Camp des Milles : « Parti sans laisser d’adresse »

Camp des Milles, Yvon Romero et Guy Marchot, philatélistes, journal Libération du 10 juillet 2011, Olivier Bertrand

Il y a quelques mois de cela, le galliériste-écrivain Alain Paire me sensibilisait au parcours d’artistes étrangers internés au Camp des Milles, près d’Aix en Provence. Aujourd’hui, Anne Vignaux-Laurent me fait suivre l’article d’Olivier Bertrand, publié dans le journal Libération
En 2011, deux philatélistes achètent un lot de lettres postées ou reçues aux Milles. Commence alors une recherche passionnée sur le fonctionnement de ce camp français, antichambre de la déportation.

Le texte qui suit, d’Olivier Bertrand, a été publié dans le journal Libération du 10 juillet 2012 :

Yvon Romero et Guy Marchot, deux philatélistes passionnés d’histoire

Ils ont l’affairement méticuleux des philatélistes. On les imagine reclus dans leurs collections de timbres, légèrement à l’écart du monde. Yvon Romero et Guy Marchot appartiennent au vénérable cercle philatélique du pays d’Aix-en-Provence. Début 2011, dans une vente aux enchères, ils sont tombés sur un petit lot de lettres qui a bouleversé leur retraite, réorienté leur passion. Elles avaient été postées ou reçues aux Milles, à côté d’Aix-en-Provence, pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme nombre de Français, ils ignoraient qu’une fabrique de tuiles y avait été transformée en camp pour interner plus de 10 000 personnes entre 1939 et 1942. D’abord des Allemands qui avaient fui leur pays mais dont la France se méfiait, en raison de leur nationalité. Puis, après la capitulation, des opposants au régime nazi que Berlin réclamait. Et enfin des Juifs, dont 2 000 à 2 500 ont été envoyés à Auschwitz, via Drancy, en août et septembre 1942.

La Tuilerie du Camp des Milles, auteur non identifié, coll. de l'Association philatélique d'Aix-en-Provence. Gallerie Alain Paire.

La Tuilerie du Camp des Milles, auteur non identifié, collection de l’Association philatélique d’Aix-en-Provence.

Passionnés d’histoire, les vieux messieurs ont alors acheté dans les ventes aux enchères tout ce qui concernait les Milles. Des lettres, des enveloppes, des cartes postales. « Nous nous sommes retrouvés plongés dans cette histoire, raconte Guy Marchot. Nous avons récupéré 80 lettres ou cartes postales et nous avons été pris dedans. Chacune ou presque cachait une histoire bouleversante. » Lettre d’une femme venue la veille de Marseille dans l’espoir de voir son amant par-delà les barbelés. Courriers d’amis qui tentent, dans l’urgence, de trouver des soutiens, un visa, une place sur un bateau, pour fuir.

Lettres des internés du camp des Milles (1939-1942) de Guy Marchot, 2012, Galerie Alain Paire, Aix-en-Provence

Mais les philatélistes sont allés au-delà. Ils ont cherché à savoir ce qu’étaient devenus après-guerre expéditeurs et destinataires. Ils ont retrouvé des descendants, et chez eux d’autres documents encore. Des lettres, des cartes encore, et des tableaux, des portraits, peints aux Milles. De tout ce travail, ils ont fait un livre qui retrace la biographie de quelques-uns des internés ainsi que l’histoire des Milles (« Lettres des internés du Camp des Milles, 1939 – 1942 », éd. Association philatélique du pays d’Aix-en-Provence).

Sorti en juin, il précède l’inauguration d’un mémorial [prévue le 10 septembre 2012] dans le camp, un lieu sobre et fort qui présentera le lieu d’internement tout en aidant à réfléchir aux mécanismes qui mènent au fascisme, ou permettent d’y résister.

Le camp des Milles : une ancienne tuilerie

L'ancienne tuilerie des Milles. Camps de séjour surveillé des Milles, Aix-en-Provence.

Mémorial du Camp des Milles, crédit photo

C’était une fabrique de tuiles et de briques. Bâtiment assez beau, austère, construit à la fin du XIXe siècle et qui avait suspendu sa production en 1938 avant d’être réquisitionné en août 1939 par l’armée française, pour interner dès le mois suivant ceux que l’on supposait pouvoir constituer une « 5e colonne ». « Tout individu suspect de porter atteinte à la Défense nationale ou à la sécurité publique », dit une loi votée au tout début de la guerre, en 1939. C’est au nom de celle-ci qu’ont été arrêtés des citoyens qui avaient fui l’Allemagne, avaient été déchus de leur nationalité, parce qu’ils étaient juifs ou parce qu’ils produisaient un art « dégénéré », ou pour ces deux motifs à la fois. Et aussi, des légionnaires, également d’origine allemande, la poitrine parfois lourde de médailles gagnées au combat pour la France.

Max Ernst & Lion Feuchtwanger

Max Ernst, Paris 1938, interné au camp des Milles près de Aix-en-Provence.

Les autorités françaises ont ouvert des camps similaires dans toutes les régions françaises mais la densité d’artistes et d’intellectuels était particulièrement forte, dans le Sud, dès les années 30. Fuyant le nazisme, ils s’étaient réfugiés là, vivaient « comme Dieu en France », disaient-ils, jusqu’à ce que ce paradis se referme comme un piège. Le camp, que le sous-préfet d’Aix-en-Provence appelait en 1941 « le Montmartre des Milles », a détenu un nombre incroyable de peintres, d’écrivains, de sculpteurs, d’architectes, de musiciens, d’intellectuels, de scientifiques encouragés à exercer leur art par le directeur du lieu, un capitaine français. Les immenses fours voûtés, qui avaient permis de cuire briques et tuiles à très haute température, se transformèrent en salon littéraire, en théâtre, salle de concerts de fortune… Au-dessus de la bouche sombre qui sert d’entrée à l’un de ces fours, on lit encore : « Die Katakombe », nom d’un cabaret berlinois d’avant-guerre.

Aux Milles, on donnait des représentations, des récitals. On survivait. Le peintre surréaliste Hans Bellmer, qui avait fui l’Allemagne en 1938, s’était installé un atelier mal éclairé aux côtés de Max Ernst [photo ci-dessus], interné de fin octobre à fin décembre 1939, libéré grâce à Paul Eluard, puis de nouveau enfermé de mai à juin 1940. Hans Bellmer croquait des officiers, des gardiens. C’était parfois des fusains de facture classique, qu’il vendait ; d’autres fois, il peint des visages, comme ce portrait de Max Ernst dessiné tout en brique, omniprésente aux Milles. Jour et nuit, sa poussière ocre crissait sous les dents, envahissait les repas, asséchait les yeux. « Nous avions l’impression d’être minéralisés », résumait le peintre Ferdinand Springer.

Portrait de Lion Feuchtwanger, auteur du Juif Süss.

Lion Feuchtwanger, l’auteur du Juif Süss (en 1923), qui avait quitté l’Allemagne en 1933, était devenu apatride et s’était réfugié à Sanary-sur-Mer, près de Toulon, a été interné longuement aux Milles [photo ci-contre]. Il raconte en détail le camp, dans un livre paru pour la première fois en 1942 aux Etats-Unis [« Le Diable en France », édité chez Belfond]. Les lettres, cartes postales et dessins retrouvés par les philatélistes d’Aix-en-Provence complètent ce récit. Sur le croquis d’un artiste inconnu, deux internés accroupis au-dessus d’une tranchée devisent, pantalons baissés. « En arrivant là-haut en voiture, c’est le prince qui m’a serré la main et ma femme, vêtue d’une toilette de Lelong, était la plus belle », dit l’un des hommes. Ils se tiennent de dos, fesses tendues vers la fosse d’aisance. L’humour, l’absurde, hantait les Milles. L’influence des surréalistes a marqué le camp, presque autant que la tristesse, l’abattement contenus dans ces ombres au fusain d’Olaf Christiansen ou ces détenus à l’encre de chine de Jupp Winter.

La vie était rude dans l’ancienne tuilerie. A l’intérieur du bâtiment, charpente de béton armé cachée par les hauts murs de brique rouge, le mistral s’engouffrait pour sécher tuiles et briques. Les internés avaient très froid en hiver, trop chaud en été. Ils partageaient les maladies. La tranchée qui palliait le manque de toilettes (un seul cabinet pour jusqu’à 3 500 personnes) était étroite. Parfois, lorsque l’un avait la diarrhée, il souillait son voisin d’en face. Sur l’une des cartes postales retrouvées par les philatélistes, ces quelques mots de la main de Max Ernst : « Chère Jeanne, SOS Max. » L’auteur du livre note que la carte postale a été « affranchie à 75 centimes », soit « 5 centimes de trop ». Précision toute surréaliste… Une autre carte, postée le 12 septembre 1940, indique qu’un récital se prépare pour le soir. Un « opersänger [chanteur d’opéra, ndlr] par profession », chantera Wagner, Schumann… Les deux cartes résument l’invraisemblable effervescence du camp d’internement « minéral ».

« Merci pour tout ! », signé Lise et Max Khan

Courrier adressé à Jacob Wechsler, interné au Camp des Milles en mars 1942.

A partir de 1942, les courriers deviennent plus rudes. Aux Milles arrivent des Juifs – hommes, femmes, et aussi enfants – arrêtés. Les registres, incomplets, évoquent 1 800 départs vers Drancy mais les historiens estiment qu’il y en a eu entre 2 000 et 2 500 déportations. La tuilerie se trouve au bord d’une voie ferrée dotée d’un bref quai. Au dos d’une carte datée du 3 septembre 1942, ces mots : « Juste avant le départ, nous vous envoyons nos dernières salutations. Merci pour tout ! Lise et Max Khan. » Une main a ajouté : « Mercredi matin, dans le wagon. » La carte aurait été récupérée sur le quai par un membre d’une organisation humanitaire, le jour du départ du quatrième convoi pour Drancy. Une autre carte, reçue au Camp des Milles, est repartie avec ce tampon : « Parti sans laisser d’adresse. » Le destinataire, Berthold Maïmann, était effectivement parti, le matin même, déporté à Auschwitz via Drancy. Il n’est jamais revenu.

Années 70, fin de l’oubli

Après la guerre, la tuilerie a repris la production. L’activité des fours a effacé une partie des traces laissées par les artistes. La parenthèse fut soigneusement mise en retrait de la mémoire collective. Guy Marchot, l’auteur du livre des philatélistes, raconte que lui-même a travaillé dix ans dans la zone d’activité des Milles sans jamais entendre parler de ce camp. L’histoire n’est sortie des oubliettes qu’à la fin des années 70. Un universitaire allemand qui avait été lui-même détenu aux Milles, raconte son histoire à un linguiste d’Aix-en-Provence, Jacques Grandjonc, qui se lancera ensuite dans une thèse sur le sujet. Puis en 1983, le sous-préfet d’Aix-en-Provence, Jacques Barthélémy, donne l’alerte : l’usine cessait définitivement toute production, elle risquait d’être démolie. On y a alors découvert des trésors intacts. Aujourd’hui encore, une équipe d’archéologues continue de mettre à jour des traces de l’histoire du camp. Des fresques réalisées par des détenus dans l’ancien réfectoire des gardiens, travaux peints au pochoir, selon la méthode constructiviste, ont été restaurées en 1994. Ici, la Cène revisitée en version universaliste, avec, autour de la table, un Chinois, un cow-boy… Là, un cortège de légumes partant à la noce : épouser une Française était un moyen pour les réfugiés d’origine allemande d’échapper à l’internement…

Courrier adressé à l'espagnol Juan Gualtero, intern au camp des Milles puis transféré au camp de Gurs.

Pourquoi le Camp des Milles est-il resté si longtemps dans l’oubli ? La culpabilité ? Le refus de s’autoflageller, comme le suggère Alain Chouraqui, sociologue et directeur de recherches au CNRS qui préside la fondation gestionnaire du mémorial. « A Drancy, poursuit-il, les Allemands déportaient vers Auschwitz. Aux Milles, ce sont des militaires français qui ont monté la garde, puis des policiers qui ont organisé les convois vers Drancy. C’est moins confortable à assumer. » Une fois l’usine sauvée, le mémorial a mis près de trente ans à lever les obstacles, trouver ses financements. Il doit être inauguré le 10 septembre mais il ouvrira dès le mois d’août, proposant une muséographie minimaliste et prometteuse. Une exposition replace le lieu dans son contexte historique afin d’amener à comprendre la longue traversée du camp tel qu’il existait, second moment de l’exposition. Un troisième temps, très ambitieux, tente de dégager les mécanismes psychosociaux qui mènent au fascisme. Conformisme, effet de groupe, passivité, soumission aveugle à l’autorité… En regard, un « Mur des actes justes » propose des exemples de résistances. La pratique de l’art dans un camp d’internement pourrait en faire partie. Le travail des philatélistes d’Aix-en-Provence aussi…

Voir l’interview vidéo d’Alain Paire : lien. Patientez, le chargement est un peu long…
… et sur ce blog, l’article : Anton Räderscheidt : un peintre allemand à l’épreuve des camps, lien.
L’article du journal Libération : lien.
Crédit photos : Max Ernst, Lion Feuchtwanger.

1 Commentaire de l'article “Camp des Milles : « Parti sans laisser d’adresse »”

  1. Alain Paire dit :

    Bonjour, juste des compléments d’information. Le Mémorial du camp des Milles sera inauguré en début d’après-midi lundi 10 septembre 2012, en présence de Jean-Marc Ayrault. L’association qui a permis l’ouverture au public a accompli un énorme travail pour définir un parcours d’exposition à l’intérieur de l’ancienne tuilerie.
    Permettez-moi de vous indiquer trois liens qui permettent de mieux appréhender l’histoire de ce Camp :
    http://www.galerie-alain-paire.com/index.php?option=com_content&view=article&id=154:le-camp-des-milles-internements-et-deportations-1939-1942&catid=3&Itemid=4

    Un article sur l’un des artistes du Camp des Milles, Ferdinand Springer qui fut un familier de Max Ernst et Hans Bellmer.
    http://www.galerie-alain-paire.com/index.php?option=com_content&view=article&id=197:1937-1945-ferdinand-springer-entre-new-york-grasse-les-milles-et-la-suisse-&catid=12

    et puis une courte video.
    http://www.mativi-marseille.fr/les-films/parti-sans-laisser-d-adresse.html,9,19,0,0,2286,2

    cordialement, alain paire

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