Entretien avec l’historien Pierre Laborie sur la France pendant l’Occupation
Par Jacky Tronel | dimanche 30 janvier 2011 | Catégorie : ACTUALITÉS, Dernières parutions | Pas de commentaireHistorien spécialiste de l’Occupation, Pierre Laborie a consacré ses travaux à l’imaginaire et aux phénomènes d’opinion dans la France de Vichy. Son dernier livre, « Le Chagrin et le Venin » (Éditions Bayard) révise les idées reçues sur la France pendant l’Occupation, qu’il qualifie de « vulgate », et dont il dénonce la nocivité. Il explique pourquoi le film de Marcel Ophüls, « Le Chagrin et la Pitié », sorti en 1971, a installé une nouvelle instrumentalisation de l’histoire. Interview recueilli par Béatrice Vallaeys et publié sous le titre
« On se sert de la Résistance, tout en la dénigrant » dans le journal Libération
du 29 janvier 2011.
Alexandre Jardin et son livre…
Le déballage familial sur le passé pronazi ou collabo d’un aïeul n’est-il pas une distraction bien française ?
C’est en effet un exercice assez commun. Le cas de Jardin est un peu plus compliqué. A la lecture de Des gens très biens, j’ai été frappé par sa volonté farouche de dénigrer le rôle de son grand-père [Jean, dit Le Nain jaune], en même temps qu’il lui accorde une importance absolument considérable. Car historiquement, sauf s’il reste des archives à découvrir, personne n’accorde un tel statut au rôle politique de Jean Jardin, directeur de cabinet de Laval, entre avril 1942 et mai 1943.
Son petit-fils […] lui accorde un rôle déterminant dans l’organisation de la rafle du Vel-d’Hiv, niant du coup celui de René Bousquet mis au rang d’un exécutant.
Sur le plan historique, le livre d’Alexandre Jardin n’apporte absolument rien :
il parle d’un document de 1942 que tout le monde connaît, évoquant les craintes d’une extermination éventuelle des Juifs dans l’Europe de l’Est. Et de là, il démontre que, puisque ces documents circulaient, on ne pouvait pas ne pas savoir.
Pendant cette période, l’extermination des Juifs n’est pas la question prioritaire…
C’est évidemment regrettable et même impensable aujourd’hui, mais la réalité était celle-là :
les gens qui vivaient cette période ne mettaient pas au centre le problème de l’extermination des Juifs. Avec le recul, avec notre sensibilité qui a aussi considérablement changé, nous pensons autrement cette époque. C’est ce qu’on appelle les codes culturels qui conditionnent la façon dont les gens perçoivent la réalité.
Nuit et Brouillard, film d’Alain Resnais de 1955 sur la déportation,
fit bien moins de vagues que celui d’Ophüls, le Chagrin et la Pitié, véritable électrochoc en 1971. Pourquoi ?
C’est la preuve qu’en 1955, on n’a pas encore intégré la singularité du génocide.
Avec Nuit et Brouillard, Alain Resnais et son scénariste Jean Cayrol évoquent la déportation de manière presque subliminale. Au risque de paraître un peu simpliste, Nuit et Brouillard, sans nier évidemment les souffrances, ne voit pas encore la nécessité de faire une différence de fond entre les deux types de déportation qui existaient alors : la déportation-répression qui touche les gens pour ce qu’ils ont fait (résistants, communistes ou même droits communs) et la déportation extermination (dans plus de 90 % des cas) qui frappe les gens pour ce qu’ils sont, Juifs ou Tsiganes. Pour des raisons d’imaginaire et de sensibilité collectifs à ce moment-là, les choses ne se disaient pas encore de manière aussi claire que maintenant.
Le succès du Chagrin et la Pitié en 1971 est totalement différent. Le film de Marcel Ophüls porte sur les comportements des Français devant des problèmes qui ont été les leurs pendant l’Occupation. Sans dire clairement qu’ils ont été tous collabos, ce film permet à un certain nombre de gens d’en tirer l’idée que la France était lâche. Alexandre Jardin y revient d’ailleurs dans son livre, il parle des millions de familles françaises dont les placards sont remplis de souvenirs de la collaboration. Le Figaro, qui défend Jardin, reprend aussi cette idée, et cela me semble complètement contraire à la réalité. La collaboration en France n’a jamais été soutenue par l’immense majorité de la population. C’est avéré aujourd’hui. Une convergence d’archives, même du côté allemand, ne laisse pas le moindre doute.
Pourquoi publier aujourd’hui un livre sur les idées reçues qui circulent sur la collaboration et pourquoi avoir pris le Chagrin et la Pitié comme référence ?
Quand j’ai pris ma retraite il y a deux ans, on m’a demandé de faire des stages d’information pour des futurs professeurs, des gens entre 25 et 35 ans, qui avaient complètement intégré ce que j’appelle la « vulgate ». À la suite du Chagrin et la Pitié, il n’y a absolument plus eu la moindre interrogation critique : en gros les Français ont été répugnants, indignes, c’est devenu une vérité d’évidence. La force de la «vulgate», dont j’ai essayé de reconstituer la genèse, s’est installée en laissant tomber toute volonté de s’interroger sur la crédibilité éventuelle de cette vérité-là. Depuis 2004, une leçon au programme des classes de terminale, « Mémoire de la Seconde Guerre mondiale », est une légitimation, sans le moindre esprit critique, de cette vulgate. J’ai écrit ce livre parce que je pense qu’il faut refuser cet enfermement dans la pensée conforme.
La « vulgate » et l’opinion d’aujourd’hui auraient donc été instillées par le Chagrin et la Pitié.
Je crois qu’Ophüls a été dépassé – il le dit lui-même un petit peu – par son œuvre et surtout par la réception de son œuvre. Il y a eu un effet d’emballement. Un effet d’aveuglement aussi, ou peut-être le besoin de se reconnaître dans cette France décrite comme coupable. J’ai partagé l’enthousiasme provoqué par le film à sa sortie et il n’est pas question de remettre en cause sa légitimité dans la perspective de la France des années 70. A cette époque, je commençais à enseigner et j’exigeais que tous mes étudiants aillent le voir. Le problème ensuite, est qu’il va devenir ce qu’on va lui faire dire. Et peu à peu, il a, à son tour, instrumentalisé l’histoire.
Vous convoquez Simone Veil qui a tout de suite dénoncé les défauts du film.
Membre du conseil d’administration de l’ORTF, elle était contre la diffusion du film à la télévision. Quand il est ressorti dans les salles en 1979, elle a pris des positions ouvertes, comme Germaine Tillon. Selon elles, ce film était « pernicieux », car en montrant une France lâche, égoïste, méchante, on noircissait la réalité. « Au fond, disait Simone Veil, en montrant que tous les Français avaient été des salauds, ceux qui l’ont été vraiment avaient très bonne conscience puisqu’ils l’étaient comme les autres. » C’était précisément l’argument des néovichystes dès le lendemain de la guerre !
Cette opinion, dites-vous,
est née en 1946-1947 avec ce qu’on appelle « les excès
de l’épuration ».
En effet, il y a eu une réaction contre des bavures de l’épuration, car bien sûr elles ont existé. Du même coup, les gens d’extrême droite, contestant à la Résistance le droit de tuer, en sont venus à nier la Résistance elle-même. Et par conséquent, la légitimité d’une République fondée sur une résistance qui n’aurait pas existé. Très vite, tout le monde a su que les résistants ont été quantitativement minoritaires, il n’y a aucun doute là-dessus.
Dans les années 50, les écrivains « hussards », Roger Nimier et Antoine Blondin véhiculent le même discours sur la France coupable, la France collabo. Blondin qui écrivait sur le Tour de France, un type apparemment sympa, était finalement un vrai salaud. Par exemple, quand il tourne en dérision les résistants, avec le film de René Clément « La Bataille du rail », qu’il rebaptise « le Bétail du rail, un très beau documentaire sur l’abattage clandestin ».
Marcel Ophüls a fait un film pour 1971, comme il disait lui-même, pas pour les années qui vont suivre… Ophüls projette sur le passé le présent d’un soixante-huitard. Il règle des comptes avec la France gaulliste, et même avec la télévision gaulliste. C’est ce qu’il dit au début. C’est de l’instrumentalisation dans ce sens, une projection du présent sur le passé.
Mais finalement tout le monde instrumentalise ?
Au lendemain de la guerre, pour récupérer la Résistance, les communistes ont inventé
75 000 fusillés dans leurs rangs. Chiffre complètement démesuré par rapport au nombre de fusillés qu’il y a eu en France, pas tous communistes. Ce mensonge a été très néfaste pour la mémoire de la Résistance. Certains historiens associent l’idée de résistance à l’idée de mythe, dans le sens élémentaire du terme, celui de fable, de légende. Il me semble que nous n’en sommes pas sortis, au contraire : petit à petit, de la démystification on est passé à une véritable dénaturation. Personne ne conteste que la Résistance en France a été minoritaire. Mais quel sens ont les chiffres quand il s’agit de juger et de prendre conscience d’un phénomène comme la Résistance ? Le problème, c’est que ce constat d’une minorité est relayé par les résistants eux-mêmes, qui veulent montrer qu’ils ont été une élite exceptionnelle. Partant de là, on se sert de cette minorité pour dire que les Français ont donc été complices, lâches, etc. On se sert de la Résistance, tout en la dénigrant.
Comment un historien peut-il éviter d’être instrumentalisé ?
Je ne connais pas la recette. Je balaie devant ma porte. Je le répète, j’ai été un fan inconditionnel du Chagrin et la Pitié et aujourd’hui, avec le recul, je me rends compte que moi-même j’ai participé à la mystification. En conclusion de mon livre, je parle de ce que Léopold Senghor appelait les « sentiers obliques des histoires de France, par les errements et les reniements qui font parfois douter de ses lumières ». Incontestablement, je suis instrumentalisé, et parfois je risque de l’être sans le vouloir.
Il est donc naturel de réécrire tout le temps l’histoire ?
Absolument, c’est même une règle. Sur le sens qu’on donne aux différents événements, l’interprétation qu’on peut en faire, nous sommes dans une relecture permanente.
L’historien helléniste Jean-Pierre Vernant me disait toujours : « Les historiens qui travaillent sur la Grèce, à quelques exceptions près, épluchent les mêmes documents, les mêmes archives, les mêmes pièces, les mêmes inscriptions depuis deux siècles. Or, l’histoire qu’on écrit maintenant sur la Grèce antique n’a plus aucun rapport avec ce qui avait été écrit par Fustel de Coulanges (la Cité antique, 1864). » C’est banal pour un historien, mais ça passe encore mal dans le grand public.
À propos de Pierre Laborie…
Ancien professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse-le Mirail et Directeur d’études à l’EHESS, Pierre Laborie est spécialiste de l’opinion publique sous le Régime de Vichy. Personnellement, je lui suis très reconnaissant de m’avoir mis en relation avec Marc Olivier Baruch qui a été mon directeur de recherche à l’époque où je préparais le diplôme de l’EHESS…
Parmi de nombreuses publications, Pierre Laborie est l’auteur de :
Résistants, Vichyssois et Autres, Paris, Ed. du CNRS, 1980
L’opinion française sous Vichy, Éditions du Seuil, Paris, 1990
Les Français sous Vichy et l’Occupation, Éditions Milan, Toulouse, 2003
Le chagrin et le venin : La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Bayard, Paris, 2011.