La Maison des sciences de l’homme a déserté la rue du Cherche-Midi
Par Jacky Tronel | dimanche 6 mars 2011 | Catégorie : ACTUALITÉS, Dernières parutions | Pas de commentaireL’autre jour, je suis retournée à la MSH, comme autrefois. La grande maison est désaffectée. Soins intensifs, ou coma artificiel dont nul ne sait si elle en sortira. Les baies vitrées sont obturées, le garage est muré, il y a des affichettes mentionnant les nouvelles adresses de l’EHESS et de la FMSH. Seuls, les vieux « menhirs » noirs de Shamaï Haber et ses grosses dalles-tombeaux en répliques veillent et témoignent. Les deux plaques institutionnelles sont sales et presque illisibles. Pour la mémoire, mieux vaut les artistes et les chercheurs que les administrations et autres décorations. Car, ici, au long des siècles, il y eut des filles perdues, des condamnés à mort, des offensés et des humiliés, du vivant. Plus tard, il y eut des humains qui travaillaient à nourrir leur mémoire. Pendant plus de 40 ans, ici, se tissa le genre humain qui n’existe que si on le raconte ».
« On arrive par le boulevard Raspail, et tout semble habituel. Si on ne fait pas attention, ça ne se voit pas. Il y a toujours le drapeau, les motos et le bistrot. Il faut bien regarder la photo. Le rez-de-chaussée de l’immeuble était autrefois ouvert sur la rue. De grandes baies vitrées, avec des plantes vertes et souvent des expositions, des portes grandes ouvertes à tous. »
« Tout témoignait de l’ouverture et de la transparence : les sciences sociales et humaines appartenaient aux hommes et aux sociétés, aux ‘gens’, aux passants, à la rue. Là, les baies vitrées sont opaques.
Comme Fernand Braudel l’avait voulu, la Maison des sciences de l’homme (l’immeuble) abritait la prestigieuse École des hautes études en sciences sociales (l’EHESS / familièrement « L’École », où même les non bacheliers avaient accès) et la Fondation Maison des sciences de l’homme (la FMSH, la fondation, qui subventionnait des projets de recherche). La MSH (l’immeuble) était accueillant et mettait des bureaux à la disposition de groupes de recherche appartenant à d’autres institutions (Sciences Po par exemple). Il y avait une bibliothèque, une cafétéria, une cantine, un très beau jardin intérieur, des halls d’exposition. C’était à la fois une maison habitée et une maison hantée, c’est-à-dire une maison vivante, avec une mémoire, des rituels, des traditions, des histoires, des rumeurs, des solidarités et des débats, des engueulades aussi. Il avait réussi son coup Fernand Braudel.
Les trois portes, autrefois transparentes et ouvertes, sont maintenant aveugles. Mais si on regarde juste au dessus, entre l’appellation de l’immeuble et celles de ses deux habitants, on voit Paris se refléter. Il n’est pas si facile que ça de bloquer les passerelles du monde. »
« C’est un jour triste et sombre, la rue du Cherche-Midi ne trouvera pas le midi, le monde est noir. Aussi noir que le monument de Haber, ces ‘hauts-murs’ tragiques, qu’on ne distingue même plus.
Autrefois, du temps de la prison, ça devait être de cette couleur.
Plus tard, du temps de la MSH, quand il faisait mauvais temps, le quartier était illuminé par les lumières des bureaux, rassurantes sentinelles, jusqu’à tard le soir, les soirs de colloques.
––
L’ombre s’est faite humaine, aujourd’hui, c’est l’été, chantait Jean Ferrat. Un pas en avant, deux pas en arrière, disait Lénine, en 1904, au IIe congrès de la social-démocratie russe, après la scission entre bolcheviks et mencheviks.
Enfin, ce qu’on en dit…
Au rez-de-chaussée du petit bâtiment de la Maison des sciences de l’homme, ils ont fermé tous les volets. Les bureaux des étages sont vides. Le monuments de Haber n’a jamais été si noir, et la mousse verte a eu le temps de s’installer sur le dessus d’un des ‘menhirs’. »
« Une épaisse couche de crasse (qui date de quand ?) a recouvert la plaque ci-dessous. C’est la punition de la mémoire administrative bâclée : imprécise, désinvolte, amalgamée. »
ICI S’ÉLEVA DE 1853 À 1964
LA PRISON MILITAIRE DU CHERCHE-MIDI
LE CAPITAINE DREYFUS Y FUT CONDAMNÉ EN 1894
LE CAPITAINE DE CORVETTE D’ESTIENNE D’ORVES
HÉROS DE LA FRANCE LIBRE Y FUT INTERNÉ EN 1941 AVANT D’ÊTRE FUSILLÉ
DES RÉSISTANTS Y FURENT INCARCÉRÉS ET TORTURÉS
« Seul résiste au temps le monument de Haber, qui raconte à la fois le passé ancien, l’enfermement des filles perdues puis celui des militants ou des malchanceux, et le passé récent, la prison démolie et ouverte à la mémoire et au savoir.
Nous attendrons les prochaines aventures de ce lourd lieu de mémoire, pour l’instant en coma. Nous ne les verrons peut-être pas de notre vivant, ces nouvelles aventures. Aujourd’hui, il nous reste les fantômes et les reflets… notre bon vieux bistrot, Le Raspail, lui est toujours ouvert. Un vin chaud, une bière fraiche nous rappelleront le bon vieux temps. »
Texte et photos : Anne Vignaux-Laurent.
––––
Des travaux de remise aux normes et de désamiantage ont entraîné le déménagement provisoire de la FMSH et de l’EHESS vers d’autres cieux… dans un immeuble nommé Le France, situé 190-198 avenue de France, 75013 Paris [photos].
Texte de la déclaration de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Valérie Pécresse, sur la réhabilitation des bâtiments du site du 54 boulevard Raspail et le déménagement des établissements d’enseignement supérieur (EHESS, MSH et EPHE) sur le site de Tolbiac,
Paris le 7 janvier 2011 : ici
Pour en savoir plus sur l’histoire et l’architecture du bâtiment du 54 boulevard Raspail : ici
Concernant les sculptures monumentales de Shamaï Haber : ici