants les plus libéraux. Il anime le Comité des prisons de cette société, rédige des rapports sur ses visites dans les prisons, qu’il publie dans le Journal de la Société de la morale chrétienne.
Un dossier conservé aux Archives nationales (cote F 16-525) réunit toute une correspondance échangée au cours de l’année 1826 entre les préfets des départements de la Meuse, de la Meurthe, du Jura, des Vosges, de la Côte d’Or et le ministère de l’Intérieur, courriers desquels il ressort que Benjamin Appert était déclaré persona non grata dans les prisons, hospices et établissements publics du Royaume de France. En voici quelques extraits…
Lettre de doléances du préfet de la Meuse
Jacques Joseph Corbière, ministre de l’Intérieur (1821-1828)
Le 20 septembre 1826, le préfet de la Meuse écrit au ministre de l’Intérieur pour lui signaler que « le sieur Appert se prétendant chargé par le gouvernement de visiter les prisons, hôpitaux et autres lieux publics et se prévalant même de la protection du Roi et de Monsieur le Dauphin, s’est présenté récemment dans plusieurs villes ou communes de ce département et sans en obtenir l’autorisation de l’autorité locale, s’est rendu dans les prisons et hospices où il s’est permis les observations les plus déplacées sur le régime qui y est suivi et même de prescrire des directions.
On m’assure que dans ces divers établissements il a offert des Bibles, mais qu’il n’a pas été donné de suite à ses offres, ayant été prévenu que l’un de MM. les curés des villes où il avait passé avait prémuni ses paroissiens contre le danger de recevoir un livre qui pourrait être falsifié.
Il m’a encore été assuré que le sieur Appert, à la suite d’une visite qu’il a faite à la maison d’arrêt de Void avec MM. Etienne, l’ex député de ce département, Carmouche, ancien notaire, Peyre, suppléant de la Justice de Paix du canton de Void, tous connus pour leur opposition exaltée aux actes du Gouvernement, a fait insérer dans le n° 9 du Journal des Prisons, hôpitaux… sous la rubrique « Prisons pour les passagers » un article contenant des détails très inexacts sur le situation de cette maison d’arrêt et injurieux pour M. le sous-préfet de Commercy.
[…] et je prierai votre Excellence de vouloir bien me faire connaître si les déclarations du sieur Appert ont quelque fondement et quelles seraient les mesures qu’il conviendrait de prendre, s’il se représentait pour visiter les prisons ou hospices de ce département ou s’il continuait à tenir, comme il l’a fait à Void et dans tout le canton, des propos évidemment mensongers sur la prétendue protection dont l’honore S.A.R. Monsieur le Dauphin.
Je donne ordre au surplus qu’il soit surveillé particulièrement tant qu’il continuera de résider chez M. Etienne ou dans le canton de Void où ses paroles fallacieuses, quelques générosités et des distributions de Bibles ont excité une certaine effervescence… ».
La réponse du ministre de l’Intérieur ne se fait pas attendre : « M. Appert n’est en aucune façon autorisé par le gouvernement à visiter ni prisons, ni hospices, ni aucun lieu public, et c’est sans fondement que pour en obtenir l’accès, il allègue une haute protection. » Courrier du 25 septembre 1826.
Le préfet de la Meurthe fait exercer une étroite surveillance sur Benjamin Appert
Le 16 novembre, c’est au tour du préfet de la Meurthe de réagir. Il s’adresse au Baron Capelle, secrétaire général du ministère de l’Intérieur, en ces termes :
« Un Sieur Appert qui s’est arrogé un droit d’investigation sur tout ce qui tient au régime des prisons et de l’instruction élémentaire est venu il y a trois mois s’établir dans l’arrondissement de Toul où aucune relation de famille, de fortune ni d’industrie ne paraissait devoir l’attirer. Il y a acquis le domaine de Grandménil, espèce de petit château sans aucune dépendance, situé sur la grand route à peu de distance de Toul.
On se demande ce qu’un étranger jeune actif et livré à des travaux qui semblaient devoir le fixer dans la capitale (c’est l’un des rédacteurs du Constitutionnel) On se demande, dis-je, ce qui pouvait dans une semblable position attirer le Sieur Appert à Toul.
Cette démarche paraissant très suspecte, j’ai du faire soigneusement surveiller la conduite du Sieur Appert. Je n’ai pas tardé à apprendre que cet individu se disant Inspecteur des Prisons était venu en cette qualité visiter celle de Toul, puis celles de Nancy ; ceci bien entendu s’est fait à mon insu…
[…] Le Sieur Appert dont la conduite est assez mystérieuse a eu dans la prison de Toul plusieurs entretiens avec les détenus. Il paraît s’attacher particulièrement à ceux qui sont militaires et il leur a distribué des secours. Cette première partie de sa mission remplie, il a parcouru toutes les communes de l’arrondissement de Toul, prenant des notes sur le personnel des maires dont on lui avait rendu un compte assez fâcheux. En effet il en a paru peu satisfait. Il a accueilli les réclamations de ceux que j’avais cru devoir écarter, à l’époque du dernier renouvellement, et il a annoncé qu’à son prochain voyage à Paris, il ferait réformer tout cela.
M. Appert s’est en outre occupé de l’instruction primaire : il a manifesté son mécontentement de ce que la méthode Lancastrienne avait été mise de côté, exhortant MM. Les Maires à y revenir, et il leur a distribué de beaux petits livres, avec promesse de leur en envoyer de nouveaux.
Ce n’est pas tout. Depuis sa rentrée à Toul, l’imprimeur Carrez de cette ville, exalté libéral dans la société duquel il vit habituellement, a adressé de sa part au Curé de Bicqueley une traduction littérale de la Bible ajoutant qu’il lui en ferait passer trois cents exemplaires gratis pour être distribués aux indigents, le tout de la part du Sieur Appert à qui il donne le titre de Secrétaire du Roi.
Dans tout cela rien ne constitue un délit, de sorte que j’en suis réduit au rôle de simple observateur. J’ai cru néanmoins devoir communiquer tous ces détails à Votre Excellence avec prière de me faire connaître si effectivement le Sieur Appert est inspecteur des Prisons comme il le prétend. ».
Une opposition marquée du clergé
Par courrier du 29 décembre 1826, la Direction parisienne des Affaires ecclésiastiques interpelle le directeur général des prisons et lui demande « s’il entre dans les instructions qu’il a reçues, ou du recevoir de la commission des prisons de s’occuper de ce qui a rapport à l’instruction religieuse, mais s’il en était ainsi ne penseriez-vous pas qu’il devrait au moins se concerter et prendre les ordres des évêques diocésains. ».
Dans les Vosges, l’évêque de Saint-Diez fait remonter les doléances des curés des paroisses de son ressort jusqu’à la direction générale des prisons : « M. le Curé de Remiremont de mon Diocèse signalait qu’un M. Appert, se disant autorisé par M. le Préfet, visitait les prisons, les écoles, et les autres établissements publics ; qu’il distribuait des livres, auxquels je n’aurais pas donné mon approbation. Je vous adresse aujourd’hui une autre lettre de M. le Curé d’Epinal […] , vous y verrez que ce même M. Appert y continue des opérations au moins suspectes. Il se dit membre de la Commission des prisons ; si cela est, Monseigneur le Dauphin n’est sûrement pas instruit des menées des hommes qui sont emploiés [sic] à sa bonne œuvre. Pour moi, je le crois plutôt, comme M. le Curé d’Epinal, un membre de société biblique… ».
Vingt ans plus tard, Benjamin Appert justifie son action
En 1846, dans un ouvrage ayant pour titre Dix ans à la cour du roi Louis Philippe et souvenirs du tems de l’Empire et de la Restauration, Appert revient sur cette période : « Sous la Restauration mes voyages étaient pour le gouvernement l’objet d’une surveillance spéciale, et toujours il y voyait une idée politique, qui, loin de mes pensées, excitait cependant sa méfiance et quelquefois sa colère. Ses journaux ne manquaient pas de tourner en ridicule ou en mal ces courses bien innocentes. […] Les préfets des département, que je voyais à mon arrivée dans les grandes villes m’ouvraient avec répugnance, mais toujours avec les dehors de la bienveillance les portes des prisons et des hôpitaux […] La presse des départements, charmée de trouver l’occasion de blâmer le pouvoir, ne manquait pas de publier les abus, que je rencontrais si souvent dans le régime des maisons de détention, ou des bagnes, et des questions toutes d’humanité devenaient malgré mes intentions des discussions de partis. De là les éloges des uns, les vifs et injustes reproches des autres… ».
Puis il s’explique sur le prosélytisme religieux que lui reproche le clergé : « Pendant mes voyages je m’occupais aussi particulièrement de la propagation du nouveau testament dont la société biblique de Londres m’accordait un nombre illimité d’exemplaires. Sous le prétexte que cette traduction de Lemaître de Sacy, imprimée en 1754 avec l’approbation du Roi et du clergé était hérétique, les prêtres catholiques s’opposaient souvent à ces pieuses distributions et poussaient quelquefois ce fanatisme scandaleux jusqu’à faire brûler sur les places cette sainte écriture. Je ne me suis jamais expliqué cette conduite des hommes qui tirent leur caractère sacré justement de cette charte divine. Car si ce livre est l’ouvrage de Dieu, on ne peut jamais assez le répandre, si ce n’est qu’une production de l’esprit humain, pourquoi le présenter comme l’œuvre d’inspirations du Seigneur ! […] A côté des opposans ecclésiastiques de certains diocèses, je trouvais des prélats fort empressés à seconder nos vues, […] qui se chargeaient eux-mêmes avec empressement de ces distributions dans leurs paroisses, hospices ou écoles de pauvres.
Je visitais régulièrement toutes les maisons de charité ou d’éducation primaire des villes et villages de ma route, et partout j’encourageais les directeurs et les maîtres à s’occuper avec zèle de l’instruction et des distributions du nouveau testament dans les classes indigentes, et en quelques années, grâce aux généreux sacrifices de la société biblique, la valeur des livres, que j’avais envoyés dans les départements, dépassa plusieurs centaines de mille francs.
C’était, je ne dois pas oublier de le dire, M. Mahul, alors secrétaire général de la société de la morale chrétienne, qui m’avait mis en rapport avec le respectable professeur Kieffer, agent général de cette société à Paris. ».
Pourquoi tant de haine ?
Cette intrusion du philanthrope-inspecteur n’est pas faite pour plaire à l’administration des prisons. Tant à l’échelon préfectoral qu’au plus haut niveau du gouvernement, on n’apprécie guère l’ingérence d’un visiteur des prisons qui, revendiquant le titre d’inspecteur, dresse des rapports sur l’état des prisons ainsi que sur leur gestion, rapports relayés par la presse philanthropique mais aussi par les journaux locaux d’opposition.
Une autre explication à tant de haine est à chercher du côté du clergé catholique qui voit d’un mauvais œil ce protestant s’arroger des prérogatives qu’il considère comme étant les siennes… Son appartenance à la Société de la morale chrétienne, prônant la mise en œuvre d’un évangile social, n’est pas non plus du goût du clergé, plutôt conservateur.
Le lien de Benjamin Appert avec la Société biblique de Londres qui lui fournit les Bibles qu’il distribue sans compter, pose également problème. Les Jésuites accusent en effet la société londonienne d’être « un nid de protestants et de franc-maçons ».
Et enfin, dernière pierre d’achoppement : l’usage de la traduction de la Bible de Lemaître de Sacy ne peut que révulser le clergé. Sous la Restauration, de nombreux prélats estiment que cette Bible, traduite à partir de la Vulgate latine, reflète les erreurs jansénistes et en répand l’esprit…
Après la révolution de 1830, en dépit de l’arrivée au pouvoir de ses amis politiques, ceux-là même qu’il avait côtoyés dans les sociétés philanthropiques, Benjamin Appert ne parvient pas à réaliser son rêve : obtenir la reconnaissance par la nomination au poste de directeur général de toutes les prisons de France. La philanthropie romantique d’Appert n’est plus en odeur de sainteté. Les réformes initiées par les ministres de l’Intérieur Gasparin puis Montalivet s’appuient désormais sur l’administration et l’inspection générale.
L’itinéraire de Benjamin Appert illustre bien la vitalité, les ambitions et les limites de la philanthropie libérale.
Un article dense, qui « met en scène » des sources multiples (textes et illustrations)
Un article, comme les nombreux articles présentés dans ce blog, qui se lit agréablement grâce à la typographie dynamique qui met l’accent sur l’essentiel.
Les « Tags » en fin de lecture signalent bien des mots clés de l’article mais ne m’ont pas amené sur d’autres articles.
Merci pour ces articles mis à disposition tant des chercheurs que des simples lecteurs.
Une des clés qui permet de comprendre le personnage de Benjamin Appert est son homosexualité.
Le nom du « philanthrope Appert » est mentionné dans le « Registre des pédérastes » de la Préfecture de police de Paris. Cf : « Benjamin Appert » in Le Registre infamant, Quintes-feuilles, 2012, pp. 161-165.
…Intéressant que Tocqueville bientôt vienne rafler la palme – s’agissant du régime pénitentiaire, qu’il va examiner outre-Atlantique pour mieux en faire le soubassement de son magistral et impérial édifice de la démocratie en Amérique.
Intéressant, surtout quand on sait les avantages que Tocqueville retirera personnellement de son enquête sur le régime pénitentiaire en Amérique, et la fondation de sa démocratie.
Catholique l’emporte sur protestant ? – l’hypothèse est séduisante et plus compatible avec le régime nouveau-riche de Louis-Philippe en mal de légitimité chez lui et auprès des cours étrangères.