Walter Benjamin ou les tribulations d’un philosophe allemand exilé en France (1933-1940)
Par Jacky Tronel | vendredi 11 mai 2012 | Catégorie : Dernières parutions, DES HOMMES… | Pas de commentaireNé à Berlin en 1892, dans une famille juive, le philosophe et critique d’art allemand Walter Benjamin s’exile à Paris en mars 1933. Le 13 juin 1940, à la veille de l’entrée des troupes allemandes dans Paris, il fuit vers Lourdes avec sa sœur Dora, puis gagne Marseille où il obtient un visa pour les États-Unis. En septembre, il décide de franchir les Pyrénées pour passer en Espagne en compagnie d’autres réfugiés allemands. Le 26 septembre 1940, face au refus des policiers espagnols de leur laisser passer la frontière (à Port-Bou) et devant la menace d’être livré aux nazis, il se suicide en absorbant une dose mortelle de morphine.
C’est à l’un des philosophes et critiques les plus importants du XXe siècle que cet article est consacré. Il a été publié par Alain Paire sous le titre : Automne 1939, Walter Benjamin, dans un camp proche de Nevers.
Au départ de Paris
« Septembre 1939, la seconde guerre mondiale est déclarée. A Paris, des affiches dans les rues, des placards dans les journaux font savoir aux ressortissants étrangers, principalement aux exilés allemands et autrichiens venus chercher refuge dans la patrie des droits de l’homme, qu’ils doivent se rendre dans des camps de rassemblement.
Walter Benjamin quitte la chambre du 10 de la rue Dombasle qu’il sous-loue à son vieil ami le Docteur Fraënkel. Il ramasse des vivres et des vêtements, bourre une petite valise avec des papiers et des manuscrits personnels. La République française n’a pas répondu à ses démarches, les demandes de naturalisation qu’il effectue depuis plusieurs années sont inefficaces. Il n’est plus allemand, le régime hitlérien l’a déchu de sa nationalité d’origine. Il fait partie des éventuels ennemis de la République que l’administration prétend pouvoir identifier. En compagnie d’antinazis qui ont quitté comme lui l’Allemagne, au moins depuis 1933, Benjamin se rend le 4 septembre au stade de Colombes ; les conditions d’hébergement vont se révéler humiliantes et anxiogènes pour sa santé, depuis longtemps fléchissante. »
Walter Benjamin (à droite) à la Bibliothèque nationale, Paris, 1937. © IMEC / Fonds MCCWalter
« Faute d’argent, Walter Benjamin n’a pas passé cet été de 1939 ailleurs que dans la grande salle de lecture de la Bibliothèque Nationale. Pendant l’année précédente, depuis juillet jusqu’à octobre 1938, il séjournait au Danemark, Berthold Brecht l’avait convié, ce fut son dernier grand voyage. Sa plus récente escapade de cette année 1939, c’est un court passage en Bourgogne, sous les arcades de l’Abbaye de Pontigny. Paul Desjardins l’invite pendant la seconde quinzaine de mai, Benjamin donne une conférence à propos des Tableaux parisiens de Baudelaire ; il indique à Max Horkheimer (1895-1973) que la nourriture est infecte, raconte avoir passionnément découvert le style des Pensées de Joubert parmi les quinze mille volumes de la bibliothèque du Centre culturel. Maintes fois reproduite, une photographie de Gisèle Freund évoque un ultime interlude. Walter Benjamin marche près d’un plan d’eau ; en fond d’image, le verger et les bâtiments qui abritent les Décades. Sa silhouette manque d’aisance, son torse s’épaissit. Benjamin regarde la tige d’un bouton d’or qu’il vient de ramasser.
Charles Baudelaire est son grand travail. Le 26 juin 1939, il écrit à Gretel Adorno : Tu me ferais une grande joie si pour une bonne heure tu ouvrais un exemplaire des Fleurs du mal, si tu t’y cherchais avec mes yeux. Comme mes pensées jour et nuit sont à présent fixées sur ce texte, on se rencontrerait sûrement … l’époque de la lente élaboration est derrière moi et il ne se passe pas de jour sans écriture. Il envoie fin juillet, à New-York chez Max Horkheimer, pour publication en revue, un chapitre de son opus baudelairien. Quelques semaines plus tard, la certitude de cette parution et la correction des épreuves redonneront vigueur à son moral. »
Stade Yves-du-Manoir, et puis le Nivernais
« Avec toutes sortes de compagnons d’infortune, Walter Benjamin endure pendant neuf jours l’atmosphère exténuante du stade-vélodrome d’Yves-du-Manoir, à Colombes. Les bancs des gradins sont en pierre, Benjamin trouve place parmi des tas de paille pourrissante déversés sur la pelouse. Les gens se lavent avec des boites de conserve vides, des tonneaux de fer blanc font office de latrines. Pas d’ombre, du soleil sans merci. On leur sert un infâme pâté de foie qu’ils étalent sur des tranches de pain. Les montées d’angoisse, les incertitudes sont irrépressibles ; quelques-uns se suicident. Walter Benjamin renoue relations avec deux connaissances qui lui sont chères : Heinz Blûcher, le compagnon d’Hannah Arendt, et le critique de théâtre et traducteur Hans Sahl (1902-1993), un poète dont les textes furent accompagnés par des gravures de Franz Mazereel et dont le témoignage écrit évoque les péripéties de cet automne.
Le 14 septembre, les prévenus prennent l’autobus sous surveillance militaire. On dirige trois cents hommes vers un train de wagons plombés qui attend en gare d’Austerlitz. Hans Sahl et Max Aron, un jeune homme qui s’est pris d’amitié pour Benjamin se sont débrouillés pour rester en compagnie du philosophe : Nous étions convenus, écrira Hans Sahl, de nous efforcer à n’importe quel prix, de rester ensemble. Le voyage est terriblement lent. Ils atteignent Nevers pendant la tombée de la nuit. Max Aron porte la valise de Walter Benjamin, il faut deux heures de marche pour rejoindre un nouveau non-lieu : le château de Vernuches, une bâtisse et un domaine à l’intérieur duquel les autorités viennent de créer le Camp des travailleurs volontaires du Clos Saint Joseph.
L’absurdité continue, tout est improvisé : point de lits, pas de tables ni de chaises. Max Aron prend l’initiative de loger Benjamin dans la soupente d’un escalier qu’il masque avec des sacs de toile.
Dans une lettre rédigée en français à son ami Pierre Missac (1910-1986), Walter Benjamin explique sobrement que la maison de maître où nous sommes logés (au nombre d’environ trois cents) est située dans un petit parc. L’installation est évidemment des plus réduites, mais le paysage n’est pas sans agréments. Malheureusement c’est la saison des pluies et elles tombent abondamment dans le département.
Dans une autre lettre adressée le 21 septembre à Adrienne Monnier (1892-1955), il fait le point de la situation : Je me porte passablement. La nourriture est très large. Nous attendons avec impatience d’être fixés sur notre sort … Quant à mes forces physiques elles ne valent rien. Je me suis affaissé au cours de la marche qui nous a conduits de Nevers à notre camp. Les médecins du camp m’ont mis ‘au repos’. »
Photographie du passeport de Walter Benjamin, vers 1928, Berlin, © Akademie der Künste, Archives Walter Benjamin
Projet de revue : le Bulletin de Vernuches
« Walter Benjamin n’est pas requis pour travailler comme ses compagnons, son coeur et sa santé ne le permettent pas. Ce dont il souffrira le plus, c’est du manque d’isolement. Il évoquera deux fois, dans deux lettres différentes, le vacarme perpétuel qui l’entoure. Il propose de donner des cours de philosophie en échange de boutons de culottes ou bien de cigarettes. Il renonce à ce troc, se fixe pour objectif de s’arrêter de fumer. Il lie connaissance à Vernuches avec Hans Fittko, le compagnon de Lisa Fittko, qui l’année suivante, sera son passeur lors de son ultime tentative de franchissement de la frontière des Pyrénées. Sa grande lecture pendant ces semaines sera Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau qui me charment profondément. Il imagine pouvoir créer sur place une revue de très haut niveau qui s’appellerait le Bulletin de Vernuches : cette revue servirait de miroir de la vie du cantonnement pour les internés et leur famille. Benjamin griffonne gravement, en français, un projet de sommaire. Des conseils de rédaction sont convoqués et se réuniront plusieurs fois, à seize heures précises dans l’après-midi : Hans Sahl raconte que tout en débattant, les apprentis revuistes dont le périodique ne sera jamais imprimé, boivent de l’eau de vie dans un dé à coudre.
Les internés ont le droit d’écrire et d’envoyer seulement deux lettres par semaine. Le plus urgent, ce sont les démarches qui permettront d’obtenir une éventuelle libération. Benjamin s’y emploie, Adrienne Monnier est mise au courant de la situation, elle se montrera – lettre à Max Horkheimer du 30 novembre – inlassable et d’une détermination absolue. Jules Romains, Paul Valéry, le Pen-Club, Jean Ballard et Alexis Léger (Saint-John Perse fut autrefois traduit par Benjamin) rédigent des lettres de recommandation. Walter Benjamin est très ému par la missive de Paul Desjardins (1859-1940). Il a perçu lors de son passage à Pontigny que cet homme est brisé. Il redit à Jean Ballard, lettre du 23 octobre, qu’Adrienne Monnier m’a donné maints signes d’une amitié indéfectible. Hier encore j’ai reçu la lettre touchante entre tous, que Paul Desjardins m’a écrit d’une main, hélas, défaillante. De son côté, Jean Ballard qui fait lui aussi diligence et qui reverra Walter Benjamin à Marseille, en août 1940, joue son rôle, ne peut pas s’empêcher de redire incidemment à son correspondant combien sa collaboration fut précieuse lors de la publication de l’un des grands numéros spéciaux de sa revue : Votre texte sur l’angoisse mythique chez Goethe, l’un des plus beaux fleurons du romantisme allemand. »
Libéré fin novembre
« Adrienne Monnier et Jules Romains obtiennent l’avis positif d’une commission interministérielle au sein de laquelle l’aide du Directeur du département Europe du Quai d’Orsay, Henri Hoppenot fut décisive. La libération de Walter Benjamin est prononcée le 16 novembre. Il ne fera pas immédiatement retour à Paris. Sa lettre à Max Horkheimer, rédigée le 30 novembre, servira de première clôture à cet article : Enfin, je puis donc vous donner signe de vie. Je ne sais ce que nous aurons encore à traverser, et si des choses à venir ne vont pas faire pâlir en moi le souvenir des semaines passées. N’empêche que, pour l’instant, je suis heureux de les savoir révolues. Vous imaginez facilement ce qu’il y avait en elles de plus pénible, c’était le désarroi moral dans lequel on se voyait plongé sinon soi-même, au moins les voisins et les camarades. Si moi-même, j’ai pu, dans la plupart des cas, échapper à un tel désarroi, c’est en premier lieu à vous que j’en suis redevable, et je parle non seulement de votre sollicitude pour ma personne, mais de votre solidarité pour mon travail. L’appui que m’a donné la façon dont vous avez accueilli le ‘Baudelaire’ m’a été hors prix. Au cœur de ses malheurs sans nom, la lettre qu’il écrit le 11 janvier 1940 à Gershom Sholem retentit d’une manière analogue : ‘la moindre lettre que nous pouvons aujourd’hui publier est une victoire arrachée aux puissances des ténèbres’. »
Walter Benjamin, source
« Depuis Vernuches, Walter Benjamin avait envoyé à Gretel Adorno le singulier et lumineux récit d’un rêve étrange et pénétrant. Une ultime citation proviendra d’un courrier de janvier 1940, de nouveau rédigé pour Gretel envers qui l’on pressent moins que jamais, s’il entretient auprès d’elle un amour profond ou bien une très fine amitié : Je me propose d’écrire une longue lettre … Quant à ma santé à moi j’en ai pas à dire beaucoup de bien non plus. Depuis qu’un froid intense s’est installé chez nous je ressens des difficultés extraordinaires pour la marche en plein air. Je suis obligé de m’arrêter tous les trois ou quatre minutes, en pleine rue. Naturellement j’ai été voir le médecin qui a constaté une myocardie.
Alain Paire
Le jour de la mort
« Dans une situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village des Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s’achever. Je vous prie de transmettre mes pensées à mon ami Adorno et de lui expliquer la situation où je me suis vu placé. Il ne me reste pas assez de temps pour écrire toutes ces lettres que j’eusse voulu écrire. » (Carte postale envoyée à Juliane Favez, secrétaire de l’Ecole de Francfort dont le siège se trouvait alors à Genève, datée du 25 septembre 1940).
Arrivé le 24 septembre 1940 à Banyuls, en provenance de Marseille, Walter Benjamin rejoint Lisa Fittko qui doit lui assurer le passage clandestin vers l’Espagne, pensant de là rejoindre l’Amérique via le Portugal. En compagnie d’Henny Gurland et de son fils Joseph, sous la direction de Lisa, il part en reconnaissance le 24, après avoir écouté les indications données par le maire de Banyuls, Vincent Azéma. Il amène avec lui une serviette de cuir contenant son dernier manuscrit auquel il attache une grande importance : Vous savez, cette serviette est mon bien le plus précieux. Pas question de la perdre. Ce manuscrit doit être sauvé. Il est plus important que ma propre personne. (Lisa Fittko, Le chemin des Pyrénées, Paris, Maren Sell et Cie, 1985).
A la fin de la reconnaissance, épuisé, il laisse repartir à Banyuls ses compagnons de route, passant la nuit dans un casot situé sur un petit plateau. Ses compagnons le reprennent dès l’aube. Le groupe rejoint Port-Bou en fin de journée, dans des conditions difficiles pour Benjamin qui souffrait d’une affection cardiaque. Lisa les quitte, au sommet de la colline qui surplombe Port-Bou, pour revenir à Banyuls, en leur donnant les dernières consignes : Allez directement au poste frontière, montrez vos papiers, passeport, visas de transit espagnol et portugais. Dès que vous aurez votre tampon d’entrée, prenez le prochain train pour Lisbonne. (Ibid)
En dehors de la police officielle, deux membres de la Gestapo opéraient continuellement à Port-Bou ainsi que des membres du Service d’Information des Armées, police parallèle qui collaborait étroitement avec eux. Dès que Benjamin se présente à 8 heures du soir au poste frontière, il est amené sous la surveillance de trois policiers à la Fonda de Francia, où on lui notifie qu’il sera renvoyé en France le lendemain. Après une longue discussion avec la police, les autres membres du groupe le rejoignent à l’hôtel ce 25 septembre, à 21 heures.
Benjamin ne voulait pas retourner en France. Henny Gurland s’entretient avec lui le 26, à 7 heures du matin. Elle raconte : Benjamin m’a dit qu’hier au soir, à 10 heures, il avait absorbé une grande quantité de morphine, mais que je devais présenter son état comme une maladie… Puis il a perdu connaissance. J’ai appelé un médecin qui a diagnostiqué une congestion cérébrale… Walter Benjamin meurt le 26 septembre, à 22 heures. »
Walter Benjamin en 1926. Photographie de Germaine Krull. Lien
Des questions restées sans réponses…
« De nombreuses questions restent sans réponse au sujet de cette mort : Pourquoi Benjamin a-t-il voulu faire passer son suicide pour une maladie ? Pourquoi la tombe louée par Henny Gurland au cimetière de Port-Bou n’a jamais porté le nom de Benjamin ? L’enterrement a-t-il vraiment eu lieu ? Que sont devenus les papiers contenus dans sa serviette auxquels il tenait tant ?
Dans une lettre adressée à Max Horkheimer, à New York, le 30 octobre 1940, le commissaire Antonio Sols énumère les objets personnels de Benjamin : Une serviette en cuir comme celles qu’utilisent les hommes d’affaires ; une montre d’homme ; une pipe ; 6 photographies ; une radiographie ; une paire de lunettes ; plusieurs lettres ; des journaux et quelques papiers dont on ignore le contenu, ainsi qu’une somme d’argent dont il reste, tous frais déduits, 273 pesetas. Tous ces objets ci-dessus énumérés ont été déposés au tribunal d’instruction de Figueras où ils sont à la disposition des héritiers du défunt. Cette lettre a-t-elle eu une suite ? »
(Narciso Alba, Walter Benjamin et le sentier du petit bossu, Cahiers de l’Université de Perpignan n°14/1993). Lien
D’autres hypothèses ont été émises au sujet de sa mort : Who killed Walter Benjamin… (73 min. Espagne, Allemagne, Pays-Bas), un film documentaire de David Mauas sur les circonstances de la mort de Walter Benjamin à Port Bou soutient la thèse qu’il aurait pu être assassiné par des fascistes. Selon Stephen Schwartz, il aurait été exécuté par des agents à la solde de Staline.
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Repères chronologiques de la vie de Walter Benjamin : lien
Le 16 mai 2011, l’Esplanade Walter Benjamin a été inaugurée à Nevers par Florent Sainte Fare-Garnot, maire de la ville, et par Bruno Tackels, philosophe et journaliste à France Culture. Lien