Tamara Volkonskaïa, « Princesse rouge », égérie des FTP du Limousin et du Périgord

Qui était Tamara Alexéevna Volkonskaïa ? Princesse ? Aventurière ?
Agent des services soviétiques ? Nul ne le sait vraiment. Deux choses sont sûres : la première est que cette égérie des Francs-tireurs et partisans du Limousin et du Périgord décède à Plazac (Dordogne), le 2 juin 1967 ; la seconde est que le Présidium du Soviet suprême de l’URSS lui décerne, à titre posthume, l’Ordre de la guerre nationale de seconde classe. Cet article est la reprise partielle du texte de l’historien Hervé Dupuy, publié récemment dans le numéro 23-24 de la revue « Arkheia »

Tamara Volkonskaïa, en compagnie de 4 soldats soviétiques, Périgueux, 11 août 1944.

Tamara Volkonskaïa, « chef du service sanitaire et médical »,
en compagnie de quatre soldats soviétiques à Périgueux,
le 11 août 1944. Coll. privée.

Une biographie singulière

Tamara Chirinskaïa-Chikhmatova est vraisemblablement née à Saint-Pétersbourg le 11 août 1895 (et non en 1900 comme elle l’a toujours prétendu). L’un de ses aïeuls, Pierre Chirinski-Chikhmatov, fut ministre russe de l’Instruction publique (1850-1853). La famille possédait des terrains pétrolifères et son propre père était un officier supérieur de l’armée tsariste. Sa mère, Natalia Cherwachidzé, était d’origine géorgienne, ce qui expliquerait les rapports privilégiés que Tamara entretiendra plus tard avec les Géorgiens passés à la résistance en Dordogne.

En 1914, elle aurait contracté un engagement volontaire au 14e régiment de Cosaques du Don en se faisant passer pour un homme. Ce subterfuge n’aurait été découvert que quelques mois plus tard, à l’hôpital de Saint-Pétersbourg où elle avait été dirigée à la suite d’une blessure de guerre. Après sa guérison, Tamara suivit des cours d’infirmière à l’issue desquels elle fut affectée, en cette qualité, au 17e régiment de Cosaques du Don. Cependant, avant de regagner son unité, Tamara épousa, le 15 mai 1916 à Varsovie, un officier de cavalerie, le prince Alexis Wolkonsky.

La suite de son parcours fait l’objet de plusieurs versions. La première, proposée par l’enquête des Renseignement généraux de Périgueux : blessée à nouveau, Tamara aurait été évacuée vers Bakou. C’est en voulant la rejoindre que son mari fut tué par les bolcheviks, en 1919. L’année précédente, les Turcs étaient entrés dans la guerre aux côtés des empires centraux et avaient envahi une grande partie de la Transcaucasie. Tamara serait devenue leur prisonnière avant d’être libérée par les troupes alliées. Ce à quoi G. Netchaïev, son biographe soviétique, oppose une autre version, sans intervention des Alliés : « Tamara s’enfuit et essaye de regagner la Russie soviétique par le Caucase mais elle n’y parvient pas… ». Quant à la direction des Renseignements généraux, elle en possède une troisième : « infirmière à Bakou, au sein du régiment dans lequel sert son mari […] elle est arrêtée à Tiflis (Tbilissi) par les bolcheviks [en avril 1919]. Emprisonnée trois mois, elle subit des sévices et ne doit sa libération qu’à l’intervention du QG de la 27e division de l’armée britannique ». À l’annonce de l’assassinat de son prince de mari, elle embarque à Batoum pour Constantinople…
La seule certitude attestée par les trois versions, c’est la présence de Tamara en Turquie. À Constantinople, Tamara perfectionne ses connaissances médicales à l’hôpital national israélite Or Ahaïm et à l’hôpital Franchet-d’Esperey. Elle serait en relation avec Henry Franklin-Bouillon (chargé de négocier l’accord d’Ankara avec Mustafa Kemal en 1921) et plus particulièrement avec l’attaché militaire français, le lieutenant-colonel Sarrou, ce qui lui vaudrait la surveillance des autorités turques ; cette hostilité aurait motivé son départ d’un pays où elle craignait désormais pour sa sécurité. Tamara fut-elle en relation avec Sarrou dans ce cadre-là ? Et si elle joua un rôle d’informatrice, pourquoi l’aurait-elle abandonné si vite ? À moins que Tamara, qui resta plus de dix ans à Constantinople, n’y ait agi en tant qu’agente de Moscou, ou bien qu’elle y ait été retournée ou encore recrutée par un service soviétique…

Propriétaire aisée en Dordogne et compagne de Sylvain Asch

Tamara arrive à Marseille le 10 décembre 1930, munie d’un passeport turc au titre de réfugiée politique. Elle retrouve la sœur de son mari à Nice où elle demeure jusqu’en juillet 1931. Tamara séjourne ensuite successivement à Châtelguyon et à Vichy avant de se fixer à Paris à la fin du mois de septembre. En 1933, Tamara obtient un visa pour la Turquie où elle se rendrait « pour affaires personnelles ». Elle y aurait conservé des intérêts financiers, mais lesquels ? Nous ne savons presque rien des moyens de subsistance de celle que l’on appelle désormais, en français, « Tamara Wolkonsky », sinon – élément décisif – qu’elle fait en 1931 la connaissance de Sylvain Asch, administrateur des Chemins de fer qui, désormais, l’entretient intégralement.

Le 3 septembre 1939, c’est à nouveau la guerre. Sylvain Asch est mobilisé et affecté au Deuxième Bureau de l’état-major de la IVe armée. En juin 1940, il est fait prisonnier entre Lille et Dunkerque et transféré dans un oflag en Silésie. Tamara réside dès lors à La Bournèche, près de Rouffignac, propriété acquise le 10 septembre 1938.

Après la guerre, dans une lettre citée par Netchaïev, Tamara justifiera sa décision de quitter Paris : « […] parce que les Allemands y avaient fait leur apparition, plus exactement les fascistes qui m’ont inspiré la haine et le dégoût […] ajoutons le vieux compte que j’avais à régler avec les Allemands. Mon père et mes deux frères s’étaient battus contre eux pendant la Première Guerre mondiale et avaient péri tous les trois en 1916… »

Faces à la Division Brehmer

22 juin 1941. Les Allemands envahissent l’URSS. Vichy s’aligne sur l’occupant en lançant une vague d’arrestations contre les ressortissants soviétiques : des Russes blancs, émigrés de l’entre-deux-guerres, sont également arrêtés. Tamara échappe à cette mesure, du fait d’une interprétation restrictive des autorités de la Dordogne : le préfet ne fait procéder qu’à la rafle des hommes, oubliant femmes et enfants, contrairement à ce qui se passe dans les autres départements.

En février 1942, Sylvain Asch bénéficie d’un rapatriement sanitaire. Hospitalisé à Roanne, puis à Vichy, il rejoint Tamara à La Bournèche, au cours de l’hiver 1942-1943. Le couple n’aura qu’un an de répit avant que la guerre ne les rattrape en Dordogne. En mars-avril 1944, la résistance à l’occupant allemand se fait en effet plus vive. La Wehrmacht organise alors une vaste opération de répression dans les départements de la Dordogne, de la Corrèze et dans la partie sud de la Haute-Vienne. L’essentiel du travail est confié la Division B, sous les ordres du général Brehmer. Le village de Rouffignac est incendié le 31 mars 1944. Le couple est arrêté et conduit à Saint-Pierre-de-Chignac. Le 2 avril, Sylvain Asch est fusillé à Condat-sur-Vézère, tandis que Tamara est libérée. C’est, selon elle, en raison de son âge, car elle se serait volontairement vieillie pour « échapper à la mobilisation allemande des ressortissants russes ».

L’arrestation du couple et l’exécution de Sylvain Asch sont-elles liées à une activité résistante ou seulement à sa judaïté ? Netchaïev affirme que Tamara a été torturée par la Gestapo à Saint-Pierre-de-Chignac et prétend que l’activité résistante de Tamara est antérieure à son arrestation et à l’exécution de son compagnon. Sa haine envers les Allemands découlait de la mort de ses proches au cours des combats de la Première Guerre mondiale ; elle s’était encore accrue depuis l’agression allemande de 1941.

Tamara Volkonskaïa, Roger Ranoux et de Concha à la Bournèche en 1944.

L’été 1944 à La Bournèche, près de Rouffignac, en Dordogne : au premier plan, de gauche à droite, De Concha (ancien officier dans l’armée tsariste, prend la tête d’une compagnie de l’AS dans la région de Rouffignac au printemps 1944), Tamara Volkonskaïa et Roger Ranoux, commandant FTP. Coll. ANACR Dordogne.

Une attestation du colonel Ranoux, alias « Hercule » chef départemental des FFI de la Dordogne, conclut à un engagement dans la lutte contre l’occupant plus ancien que les événements de Rouffignac. « Mme Wolkonsky Tamara […] a, depuis la formation des premiers groupes de réfractaires dans cette région, travaillé en bonne intelligence avec la Résistance. En février 1944, elle organise chez elle un hôpital et une maison de repos pour faire soigner et héberger un bon nombre de nos hommes ».

De quoi expliquer l’arrestation du couple ? La propriété n’est pas située dans le bourg même de Rouffignac mais des va-et-vient de maquisards ont pu être remarqués et rapportés aux Allemands par des délateurs zélés ou des bavards imprudents. Il semble toutefois que Sylvain Asch n’a jamais été revendiqué par la résistance locale comme l’un des siens, ce qu’elle n’aurait sans doute pas manqué de faire dans le but d’honorer sa mémoire et son sacrifice (son dossier militaire précise qu’il est « mort pour la France ») ; si Tamara avait organisé un hôpital dans leur propriété commune, son compagnon était forcé de prendre part à cette activité. Cependant, il ne bénéficie nullement de la reconnaissance qui est accordée à Tamara.

Soit le rôle de Sylvain Asch a été oublié, voire occulté (rappelons que son existence comme son exécution ne sont pas mentionnées dans l’article de Netchaïev), soit l’établissement d’un hôpital de campagne à La Bournèche est postérieur à mars 1944 et Sylvain Asch a bien été abattu par les Allemands en tant que juif et non comme résistant. La seconde hypothèse, qui ne remet pas évidemment en cause la participation de Tamara à la Résistance mais la diffère d’au moins quelques semaines ou quelques mois, emporterait plutôt notre conviction.

Le témoignage de Samson Roche laisse en effet supposer qu’elle n’avait pas de lien avec la Résistance avant la première quinzaine d’avril, période à laquelle elle fut contactée pour la réalisation de tracts par l’intermédiaire d’un proche voisin, l’agent de liaison Carré (Sylvain Asch avait été exécuté le 2 avril). Albert Carré déclare à Samson Roche : « À son arrivée ici, elle n’avait pas de bons sentiments envers le régime soviétique mais, depuis la défaite allemande de Stalingrad, elle est métamorphosée ».

Le capitaine de Concha, émigré balte, commandant le 28e bataillon, confirme cette hypothèse quand il déclare qu’elle « a été arrêtée par les Allemands à Rouffignac (Dordogne), pillée, maltraitée. Cela ne l’a pas empêchée, en qualité d’infirmière, d’installer un hôpital chez elle pour soigner le maquis. Moi-même, j’ai été soigné et guéri par elle. » Il semble donc situer l’installation de cet hôpital postérieurement à l’arrestation de la princesse.

Résistance et déserteurs de la Wehrmacht

Tamara met ses compétences médicales au service des Francs-tireurs et partisans français, les FTPF. En tant que Russe, elle est sollicitée pour traduire et pour diffuser des tracts auprès des supplétifs soviétiques de la Wehrmacht. Le premier d’entre eux est élaboré à La Bournèche, dès sa première rencontre avec Samson Roche et Alexandre Khetagourov, alias « commandant Sacha », un officier soviétique évadé, acheminé par un réseau en Dordogne. Cent cinquante exemplaires de cette feuille appelant les supplétifs géorgiens à rejoindre les rangs des partisans sont imprimés à Montignac et distribués le 16 avril. D’emblée, 80 d’entre eux gagnent le maquis le 23 avril.

Depuis septembre 1943, une unité composée de Géorgiens encadrés par des officiers allemands, l’OstBatallon 799, s’était en effet installée à Périgueux. Ces ex-soldats soviétiques avaient été faits prisonniers par l’armée allemande, puis recrutés dans les stalags afin d’être enrôlés au sein de légions nationales. Les conditions de vie, il serait plus juste de dire de survie, étaient tellement difficiles, voire inhumaines dans ces camps de prisonniers de guerre soviétiques, que plusieurs dizaines de milliers préfèrent endosser l’uniforme allemand plutôt que d’attendre une mort presque certaine. Des légions arméniennes, tatares, turkmènes, kalmoukes et géorgiennes furent ainsi formées. D’abord utilisées sur le front de l’Est dans la chasse aux partisans, elles avaient ensuite été déplacées à l’Ouest pour être employées à des opérations de surveillance ou de répression anti-maquis. L’OstBatallon 799 participa ainsi à la répression en Dordogne et en Limousin au sein de la division Brehmer, mais un comité de résistance s’y organisa et les premières désertions commencèrent en octobre 1943.

Tamara Volkonskaïa avec François Coy à ses côtés et Roger Ranoux au premier-plan.

En haut, de droite à gauche : Tamara Volkonskaïa, François Coy (alias Pistolete, républicain espagnol, instructeur à l’école des cadres FTP de Fanlac, en Dordogne) et son épouse, Odette Bonnelie. En bas, de gauche à droite : Roger Ranoux (alias Hercule, nommé chef départemental FFI le 12 août 1944) et un combattant espagnol de l’école des cadres. Coll. ANACR Dordogne.

Utilisant le pseudonyme de « Thérèse Dubois », identité de l’une de ses voisines, Tamara apportait donc son concours à ces tentatives de dislocation des forces armées allemandes en visant le maillon le plus faible,
ces ex-prisonniers de guerre ralliés.
Elle dira plus tard à son biographe autorisé : « Je me déguisais tantôt en dame du monde, tantôt en religieuse, ou bien en paysanne enceinte. Un jour, avec Charles Albert […], nous avions distribué des tracts sur la route de Brive à Périgueux et nous étions passés par un bois aux environs de Versannes pour en disperser aussi. Soudain, une colonne de chars allemands est apparue au coude de la route. Impossible de nous cacher. « C’est la mort ! », a dit Charles. J’ai protesté et je lui ai proposé de feindre un couple d’amoureux. D’un mouvement brusque, Charles m’a alors attirée et embrassée ; je l’ai repoussé violemment et lui ai appliqué ma main sur la figure ; faisant semblant de glisser, Charles a roulé sur l’herbe. Les fascistes, sortant les têtes des tourelles des chars, ont ri et m’ont applaudie ».

Tamara finit la guerre sur le front de l’Atlantique, en septembre 1944. Elle accompagne le 7e bataillon « Dordogne » jusqu’à la pointe de Grave en temps que lieutenant-médecin. C’est sous ce grade et dans cette fonction que le colonel Rousselier, commandant la XIIe région militaire, la cite à l’ordre du régiment le 24 mars 1945 et la propose pour la croix de guerre avec étoile de bronze.

Un comportement des plus étranges

À la fin de l’année 1944, la princesse, qui n’est pourtant pas citoyenne soviétique, rejoint l’état-major soviétique de Brive installé à l’hôtel La Truffe noire. Elle se fait rapidement remarquer en tant qu’élément perturbateur de l’ordre public. Le 14 novembre 1944, Tamara est en effet victime d’un accident de la circulation en compagnie du commandant du camp de Brive, le « capitaine Sacha » (Khetagourov) et de deux soldats soviétiques. à proximité du camp, leur automobile est arrêtée aux barrières d’un passage à niveau mais le chauffeur, Obolyogiar, force le passage et s’avance sur la voie au moment où surgit la locomotive. Tamara a un bras fracturé et de nombreuses contusions.

Le 22 décembre 1944, Tamara est arrêtée avec un homme et une autre femme russe par la Sécurité militaire de la Corrèze. Le groupe est conduit à la caserne Brune et remis au poste de garde avec le motif d’arrestation suivant : « La princesse a été reconnue par la compagne du lieutenant Guy de l’état-major du commandant du 126e RI comme ayant participé à un interrogatoire lorsqu’elle fut arrêtée avant la Libération par la Gestapo dans la région d’Ussel ». Le motif étonne pour le moins ; mais ce qui se déroule ensuite est encore plus étrange : à 3 heures du matin, un détachement de Soviétiques armés assiège le poste de garde de la caserne Brune – justement celle du 126e RI – et, sous la menace de deux fusils-mitrailleurs, exige la libération des trois détenus… Libération qu’il obtient.

Une femme a bel et bien accusé Tamara d’appartenance à la Gestapo mais aucune confrontation ne semble avoir eu lieu entre elles. Le témoin ne se manifestant plus, l’affaire est enterrée. Quand, soixante-quatre ans plus tard, nous aurons l’occasion de rencontrer l’accusatrice de Tamara – effectivement arrêtée en mars ou avril 1944 à Moustiers-Ventadour et interrogée à égletons par les Allemands – elle nous dira qu’une femme avait assisté à son interrogatoire. Elle n’a pu reconnaître Tamara Wolkonsky comme étant cette femme à partir de deux photographies que nous lui avons montrées, sans formellement affirmer non plus qu’il ne s’agissait pas de la femme d’égletons. Son accusatrice avait oublié les raisons pour lesquelles elle avait été confrontée à la princesse.

Le retour des Russes, enjeu crucial

La mesure à l’encontre de Tamara se concrétise le 25 mai 1945 sur décision du commissaire de la République. Celui-ci a eu confirmation des services ministériels qu’elle n’était pas citoyenne soviétique. L’arrêté est notifié à la princesse à Périgueux, à l’Hôtel de France où elle se trouve avec deux officiers soviétiques. Le commissaire de police Filippi, assisté par trois inspecteurs, essuie une « vive réaction » de sa part ainsi que de celle des officiers soviétiques et français présents sur les lieux.

Tamara Volkonskaïa avec l'état-major du bataillon soviétique à Brive en 1945.

Tamara Volkonskaïa, avec l’état-major du bataillon soviétique à Brive, en 1945.
Les portraits de Staline et de Léninie entourent de Gaulle. Coll. privée.

La princesse semble bénéficier d’une immunité liée à sa qualité de militaire, voire d’ancienne résistante, plus qu’à sa prétendue citoyenneté soviétique. Les accords franco-soviétiques ayant bien stipulé que seuls les ressortissants soviétiques bénéficieraient de cette immunité, Tamara s’est donc vue accordé un statut particulier de facto qui la rend intouchable dans ce contexte. L’impératif de relations franco-soviétiques cordiales et une certaine impunité des organisations de résistance communistes prévalent sur l’application de la loi.

Pourtant, la princesse ne fait guère plus parler d’elle au cours des mois suivants. Ses apparitions dans la région se font rares depuis qu’elle a rejoint le camp de Beauregard, à La-Celle-Saint-Cloud, près de Versailles, le principal centre de regroupement des Soviétiques en France avant leur retour en URSS. Tamara ferait partie des services de santé du camp.

Le gouvernement soviétique incite tous les émigrés russes au retour au pays. Envisage-t-elle de retourner vers la mère-patrie ? Est-elle prévenue des risques encourus et du sort réservé à la majorité des candidats au retour : au mieux des conditions d’existence misérables, au pire un internement au goulag ou même la liquidation ? Sans doute, car il apparaît qu’elle a changé brutalement d’avis. Elle reste finalement en France et elle donnera plus tard aux enquêteurs une version quelque peu rocambolesque de son revirement : « Sur le point de quitter la France par la voie aérienne, elle en aurait été déconseillée par un officier soviétique d’ambassade qui l’aurait, par ailleurs, fait sortir du camp où elle était en instance de départ en la dissimulant sous des couvertures dans l’automobile dont il disposait ».

Tamara rentre à La Bournèche. Sa présence est attestée par sa visite du 28 octobre 1946 à la gendarmerie de Rouffignac afin de présenter un certificat émanant de la représentation plénipotentiaire du gouvernement de l’URSS l’autorisant à avoir un appartement privé. Le certificat, daté du 16 octobre 1945, s’il est bien à l’en-tête de cette représentation, porte le cachet du « 1er régiment des partisans soviétiques en France, Albi ». La princesse présente également aux gendarmes un passeport soviétique délivré le 14 août 1946 par le consulat général de l’URSS à Paris et valable un an à compter de cette date.
Tamara aurait donc bien entamé les démarches en vue de son rapatriement. À cette période, elle se targue d’être le futur vice-consul de l’URSS et elle annonce la création de ce poste à Périgueux. Interrogée en 1952, dans un contexte qui lui est beaucoup moins favorable (elle est alors astreinte à résider sur le territoire de la Dordogne), la princesse déclare qu’elle fut avisée d’un tel projet par une lettre émanant de l’attaché consulaire soviétique à Bordeaux, Smirnov (expulsé quelque temps plus tard), mais que cette lettre était dénuée de caractère officiel et que, « par vanité », elle avait donné quelque publicité à cette « prétendue démarche de Smirnov ».

Cette pseudo-nomination, les relations appuyées avec ses anciens camarades FTPF, les visites à La Bournèche de Géorgiens demeurés en France, sa conduite discutable à Brive… autant d’éléments susceptibles d’entrer en ligne de compte dans la décision de l’expulser. En particulier, les passages à La Bournèche de René Coustellier, alias « Soleil », responsable d’un groupe rattaché aux FTPF, en compagnie de son lieutenant Maurice Nusembaum, n’ont pas échappé aux policiers dans les derniers mois de 1947 et au mois de janvier 1948. Coustellier est suspecté d’être l’un des cadres communistes régionaux chargé de préparer un coup de force communiste. La Bournèche, « où habite la nommée Wolkonsky Tamara dite Princesse rouge », devient un point de chute et le lieu de rendez-vous de « membres importants du PC ». Une visite surprenante d’une personnalité éminente du PCF est même signalée, à une date indéterminée, dans un rapport de la DST. Jacques Duclos en personne aurait rencontré la princesse !

La princesse proscrite

Un arrêté d’expulsion est pris le 5 décembre 1950 à son encontre dans le cadre de l’opération Boléro-Paprika. Cette opération ordonnée par le gouvernement Pleven est dirigée contre les cadres du Parti communiste espagnol mais concerne aussi d’autres étrangers. Elle est déclenchée le 7 septembre et 288 arrestations sont effectuées sur l’ensemble du territoire. Les membres supposés de « cinquièmes colonnes » œuvrant pour l’URSS sont expulsés vers des pays de l’Est ou vers la Corse. Vicente Lopez-Tovar, l’ancien chef MOI en Dordogne, installé à Toulouse, réussit à échapper momentanément à la rafle.

Quant à la princesse, si son arrêté d’expulsion est daté du 5 septembre 1950, la notification de celui-ci n’intervient que le 6 décembre ! Il se serait donc écoulé deux mois entre la prise de l’arrêté et sa notification. Tamara Wolkonsky a-t-elle réussi à se dissimuler durant cette période ou était-elle simplement absente de son domicile ? Les policiers des RG procèdent à l’arrestation de la princesse à son domicile et se livrent à une perquisition. Ils ne trouvent aucun objet, non plus qu’aucun document suspect et ne mentionnent que les saisies de sa carte d’adhérente à l’Association nationale des FTPF et de sa carte d’identité militaire n° 1 du Rassemblement des ressortissants soviétiques. Aux policiers lui notifiant son expulsion, elle déclare : « Dans le choix que vous me proposez, je préfère avoir une assignation en Corse. » Elle confie les clés de son habitation au boucher Villatte.

Le 7 décembre, elle est remise aux policiers des RG à Marseille qui l’acheminent par avion en Corse le lendemain ; elle y restera jusqu’au 19 juillet 1951. Le préfet de Corse s’est ému de sa situation et a demandé son retour sur le continent. La princesse est en effet sans ressources, affectée par des problèmes cardiaques, astreinte à un repos quasi absolu et obligée de garder presque constamment la chambre.

Entre-temps, les milieux résistants de la Dordogne se sont inquiétés de sa disparition. Un article signé par le Bureau départemental des anciens FFI-FTPF et intitulé « Qu’est devenue Mme Wolskowsky (sic) ? » paraît le 24 décembre 1950 dans Le Travailleur de la Dordogne ouvrière et paysanne, hebdomadaire de la fédération communiste : « Nous demandons pour le moins des explications aux pouvoirs publics […]. Expulser les gens qui ont rendu service à la France lorsqu’on permet au traître Bonnet de fouler librement le sol périgourdin c’est une habitude que nous ne voudrions pas laisser prendre au très digne émule du provocateur Thomas ».

De retour en France, Tamara est assignée à résidence à Rouffignac puis, à partir d’octobre 1953, elle est autorisée à circuler librement dans l’ensemble du département après avis favorable du directeur de la DST, Roger Wybot. La princesse reste surveillée par les RG jusque dans les années 1960, comme en témoigne cette note relative à la visite de l’attaché militaire de l’ambassade soviétique Sinitzyne à Périgueux, le 26 août 1963. Le diplomate est venu procéder au recensement des tombes de ses compatriotes et a rencontré les anciens députés communistes de la Dordogne, Yves Peron et Roger Ranoux, ainsi que Tamara Wolkonsky. « Cette dernière s’est rendue à Périgueux à cette occasion et il est vraisemblable qu’elle était convoquée. Elle y a passé la nuit du 25 au 26 à l’hôtel Fénelon ».

À l’instar de sa santé, sa situation financière s’est dégradée. En 1952, elle reçoit un prêt de plus de 130 000 F d’une amie anglaise, Mrs Stroyan, afin de lever l’hypothèque de sa propriété de La Bournèche. Elle doit se séparer de ses travailleurs agricoles russes, Alexandre Krapoff et Constantin Irodoff. La Bournèche est finalement saisie et vendue aux enchères en 1957. La princesse finit ses jours dans un grand dénuement à La Coustellerie, commune de Plazac. Elle s’éteint dans la nuit du 2 au 3 juin 1967 et elle est inhumée au cimetière de Plazac en présence de Vincent Bonnetot et de Roger Ranoux.

Un mystère qui demeure

Au terme de cette étude de la vie mouvementée de Tamara Wolkonsky, il n’est pas aisé de se faire une idée précise du personnage. Pour ses camarades résistants elle est un « sujet russe plein de courage, de dévouement et d’abnégation qui a pris une part active à la libération du département de la Dordogne » (colonel Rousselier, « Rivier »). Elle a « rendu d’inappréciables services à la Résistance » (capitaine de Concha). Le plus bel hommage lui est rendu par le lieutenant-colonel Ranoux, alias « Hercule » : « Je ne crois pas exagérer en disant que Mme Wolkonsky est parmi les plus belles figures de la Résistance en Dordogne. »

L’opinion de la population est plus nuancée. À Brive, « la princesse à laquelle tous [les Soviétiques semblaient obéir, avait accru] l’indisposition de la population à l’égard des Géorgiens ». Dans la région de Rouffignac, la rumeur publique relayée par les rapports de police lui attribua les pires méfaits. On la soupçonne d’avoir dénoncé Sylvain Asch pour capter son héritage, puis d’avoir fait exécuter par la résistance, M. X, directeur de la Séquanaise et M. Y, métayer de Sylvain Asch, ces deux personnes étant censées l’avoir dénoncée après un différend. Cette accusation n’est étayée par aucune preuve. Notons que sa réputation à Paris serait celle d’une femme habile, intrigante, aux gros besoins d’argent et comptant de nombreux amants.

Il semble que la princesse, par son train de vie (en tout cas jusqu’à une certaine époque) et par son comportement plutôt libre, ait suscitée critiques, envies, jalousies et rancœurs. Femme de caractère, imposante par sa taille, probablement provocatrice, elle s’attira de solides inimitiés. à ceux qui s’interrogeaient sur son opulence, elle déclarait que ses subsides provenaient de Staline ! De là à voir en elle un agent soviétique, le pas était vite franchi. Cependant, la princesse fut aussi une femme généreuse qui offrit sans compter tant qu’elle fut dans la possibilité de le faire. Les filles du lieutenant Carré (« Bébert » dans la Résistance) se souviennent du terrain cédé à leurs parents, des cadeaux et pourboires dispensés aux uns et aux autres.

Les autorités et les policiers ont évidemment une autre vision du personnage. Tantôt qualifiée d’ « aventurière », tantôt d’ « excentrique », elle a néanmoins un comportement estimé « peu dangereux pour la sécurité nationale » dans ses dernières années.
Suspectée un temps d’avoir été un agent allemand (l’enquête menée en mars 1945 par la Surveillance du territoire tourna court…), soupçonnée ensuite d’appartenir à une Cinquième colonne internationaliste durant la Guerre froide en raison des liens tissés avec des personnalités communistes de la région et de sa fréquentation d’officiers soviétiques, elle a plus ou moins consciemment forgé cette image mystérieuse.

Un symbole, à double titre

Tamara épousa le combat des partisans communistes et elle demeure à double titre un symbole. En tant qu’aristocrate, en tant que l’une des de ces Russes blanches qui avait rejoint le camp des rouges, convaincue de la justesse de leur lutte et peut-être de leurs idées. Et puis l’URSS était la référence absolue, encensée et mythifiée, de la propagande communiste. La présence aux côtés des communistes d’une fille de la Russie dut procurer un sentiment de fierté aux combattants imprégnés par cet idéal. La princesse était en outre une femme… en ce Périgord où la Résistance a compté peu de figures féminines. Les récits de combats, de sabotages, d’attaques sont relatés et valorisés mais la guerre reste une affaire d’hommes ; les femmes n’y occupent que la place marginale d’agents de liaison ou d’infirmières du maquis. Les femmes qui ont contribué à ravitailler, à abriter les résistants, sont le plus souvent demeurées anonymes.

Plus connue par son surnom que sous son patronyme, la « Princesse rouge » demeure bel et bien inscrite dans la mémoire de la Résistance.

Pour en savoir plus…

Le texte d’Hervé Dupuy publié dans la revue d’histoire Arkheia indique toutes les sources consultées par l’auteur et fait l’objet d’un plus grand développement. Il est également complété par trois encadrés rédigés par Guillaume Bourgeois : « Vie et mort de Sylvain Asch », « Dans notre famille, on l’appelait ‘la Princesse’ » fruits d’un entretien téléphonique de l’historien avec Georges Asch, le 9 décembre 2009 ; suivi d’une analyse faisant appel à une grille de lecture originale, intitulée : « Agente, mais de qui ? Tardivement reconnue, mais pourquoi ? ».
Je vous recommande vivement la lecture de cet article, tel qu’il a été publié, in extenso, dans Arkheia n° 23-24, 2011. Pour se le procurer : suivre ce lien…

Hervé Dupuy prépare actuellement un ouvrage sur la présence des Soviétiques dans le Limousin en 1943-1945.

3 Commentaires de l'article “Tamara Volkonskaïa, « Princesse rouge », égérie des FTP du Limousin et du Périgord”

  1. Rachel Sarrou dit :

    Monsieur,
    Je suis complètement émue par votre article sur la princesse Tamara qui a été une grande amie de mon arrière grand père, le Général Auguste Sarrou (Lieutenant-Colonel Sarrou). Ils ont dû se connaître à Istanbul. Je me demande où et comment elle a fini sa vie, son histoire bref, merci.
    Bien à vous. RS

  2. BERICHVILI Thierry dit :

    « … Quant à la direction des Renseignements généraux, elle en possède une troisième : “ infirmière à Bakou, au sein du régiment dans lequel sert son mari […] elle est arrêtée à Tiflis (Tbilissi) par les bolcheviks [en avril 1919]. Emprisonnée trois mois, elle subit des sévices et ne doit sa libération qu’à l’intervention du QG de la 27e division de l’armée britannique ”. À l’annonce de l’assassinat de son prince de mari, elle embarque à Batoum pour Constantinople… »
    Cette version est complètement IMPOSSIBLE !
    La Géorgie du 26 mai 1918 au 20 mars 1921 était une République indépendante, sous le nom de République démocratique de Géorgie, dirigée par le Parti social-démocrate de Géorgie. En décembre 1917, lors de la Révolution démocratique de Russie, les élections avaient donné 72 % à la social-démocratie Géorgienne et moins de 3% aux Bolcheviques.
    Lors des élections de février 1919, la social-démocratie remporte les élections avec plus de 80 %. Il n’ y A PAS DE TROUPES BOLCHEVIQUES EN GÉORGIE lors de cette période.
    Les forces armées de l’ancienne armée tsaristes, gagnées aux thèses bolcheviques, qui étaient stationnées sur le front du sud Caucase face aux troupes turques, avaient été encadrées militairement en Russie par les forces armées de la Garde Nationale Géorgienne, afin d’éviter les pillages et l’anarchie dus au déplacement de troupes armées en déroute (500 000 hommes). Cet épisode s’est déroulé en fin d’année 1917.
    De cette date jusqu’à l’attaque des troupes russes de l’Armée Rouge de février au 20 mars 1921, il n’y avait aucune troupe bolchevique sur le sol géorgien.
    Mon Grand oncle Noé Ramichvili, Ministre de l’intérieur veillait à cela.
    Thierry BERICHVILI
    Président de l’association française culturelle et d’amitié avec le peuple géorgien.
    Association créée en 1987.

  3. […] Pour en savoir plus lire le billet publié par Jacky Tronel le lundi 13 juin 2011 sur le site de Prisons-cherche-midi […]

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