« Dans les prisons de la Santé, du Cherche-Midi et de Fresnes », par Jean Suret-Canale
Par Jacky Tronel | samedi 25 février 2012 | Catégorie : Dernières parutions, DES HOMMES… | Pas de commentaireGéographe et historien anticolonialiste de l’Afrique, homme de lettres, Jean Suret-Canale (27 avril 1921 – 26 juin 2007) est un militant communiste. Arrêté le 26 septembre 1940 par la police française, livré aux Allemands, condamné par le tribunal militaire du Gross Paris, il séjourne dans les prisons parisiennes de La Santé et du Cherche-Midi. Libéré le 12 février 1941 de la prison de Fresnes, il est nommé responsable des Étudiants communistes de Toulouse, puis instructeur interrégional des Jeunesses communistes à Montpellier et à Limoges, jusqu’à la Libération. En 1945, Jean Suret-Canale est élu membre du comité national des Jeunesses communistes.
Arrestation rue Mabillon, à Paris
« Le 26 septembre 1940, peu avant le couvre-feu et après une tournée de collage et de distribution de tracts – celui de l’appel du 10 juillet 1940 [recto – verso] signé Maurice Thorez et Jacques Duclos – opérée dans le Quartier Latin en compagnie de Pierre Daix, nous nous sommes séparés. Alors que je rentrais chez moi, 23 rue du Four, comme il me restait du matériel j’ai voulu continuer, à tort, à l’utiliser sur mon passage.
J’ai été pris et arrêté en train de coller des papillons sur les murs de la rue Mabillon – et non sur les murs du Marché Saint-Germain, rue Clément, comme indiqué par erreur dans le texte allemand de ma condamnation [recto – verso]. Après mon arrestation par la police française, j’ai été conduit au commissariat situé rue Bonaparte et j’ai passé la nuit au dépôt, dans les sous-sols du palais de Justice.
Écroué à la prison de la Santé
Puis, en panier à salade, j’ai été transféré à la prison de la Santé, où deux divisions hébergeaient les détenus remis aux autorités allemandes.
Dans un premier temps, j’ai été écroué à la 3e division. Nous étions trois dans la cellule. J’étais avec un jeune communiste de La Courneuve, Georges Gaudray, électricien, et un jeune collaborateur nommé Normand. Il appartenait au Jeune Front, dirigé par Robert Hersant (futur patron du Figaro) qui avait une permanence installée sur les Champs-Élysées et dont les membres paradaient en uniformes d’inspiration nazie, en saluant le bras levé. Il s’était fabriqué une fausse carte de la Gestapo grâce à laquelle il raquettait les commerçants juifs, jusqu’à ce qu’il soit arrêté, remis aux mains des autorités allemandes, puis écroué.
J’ai ensuite connu l’encellulement solitaire, à la première division de la Santé, la plus ancienne. Les murs n’avaient pas été repeints depuis au moins la fin du siècle précédent. On pouvait y lire des graffitis datés des années 1880, ainsi que ceux des déserteurs de la guerre 1914-1918. Il n’y avait pas d’eau courante et les cabinets, mal clos par un couvercle de bois, communiquaient directement avec une fosse d’aisance ; d’où une odeur pestilentielle. Les trous dans les murs et les attaches du lit métallique grouillaient de toutes les variétés de vermine (punaises, poux, morpions)… »
À la prison allemande du Cherche-Midi
« Le 7 novembre, j’ai été transféré au Cherche-Midi. L’état des locaux était impeccable, désinfecté et peint à neuf. Nous étions en chambrées de 40 personnes. Il y avait un espace douches et toilettes attenant à la chambrée. Celle-ci était chauffée par un poêle, que nous devions alimenter.
Le matin, une gamelle d’ersatz de café, à midi une petite portion de « rata », excellente, avec de la viande et des pommes de terre – c’était l’ordinaire des soldats allemands – mais en rations minimes, deux ou trois bouchées ! Le soir, un morceau de pain avec une rondelle de saucisson, un dé à coudre de margarine ou un demi-cornichon. Il y avait aussi du miel artificiel, mais c’était le gardien et le prévôt (chef de chambrée) qui se le réservaient. À l’intérieur de la chambrée, on nous laissait une paix royale, à la différence des prisons françaises où, sous la surveillance constante des matons, on nous interdisait de nous étendre sur la couchette pendant la journée.
Sur les 40 détenus qui composaient notre chambrée, nous étions une quinzaine de jeunes communistes, dont un groupe venant de La Courneuve et des communes avoisinantes. Il y avait parmi eux Georges Gaudray – surnommé Trompe-la-Mort tant de fois il avait réussit à y échapper – Le Gall, André Basset, ainsi qu’un jeune de Nanterre âgé de 16 ans dont j’ai oublié le nom. Parmi les autres détenus, il y avait des gens accusés d’avoir tenu des propos anti-allemands, de détention d’armes, de trafic de devises, et même de fabrication et de vente de photos pornographiques aux soldats allemands. Enfin, les occupants d’un car venu de Belgique, partis au moment de l’exode, qui avaient voulu au mois de septembre retourner en Belgique et qui avaient été arrêtés sur la ligne de démarcation. C’était des Juifs de Anvers et de Bruxelles. Le prévôt, était un Lorrain de Merlebach, zélé propagandiste nazi. Sans doute avait-il quelque délit à se faire pardonner.
Il y avait périodiquement des appels dans la cour, interminables. Je me souviens de l’un d’eux. Un des prisonniers, un pauvre hère, semi-clochard, avait répondu à l’appel de son nom. Appelé une deuxième fois, croyant qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre, ne répondit pas. Au bout d’un moment, les Allemands s’aperçurent qu’il s’agissait de lui. Il avait été inscrit deux fois. Il fut emmené et sévèrement battu et revint avec plusieurs côtes cassées. Je faillis subir le même sort. À la lettre H, on appela “ Huret, Camille-Victor ”. Pas de réponse. Après un temps de silence, je compris que mon nom Suret-Canale Jean Jules Victor pouvait avoir été estropié et je me suis demandé s’il ne s’agissait pas de moi. En effet, je ne figurais pas sur la liste sous mon vrai nom. Il a été rectifié par la suite. Mais mes compagnons me dirent qu’ils avaient eu chaud pour moi… »
Condamné par un tribunal militaire allemand
« Au bout d’un certain temps – dans mon cas ce fut le 12 novembre – nous étions convoqués au bureau du commandant de la prison. Face à lui, l’interprète nous traduisait la sentence. Le jugement avait lieu in absentia, sur dossier (dans mon cas, et dans la plupart des cas, fourni par la police française). Sa lecture achevée, l’interprète concluait : “ Vous avez trois jours pour faire appel ”. Et, mezzo voce, “ On vous conseille de ne pas faire appel : si vous faites appel, vous aurez le double ”. Je fus pour ma part condamné à trois mois de prison, à compter du 12 novembre, jour de ma comparution, autrement dit, prévention non comptée. Le commandant commenta : “ Bons juges, très indulgents. En Allemagne, fusillé tout de suite ! ”
N’ayant pas établi de jurisprudence, les juges militaires allemands condamnaient selon leur humeur : des gens qui n’avaient pratiquement rien fait pouvaient écoper de lourdes peines (six mois, un an, deux ans de prison), d’autres de peines légères. Il y a ce Français vivant dans un pavillon de banlieue, parti de chez lui lors de l’exode. Quand il revient au mois de septembre, il trouve sa maison occupée par des soldats allemands. Dialogue de sourds : les soldats ne parlent pas un mot de français et lui pas un mot d’allemand. Comme il insiste pour rentrer chez lui, les Allemands se fâchent… Un Feldwebel le saisit au collet et le conduit à l’Ortskommandantur. Là, il est enfermé dans un réduit. On cherche l’interprète. Il est introuvable. Le soir, il est transféré à la prison du Cherche-Midi. Il demande à s’expliquer, répète qu’il s’agit d’une erreur. Chaque jour il demande à être entendu. On lui répond que le moment viendra. Il est enfin convoqué au bureau du commandant de la prison. “ Enfin, je vais pouvoir m’expliquer ” se dit-il. Et là, l’interprète lui lit la sentence : “ Vous êtes condamné à six mois de prison pour violation de domicile ”. – “ Mais je voulais juste rentrer chez moi ! ” – “ Il fallait vous expliquer ! ” – “ J’ai essayé, mais personne n’a voulu m’entendre ! ” – “ Bien, le Tribunal n’a pas de temps à perdre avec ce genre de sottises : vous ferez vos six mois de prison, vous n’en mourrez pas. Au suivant… ”
Un autre cas concerne deux messieurs âgés, voisins de palier. Au passage d’une de leurs voisines qui reçoit des officiers allemands, ils font des réflexions à haute voix. Cette personne les a dénoncés à ses protecteurs. Une arrestation s’ensuit. Chez l’un d’eux, le gendre et le petit-fils sont en visite. Tout le monde est arrêté et condamné pour diffamation calomnieuse. Les deux plus vieux écopent de deux ans de prison, le gendre d’un an et le petit-fils de six mois !
Le 12 novembre, appelé au bureau du commandant, j’ai vu et entendu au passage – les portes des bureaux étant restées ouvertes – des étudiants ou lycéens manifestants du 11 novembre en cours d’interrogatoire. Les occupants d’une chambrée voisine, des Autrichiens, anciens des Brigades internationales, nous dirent avoir entendu pendant la nuit les cris de jeunes gens passés à tabac dans la cour. L’un criait “ Maman, maman ! ”, un autre “ Achevez-moi ! ”. Parmi ces lycéens arrêtés suite à la manifestation du 11 novembre sur les Champs-Élysées, certains étant encore des enfants. Il y eut de sévères passages à tabac. »
Transfert à la prison de Fresnes
« Au début du mois de décembre, j’ai été transféré à Fresnes et placé à nouveau en cellule, seul. Il y faisait un froid glacial. La nourriture était réduite à une demi-boule de pain (environ 300 grammes) qu’il fallait émietter pour en extraire les cadavres de vers de farine dont elle était remplie. Avec cela le matin était servi un ersatz de café et deux gamelles par jour de bouillon de rutabagas, avec quelques morceaux de ce légume… si l’auxiliaire distribuant la soupe était bien disposé. Ce n’est que très rarement que l’on pouvait y trouver quelques haricots et de rares fragments de viande.
Le 12 février 1941, à ma sortie, je dus m’y reprendre à plusieurs fois pour atteindre la station de métro. Je pesais 47 kilos pour une taille de 1,76 m. Il me fallut plus d’un mois pour pouvoir m’alimenter à nouveau normalement. »
De la libération à la Libération…
Libéré le 12 février 1941 de la prison de Fresnes, Jean Suret-Canale est envoyé en zone libre, à Toulouse. Il est nommé responsable des Étudiants communistes de Toulouse, puis instructeur interrégional des Jeunesses communistes à Montpellier d’abord, à Limoges ensuite, jusqu’à la Libération. De janvier à juin 1945, il occupe les fonctions d’instructeur interrégional des jeunesses communistes en Alsace-Lorraine puis est élu, en 1945, membre du comité national des Jeunesses communistes.
Sources…
Tapuscrit remis à l’auteur du blog par Jean Suret Canale : « Pour l’essentiel, ce récit a été rédigé pendant mon séjour à Fresnes, publié sous le titre Tracts 1940 dans La Nouvelle Critique, n° 5, 1949. »
Le 29 septembre 2006, nous avions rencontré Jean Suret-Canale à La Roquille, en Gironde, pour une interview, filmée par Camille Bonnemazou (ESCoM-FMSH, Paris). Photo (ci-dessus) Jacky Tronel.
Novembre 1940 à la prison du Cherche-Midi in Le Patriote Résistant, mai 2004.
Biographie parue en mars 2011 : Suret-Canale, de la Résistance à l’anticolonialisme de Pascal Bianchini, Éditions L’Esprit Frappeur, 253 pages, Essai (broché), ISBN 2844052444. Notes de lecture ici.