Témoignage d’un « Indésirable Français » interné au Sablou

Centre de séjour surveillé du château du Sablou, Dordogne, 1940, l'appel et le salut au drapeau, collection Claire Frossard

« Président du Comité cantonal de Surgères contre le fascisme et la guerre », Paul Caillaud est arrêté au mois de mai 1940. Qualifié d’IF (Indésirable Français) en vertu du décret-loi du 18 novembre 1939, il fait l’objet d’une mesure d’internement administratif. Après un court séjour à la citadelle de Saint Martin de Ré, il est transféré au centre de séjour surveillé du Sablou, en Dordogne, avant d’être « transporté » dans l’un des camps français d’Afrique du Nord où il reste détenu jusqu’en mars 1945. Sous le pseudonyme de Paul d’Hérama, l’instituteur Paul Caillaud publie le témoignage de son internement dans quelques-uns des centres de séjour surveillés de France et d’Afrique du Nord. Voici le récit de son arrivée au camp du Sablou…

Témoignage de Paul Caillaud

« Devant la gare de Montignac, nous étirant les membres sur le terre-plein, nous avions déposé nos valises et nos colis, attendant la suite de notre aventure. En face de nous, en contre-bas, l’élégante cité périgourdine se massait sur les rives de la Vézère. Deux camionnettes légères venaient chercher, par petits groupes, les voyageurs et les bagages. Après la traversée de la ville, ce fut l’ascension sur les hauteurs dominant le paysage, par une route en lacet, et le passage parmi de vastes châtaigneraies, avec des ravins verts, des fermes isolées et des horizons tourmentés.

Jean-Christophe Chartroule, Périgord ULM

Photo aérienne du château du Sablou, © Jean-Christophe Chartroule, Périgord ULM

Au bout de quelques kilomètres, au sein d’un massif imposant de hauts arbres, le château du Sablou nous apparut, spacieux bâtiment rectangulaire de deux étages, couvert d’ardoises. Un large espace, transformé en jardin, bordait sa façade, donnant à l’est ; à l’ouest, c’était la cour des internés, avec une citerne au centre, et une aile de dépendances, jadis granges ou écuries, aujourd’hui logements pour surveillés politiques. À l’angle nord des constructions, se dressait une modeste tour reliée à une aile courte de bâtisses, dont les fondations descendaient très bas, formant trois étages en bordure du promontoire où se perchait Le Sablou.

Des fils de fer barbelés, cette fois, et non des remparts [l’auteur vient de séjourner à la citadelle de Saint-Martin-de-Ré], nous séparaient du reste du monde.

Façade du château du Sablou telle qu'elle se présente aujourd'hui. Photo Francis Guichard.

Façade du château du Sablou telle qu’elle se présente aujourd’hui. Photo Francis Guichard.

Le Centre de Séjour Surveillé du château du Sablou

Je ressentis un léger frisson. Épaisses, hautes, les rangées de barbelés étaient longées par un chemin de ronde où, jour et nuit, cinq sentinelles veillaient, fusil chargé et baïonnette au canon, sans compter le factionnaire de garde dans la guérite de l’entrée. Tout proche, se tenait le poste de police, occupé par de jeunes militaires de l’active.

Il était midi et demi quand commença notre défilé devant les officiers du bureau, installés sur des tables en plein air, entre les barbelés et la chapelle située au nord de la cour, près du portail. Interrogatoire, fouille des portefeuilles et des bagages, inscription… Puis le capitaine commandant le camp [le capitaine Saule], nous fit mettre en cercle autour de lui.

Groupe de « surveillés » du centre de séjour surveillé du château du Sablou, photo Claire Frossard.

Groupe de « surveillés » du centre de séjour surveillé du château du Sablou, coll. Claire Frossard.

Sec et nerveux, ses trois galons dorés entourant ostensiblement les manches de sa tunique d’officier d’infanterie, sa cravache — une longue badine — en perpétuel frétillement le long de sa jambe droite, le sexagénaire au visage anguleux, au menton proéminent, aux yeux bleu pâle ridiculement menaçants sous des sourcils volontairement froncés, nous tint ce discours de “ bienvenue ” :

“ Messieurs, je n’ai pas à vous féliciter de faire votre entrée au Sablou ! Ce que vous êtes, pas besoin de vous le demander : des individus dangereux ! Des traîtres à la Nation !… Messieurs, pendant que la France est défendue pied à pied héroïquement par notre vaillante armée, vous, messieurs, vous êtes ceux qui avez permis à l’étranger de fouler notre sol ! Par votre politique abominable, par votre sabotage des lois et des règlements, par votre propagande éhontée contre la Famille et la Patrie !… C’est vous, les responsables de la situation, mauvais législateurs ! mauvais juristes ! mauvais gouvernants !… ”

Là, le capitaine, rouge comme une écrevisse, toussota une minute, apparemment empêtré dans son mouvement oratoire ; puis, les traits encore plus menaçants de fureur, il acheva sa diatribe sur cette encourageante péroraison :

“ Ce que je devrais faire de vous, messieurs ?… Douze balles dans la peau ! Douze balles !… Je regrette ! N’en ai pas l’ordre ! Sans quoi, ça serait déjà fait !… Mais prenez bien garde ! Le premier qui marche de travers ou qui essaie de franchir ces barbelés n’y coupe pas !… Pensez-y, messieurs ! Pensez-y ! ”

Le capitaine pencha la tête, eut l’air de ruminer une rallonge à sa harangue, fit deux pas, un demi-tour ; deux pas encore, un autre demi-tour et, revenu à sa place, releva la tête… Sa physionomie s’était radoucie.

“ Messieurs, reprit-il, je n’ai plus rien à vous dire pour le moment. Vous n’avez pas mangé ?… Pas ma faute, mais celle de ceux qui vous ont expédié de Saint-Martin-de-Ré… Ont bien mal compté votre ravitaillement de route !… Je n’ai rien pour vous, mais on va tâcher de vous distribuer quelques boules de pain. Vous trouverez du vin remboursable à côté des cuisines. Ce soir, vous aurez un vrai repas. Allez, messieurs !… Pensez-y, messieurs ! Pensez-y ! ”

Deux heures plus tard, parmi un groupe de Saintongeais, de Girondins et de Gascons, je me trouvai logé dans l’aile attenant à la vieille tour, en une sorte de grenier plâtré de frais, faisant étage au-dessus du corps de garde. Un cadre de bois, avec des bâtons transversaux comme sommier, une paillasse, un sac de couchage, trois couvertures, formaient la literie des internés. Nous nous entassâmes une quarantaine dans un espace à peine suffisant pour quinze ou vingt. Mais on y jouissait d’un plancher, de murs propres, d’une belle vue sur l’extérieur par deux minuscules fenêtres à solides barreaux de fer : cela donnait l’impression d’être un peu moins emprisonné.

Mon installation achevée, je descendis dans la cour. Le soir était venu, un beau soir du jeune été mûrissant. Autour du vieux domaine niché sur sa plate-forme restreinte, au-delà des profonds ravins l’entourant et qui demeuraient mystère pour nous, hôtes du Sablou, des coteaux escarpés et rudes se dressaient, tout mauves, sous le ciel orangé où le soleil avait décliné, à l’ouest du chétif village de Fanlac. Des étoiles étincelaient, jaillissant peu à peu du firmament qui s’assombrissait graduellement.

Trop merveilleux décor, hélas ! pour des hommes qu’on avait arrachés aux épouses, aux enfants, aux vieux parents !

Garde à vous !…

Un maigre sergent-chef retenait immobiles les vingt files de seize hommes alignées sur la pelouse, pour l’appel du matin, chaque file constituant un groupe.

L'appel et le salut au drapeau dans la cour du château du Sablou. Coll. Claire Frossard.

L’appel et le salut au drapeau dans la cour du château du Sablou. Coll. Claire Frossard.

Dans les trois grands sapins de la cour, de rares moineaux piaillaient. Sous les pieds des hommes, l’herbe courte et râpée de la pelouse était encore mouillée. En face de la formation silencieuse des surveillés, la chapelle dressait sa masse inesthétique au fronton de style pompier, sur lequel se lisait cette épitaphe gravée dans la pierre : “ Ora pro nobis ” [“ Priez pour nous ”].

Au 16e groupe depuis trois jours, j’accomplissais déjà machinalement le rite matinal quotidien, sous le commandement nasillard du sergent-chef que l’on avait baptisé “ Garde à Vous ”, car, à tout instant, il poussait cet ordre ainsi qu’un “ cocorico ”… »

Source :

Paul d’HÉRAMA, Tournant dangereux – Mémoires d’un déporté politique en Afrique du Nord (1940-1945), imprimerie Jean Foucher & Cie, La Rochelle, 1957.

Paul Caillaud, alias Paul d’Hérama, est arrêté au mois de mai 1940, en tant que « Président du Comité cantonal de Surgères contre le fascisme et la guerre ». Interné politique au Sablou, il est transféré dans l’un des camps français d’Afrique du Nord où il reste détenu jusqu’en mars 1945. Exclu du parti communiste peu après, il conclut ainsi son récit : « Aussi, la conscience en paix – et sans haine – je fus soulagé de sentir mon esprit vraiment libéré et de retrouver, enfin, mon libre arbitre… »

À lire également sur ce blog :

Le Sablou, camp d’internement pour “indésirables français” en Dordogne : lien

Polémique autour de la plaque commémorative du camp du Sablou : lien

2 Commentaires de l'article “Témoignage d’un « Indésirable Français » interné au Sablou”

  1. Da Costa dit :

    Bien que mon commentaire n’ait rien a voir avec les faits historiques publiés dans ce blog, je voulais seulement ajouter que ce beau château a aussi été utilisé pour les colonies de vacances de la commune d’Alfortville (94140), il y a plus de 40 ans… et j’y étais !
    Voir => http://alfortvilleconf.canalblog.com/archives/2008/09/18/10495459.html
    et => http://alfortvilleconf.canalblog.com/archives/2008/09/24/10495678.html
    Merci

  2. Rougier dit :

    J’y suis allée dans les année 1970. C’était une colonie de vacances. J’y ai passé de très bons moments. J’ai cru comprendre que ça a été racheté et que c’est maintenant des gites…

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