Requête des prisonniers détenus pour dettes dans les prisons de Paris (1654)
Par Jacky Tronel | dimanche 27 juin 2010 | Catégorie : Dernières parutions, DES PRISONS… | Pas de commentaireLe texte qui suit est consultable à la BNF. Il s’agit d’une requête adressée au roi Louis XIV par des prisonniers pour dettes détenus dans les prisons royales de Paris, suivie de la réponse faite par le roi, le 12 juin 1654.
La Conciergerie, quai de l’Horloge, à Paris.
La prison occupait le sous-sol du palais de Justice.
La requête des prisonniers pour dettes incarcérés dans les prisons de Paris rend compte des conditions de détention particulièrement iniques qui avaient cours sous l’Ancien Régime, ainsi que des abus dont les concierges et les geôliers se rendaient coupables.
Il n’est pas exclu que cette affaire, portée à la connaissance du roi, ait contribué à nourrir la réflexion qui devait aboutir, quelques années plus tard, à la célèbre « ordonnance criminelle d’août 1670 », fondement de la première réforme pénitentiaire…
Les deux textes qui suivent datent de 1654. Pour en rendre la lecture plus facile, ils ont été traduits du vieux Français en Français moderne.
« AU ROI.
Sire, Les prisonniers détenus dans les prisons de Paris pour dettes et intérêts civils, vous remontrent très humblement tant pour eux que pour tous les autres prisonniers de France, que Votre Majesté par une inspiration toute divine a considéré que les hommes étant nés libres, c’est violer les droits de la nature et de l’humanité, que de les mettre en prison pour dettes et intérêts civils : Que cette sorte de servitude est la plus injuste de toutes, et la plus contraire à la raison ; parce que l’ordre de la nature veut que parmi les hommes, les plus raisonnables aient autorité sur ceux qui le sont moins ; et que tout au contraire dans les prisons, les plus honnêtes gens se trouvent soumis aux caprices des guichetiers, qui ne connaissent point d’autre raison que l’insolence et la brutalité : Qu’il arrive presque toujours que les personnes de naissance et de mérite qui ne se sont endettées que par trop de franchise, ou pour se mettre en état de servir dans vos armées, sont détenues en prison par des gens de néant, inutiles à votre service, et qui ne sont riches que de brigandages et des dépouilles de votre Noblesse : Que l’usage des contraintes par corps a été introduite par l’injuste ambition des mauvais juges, pour se rendre maîtres de la liberté de vos plus fidèles sujets, et par la malice des usuriers, qui non contents d’avoir incommodé leurs débiteurs par leurs usures, tâchent encore de les accabler par les prisons, pour les mettre hors d’état d’en pouvoir avoir justice. Que cet abominable usage a plus ruiné de gens que la peste, la famine et la guerre. Qu’il y a mille et mille familles très honnêtes qui languissent de faim par la prison de leurs chefs, qui les feraient subsister par leur travail, s’ils étaient en liberté. Que les plus riches et les plus accommodés deviennent insolvables dans la prison, pour ne pouvoir plus agir dans leurs affaires : et qu’ainsi leurs créanciers y perdent plus qu’ils n’y gagnent. Que hors quelques usuriers corsaires qui ont l’inhumanité de faire pourrir leurs débiteurs en prison, pour envahir impunément leurs biens, les honnêtes créanciers n’auraient jamais recours à ces mauvais moyens contraires à leurs propres intérêts et à la charité chrétienne, s’ils n’y étaient poussés par des chicaneurs infâmes, qui ne cherchent qu’à s’engraisser injustement du sang des malheureux. Que la corruption du siècle et des mauvais juges a réduit les choses à un tel désordre, que contre toutes les lois divines et humaines, qui veulent qu’il y ait toujours de grandes facilités à faire du bien, et de très grandes difficultés à faire du mal, il n’y a rien de si facile que de mettre un homme en prison pour dettes, et rien de si difficile que de l’en sortir ; de sorte que les plus honnêtes prisonniers civils sont plus maltraités que les plus infâmes criminels, qui ne peuvent être condamnés qu’après de longues formalités de justice, et si l’opinion la plus rigoureuse ne passe au moins de deux voies. Que la Loi de grâce ne connaît point d’autre servitude que celle du péché, quand les hommes sont assez lâches pour soumettre leur raison à la tyrannie de leurs passions. Que les Turcs mêmes, que le droit de la guerre a rendu nos esclaves, cessent de l’être aussitôt que les vérités du Christianisme les ont tout à fait dégagés de l’esclavage de l’Alcoran [sic]. Et qu’enfin vos sujets n’ayant point d’autre Maître que vous, personne ne peut avoir droit de disposer de leur liberté, que Votre Majesté. Que pour toutes ces raisons Votre Majesté par ses ordonnances du mois d’avril dernier a entre autres choses très saintement abrogé ce malheureux usage des contraintes par corps : qu’encore qu’il soit dit que l’exécution de ces ordonnances commencera à la Saint-Martin, cela ne se doit ni ne se peut entendre que pour les formalités de Justice, pour lesquelles il a fallu donner le temps de les apprendre, et non pas pour l’abrogation des contraintes par corps. Que quand les grands Rois font des grâces avec connaissance de cause, l’on doit les étendre, et non pas les restreindre ; l’on en doit anticiper le temps, et non pas le différer. Que Votre Majesté ayant fait cette grâce aux suppliants avec tant de justice et de bonté, il est juste aussi d’en avancer l’exécution pour en exécuter le mérite ; et pour faire voir que c’est à la sainte inspiration de leur Souverain que les suppliants en sont redevables, et non pas aux longues procédures de la Justice. Que quand le Sauveur du monde a voulu guérir les malades, il l’a fait en un instant, afin que l’on ne pût pas imputer au temps ce qui était un pur effet du miracle. Que Votre Majesté qui est ici-bas une image de Dieu aussi achevée pour sa justice et pour sa bonté, que pour sa puissance, ayant voulu soulager la misère des débiteurs opprimés, c’est mal expliquer ses intentions, et faire un notable préjudice à sa bonté, que d’en différer l’effet jusqu’à la Saint-Martin. Que néanmoins comme il n’y a rien de si saint, que la malice des hommes n’ait l’insolence de violer, les usuriers, les huissiers, sergents et archers prévoyant que cette sainte ordonnance allait arrêter le cours de leurs brigandages, se sont prévalus de l’absence de Votre Majesté, et par un attentat punissable se sont pressés pour faire une dernière moisson aux dépens des misérables débiteurs, imitant en cela les plus impitoyables corsaires qui se hâtent d’égorger ceux que le malheur a jeté entre leurs mains, quand ils voient arriver le secours qui leur doit enlever leur proie. Que depuis la vérification de cette ordonnance les prisons se trouvent si remplies, qu’à peine y reste-t-il place pour ceux que l’on y mène tous les jours. Qu’il y a un nombre incroyable de familles que cette persécution a réduite à la dernière langueur. Que même dans un temps où Votre Majesté occupe si glorieusement les armes à conquérir son propre héritage, il y a dans les prisons de France plus de dix mille personnes qui ont servi ou qui pourraient servir très utilement dans les armées, s’ils étaient en liberté ; ce qui fait voir que ceux qui les retiennent sont très mal affectionnés au bien de votre service. Que ce qui leur a donné la hardiesse de redoubler ainsi leurs persécutions, c’est qu’ils y ont été favorisés par l’intérêt de quelques mauvais juges, que la sainteté de ces ordonnances a sensiblement alarmés ; parce qu’elle les doit détrôner de l’insolente tyrannie qu’ils avaient usurpé sur vos sujets : Que par ces raisons les suppliants se voyant destitués du secours qu’ils devaient attendre des juges, sont obligés d’avoir recours à la bonté de Votre Majesté l’asile immanquable des opprimés. À ces causes, Sire, et attendu que ceux qui ont causé le retardement de cette grâce, ne l’ont fait que pour gagner du temps, dans la criminelle espérance qu’ils ont eue qu’un mauvais succès de vos armes vous empêcherait d’achever ce saint ouvrage, qui devait vous attirer les bénédictions de toute la France, et donner des bornes à l’injuste oppression, sous laquelle ils font soupirer tous les gens d’honneur. Que tous vos sujets seront plus soulagés de la réformation des abus de la Justice, qu’ils ne le pourraient être de la décharge entière des tailles et de toutes sortes d’impositions, puisque dans la seule Ville de Paris les frais de Justice coûtent plus de vingt millions de livres tous les ans, dont les procès pour les prisonniers sont une bonne partie. Qu’il y a un million de personnes en France, qui au lieu de servir dans vos Armées, où ils pourraient aider par leur sang à vous rendre l’Arbitre absolu de l’Univers, s’occupent honteusement à ruiner par leurs chicanes la plus saine partie de vos sujets. Que quelque répugnance qu’ait les gentilhommes à payer la taille, il leur serait avantageux de s’y soumettre, s’ils étaient assurés que cela les dût racheter de la funeste malédiction des procès : et qu’enfin le charitable soin que Votre Majesté a pris de soulager vos sujets par la réforme des abus de la Justice, a beaucoup contribué à vous attirer ces heureuses influences du Ciel, qui attachent inséparablement la Victoires à vos Armes ; il vous plaise en faveur de tant de triomphes qui tiennent toute l’Europe en suspens, et font qu’elle vous regarde aujourd’hui comme celui que le Ciel a destiné pour la Monarchie universelle, faire donner dès à présent à tous les prisonniers de France détenus pour dettes et intérêts civils, la liberté que l’on tâche de différer jusqu’à la Saint-Martin, et pour cet effet en donner la commission à tel officier de vos gardes qu’il vous plaira, et non pas à des juges ordinaires qui pourraient éluder l’effet de cette grâce, ou la faire acheter trop cher, et les suppliants feront gloire d’employer cette heureuse liberté, et leur vie même, pour votre service, et redoubleront leurs vœux pour la prospérité et santé de Votre Majesté. »
Louis XIV est sacré officiellement à Reims le 7 juin 1654. S’il laisse les affaires politiques à Mazarin, c’est bien lui qui accède à la requête des prisonniers pour dettes des prisons royales de Paris, quelques jours seulement après son sacre.
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« DE PAR LE ROI.
Aujourd’hui douzième jour du mois de juin mille six cent cinquante quatre : Le Roi étant en la Ville de Reims, Messire Pierre du Cambout de Coislin, Abbé de Saint-Victor, Conseiller du Roi en ses Conseils, et premier Aumônier de sa Majesté, s’est transporté au siège royal de la Ville de Reims, où étant, a dit qu’il avait ordre du Roi porté par l’arrêt du dixième dudit mois de juin, de déclarer qu’après avoir fait examiner en son Conseil, par Monsieur le Chancelier, Messieurs les Conseillers d’Etat, et Messieurs les Maîtres des Requêtes, les déclarations présentées par les prisonniers qui s’étaient rendus volontairement aux Prisons Royales, Sa Majesté leur aurait accordé la grâce suivant les résolutions qui en auraient été prises ; que c’était auxdits prisonniers criminels, d’être bien reconnaissants de la grande bonté du Roi, qui avait changé si heureusement les peines que pouvaient mériter leurs crimes en grâce et miséricorde, et qu’ils eussent à servir fidèlement sa Majesté : Que les greffiers déchargeraient leurs écroux, en payant au geôlier leurs gîtes et geôlages, à raison de dix sols chacun, qu’ils les mettraient en liberté, à la charge de prendre dans six mois les lettres d’abolition accordées ; et que pendant ce temps, le Roi défend de les arrêter prisonniers. »