« Témoigner de ces vies – Peindre la mémoire » : dernier opus de Francine Mayran

« Témoigner de ces vies – Peindre la mémoire » Francine Mayran, 2012

Depuis 2008, dans un parcours européen de mémoire, Francine Mayran (psychiatre et peintre-céramiste) expose son travail artistique de témoignage et de transmission de la mémoire de la Shoah. Un premier livre, « La Shoah et son ombre » est publié en 2009. Un second livre, « Témoigner de ces vies – Peindre la mémoire » vient de paraître en décembre 2012.

Arrêtons-nous sur le mur de la survivance que Francine a construit, galerie de portraits, connus ou anonymes, réalisés sur fond de béton, couverts de numéros matricules qui interpellent et interrogent ! Quel sens revêtent-ils ?…

Retrouver l’innocence, 2009, huile sur toile, 100×100 cm.

Survivre avec les traces

Face à des victimes, face à des survivants, face à des descendants
Des visages sur béton tels des noms sur des stèles
Des visages présents qui renvoient aux présents
Des suites de chiffres mécaniquement tracées, comme les traces indélébiles de la Shoah
À la dureté du béton et à l’anonymat d’une numérotation s’oppose la chaleur d’un visage humain
Une expérience indicible vécue par chacun avec sa propre individualité, sa propre personnalité
Chaque drame individuel derrière le drame collectif
Mais toujours l’humain reste plus fort que l’inhumain
La volonté de déshumanisation n’est pas parvenue à annihiler l’humanité de chaque déporté, de chaque rescapé

Le mur de la survivance : galerie de portraits réalisés sur fond de béton, Francine Mayran.

Exposition Témoigner de ces vies, mars 2012, Conseil Régional d’Alsace à Strasbourg.

Empreintes du passé – Numéros matricules

« Pour symboliser l’inhumanité du système concentrationnaire et les traces visibles de la déshumanisation, j’ai décidé d’introduire dans mes compositions, des numérotations arbitraires, renvoyant aux matricules, parce qu’avec ce numéro-matricule, c’est l’Histoire elle-même, que le déporté porte à fleur de peau.

Et ce sont des fils de fer barbelés construits par des numérotations symbolisant l’inhumanité et la barbarie qui internent, enferment et gèrent des êtres humains. En effet, dans les camps, le numéro matricule tatoué à l’intérieur de l’avant-bras, devenait pour les déportés leur seule identité, comme du bétail, dans un processus organisé de déshumanisation et de transformation des hommes en objets comptabilisables anonymes et interchangeables. »

Des numéros…
comme la perte des traits de son humanité et de son individualité

« Les tatouages des camps nazis, appliqués à Auschwitz dès l’origine, étaient des immatriculations destinées au tri des humains et à la comptabilité des morts parmi ceux que les nazis avaient choisis comme main d’œuvre. Ils avaient donc au départ une valeur quantitative. […] Mais très rapidement, ces numéros prennent une valeur de symbole, celui de la déportation et celui d’être déporté.

Cette immatriculation destinée au tri des humains et à la comptabilité des morts est la première d’une longue série d’atteintes à la personne, une façon de dénier toute individualité, une privation de sa dignité d’homme. »

"La trace de l'absent ou la chaîne de la descendance", Francine Mayran, 2012.

La trace de l’absent ou la chaîne de la descendance, 2012, huile sur toile enduite de béton, diptyque, 40×70 cm.

Ceux que l’on ne numérotait pas…

« Il faut relever que paradoxalement, le fait d’être tatoué à Auschwitz équivalait à un passeport pour la vie, aussi incertaine fut-elle ; en effet pour les autres, ceux que l’on ne numérotait pas, le destin le plus immédiat était la chambre à gaz, aussitôt la première sélection effectuée. Ce tatouage n’en restait pas moins un signe d’appartenance à une catégorie d’individus que les Nazis s’acharnaient à ne plus voir comme des êtres humains. Pour le déporté, le danger était là, non seulement dans la négation de leur humanité par des geôliers qui les désignaient comme des “ sous-hommes ”, mais aussi dans le risque de se persuader eux-mêmes de n’être que des objets sans conscience. La bataille pour la survie se jouait donc en premier lieu sur la capacité de chacun à résister psychologiquement. »

Il était plus facile de tuer un numéro que de tuer un être humain

Jean Samuel, encore appelé Pikolo par Primo Levi avec lequel il vécut la déportation, le dit : « Je me rappelle un certain nombre de noms de là-bas, de numéros qui étaient notre nom. Nous avons eu beaucoup de mal à nous habituer à cette perte d’identité. Pour cette raison, il était important d’avoir des camarades – quelques-uns –, dont on connaissait le nom, le prénom parfois : c’était essentiel pour garder un minimum d’humanité. Être un numéro, ça veut dire ne plus être un homme. C’était le but des Allemands, d’abord pour eux-mêmes, dans leurs rapports avec nous : il était plus facile de tuer un numéro que de tuer un être humain. Et, pour nous, il était plus dégradant d’être un numéro, comme du bétail, comme un bœuf dans un troupeau, marqué à vie d’un numéro que l’on portait non seulement sur le bras mais aussi ailleurs, dans la tête. »

Francine Mayran, "Mémoire d'un départ", huile sur toile , 50x100 cm, 2012

Mémoire d’un départ, 2012, huile sur toile, 50×100 cm.

Vladimir Jankélévitch l’exprime en disant : « La personne humaine porte un nom et elle est un être humain par ce nom qui la désigne ; elle ne se perd pas dans l’anonymat de l’espèce, comme les chiens abandonnés. Mais les tortionnaires-bureaucrates s’acharnant à déshumaniser le plus complètement possible les “ sous-hommes ” commençaient par anéantir leur état civil. Prélude à l’incinération ! Le déporté n’est plus qu’un numéro impersonnel sur le matricule des sous-hommes interchangeables. »

Le numéro dit tout du drame et ne dit rien sur l’homme

« N’être plus qu’un numéro, cela déshumanise, cela traduit la place de celui qui numérote et la place où il veut mettre celui qui est numéroté, mais cela ne traduit rien de celui qui est derrière le numéro et pourtant… Cela laisse une trace chez celui qui le porte et même cela devient une part de son identité, on a du mal à l’enlever, cela devient la trace de la mémoire. C’est le lien à son histoire, le lien à ceux qui sont partis sans laisser de traces et maintenant à jamais absents. Le numéro, c’est la trace visible de toutes les traces invisibles laissées par l’indicible. Mais de quoi ces traces sont-elles les traces ? Une trace n’exprime rien toute seule. »

La symbolique des numéros peints sur les portraits sur béton
de Francine Mayran

Francine Mayran devant le mur de la survivance, galerie de portraits de déportés dans les camps nazis.

« L’après Shoah, ce sont ces traces du traumatisme chez le survivant, fonction de son individualité et de sa capacité propre à surmonter. C’est l’histoire personnelle et collective des survivants dont les corps et le psychisme portent à jamais l’empreinte indélébile de tous ces crimes. C’est pour symboliser cette individualité propre à chaque victime que dans les portraits sur béton, les numérotations sont à chaque fois différentes, tant dans leur couleur, dans leur positionnement dans la toile au côté d’un visage, tant dans la matière que dans la police d’écriture ou dans les dimensions des chiffres et leur nombre, pour certains gravés, d’autres peints, d’autres encore en relief… »

Lire sur ce blog : « Peindre la Mémoire » avec Francine Mayran

« Témoigner de ces vies – Peindre la mémoire », de Francine Mayran, photos Klara Beck, Dominique Conrath et Jacqueline Behr, Éditions du Signe, Strasbourg, 2012, 24 x 31,5 cm, 216 pages.

Site officiel de Francine Mayran : lien.

Francine Mayran, crédit photo Dernières Nouvelles d’Alsace.

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